Entretien avec Michel Maffesoli : « le retour de l’idée de mort va être un élément essentiel de la postmodernité »

Michel Maffesoli est Professeur émérite à la Sorbonne. Membre de l’Institut universitaire de France, son prochain livre « La nostalgie du sacré » doit paraître le 20 mai (Edtions du Cerf)

R/ Nous vivons une expérience historique paradoxale. Vécus collectivement à l’échelle planétaire, ce drame se joue aussi dans l’intimité de nos foyer. Ce télescopage du global et l’hyper-proche fait t-il du Covid-19 la première crise de la post-modernité mondialisée ?

Il convient tout d’abord de rappeler que lorsqu’on regarde sur la longue durée les histoires humaines, c’est régulièrement que l’on voit resurgir le phénomène d’épidémie. Je vous fais grâce des divers exemples, ceux de l’empire romain ou ceux du Moyen-Âge, il suffit de rappeler que curieusement, voire mystérieusement, ces épidémies sont corrélatives d’une décadence ou de la fin d’une époque.

C’est en ce sens que le Covid-19 peut être analysé comme signifiant la saturation d’une modernité triomphante où le progrès fut le grand mythe collectif.

En ce sens, on peut comprendre la crise sanitaire comme l’indice le plus net d’une crise civilisationnelle ou encore comme crise sociétale. Je précise qu’il ne s’agit pas pour moi d’un « drame », mais véritablement du retour du tragique dans nos sociétés. Le progressisme on s’en souvient, dans la foulée de la philosophie de l’Histoire de Hegel consistait à croire qu’il y avait une solution, une résolution pour tous les problèmes (c’est cela que signifie étymologiquement le mot drame). Souvenons nous à cet égard de la formule de Karl Marx : « L’Humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre ». C’est cet optimisme un peu niais, mais largement répandu chez les élites modernes qui est quelque peu tourneboulé par le virus en question. D’où le retour du tragique : symbolisant le fait que bien vivre consiste à accepter la mort.

En effet, on peut dire que le tragique est une expression de la postmodernité comme le drame a été celui de la modernité.

R/ Pensez-vous que le confinement pourrait entrainer des transformations dans les rapports sociaux ? Comment nos modèles de sociabilisation pourraient en être modifier ?

Je n’ai pas beaucoup de compétences pour apprécier les effets médicaux du confinement. Ce que je peux dire c’est que cela ne manque pas de ressembler à ce que Michel Foucault appelait assignation à résidence. Ou encore ce qui était la grande idéologie bourgeoise, la protection assurée par le mur de la vie privée, qui était intangible et permettait de sauvegarder la cellule familiale. Ce qu’il me paraît intéressant d’observer, c’est la symbolique des balcons, témoignage d’une autre manière d’être ensemble, au-delà ou en-deçà de la peur de l’épidémie. France, Italie, Brésil, nombreux sont les exemples qui montrent qu’une fois l’assignation à résidence imposée, se manifestera un désir d’être ensemble, ce que pour ma part j’ai nommé un idéal communautaire en gestation.

Pour le dire en des termes qui me sont chers, se développera non pas une simple sociabilité purement rationnelle et extérieure, mais une socialité mettant en jeu toute une série de rêves, de fantasmes ou d’inconscients collectifs.

R/ A la fois isolé physiquement et connecté par les chaines d’infos et internet, l’individu risque t-il de sombrer dans une forme de dépression devant la révélation de son impuissance sur son destin ?

Tout d’abord je considère que le terme ou le mot individu, largement utilisé par l’intelligentsia ou les élites modernes n’est plus de mise. N’oublions pas que l’individualisme épistémologique inauguré par le cartésianisme, conforté par la Réforme protestante et théorisé par la philosophie des Lumières, même s’il reste l’élément essentiel de l’idéologie dominante est totalement mis en question dans la vie concrète et quotidienne. Je m’en suis expliqué dans mon livre Le Temps des tribus, dans lequel j’explique, certainement d’une manière prémonitoire que l’individu Un est en train d’être remplacé par la « personne » plurielle.

D’un point de vue philosophique, l’individu peut potentiellement être maître de son histoire et de l’histoire du monde en général. Pour le dire d’une manière résumée, c’est le schéma de Jean-Jacques Rousseau bien défini dans deux de ses livres, L’Émile et le Contrat social. À l’opposé de cela, la personne est confrontée non pas à une histoire maîtrisable, mais à un « destin » qu’il faut accepter et que l’on affronte collectivement. Cet affrontement au destin n’implique en rien une possible dépression, mais au contraire conforte le « courage ». Je reprends souvent, à cet égard, la douteuse mais fort judicieuse étymologie de Joseph de Maistre, « dans le mot courage, il y a cœur et rage. »

C’est il me semble la tendance du moment et il est intéressant de noter qu’au-delà des médias mainstream, n’étant plus du tout en phase avec l’esprit du temps, ce qui est en train de prédominer, ce sont les réseaux sociaux, les forums de discussion, en un mot Internet, où l’on rentre en contact avec l’autre, ce qui permet ce que j’ai nommé l’affrontement au destin collectif. Je rappelle à cet égard ma définition de la postmodernité : « synergie de l’archaïque et du développement technologique », en d’autres termes, les tribus et Internet. Archaïque signifie ce qui est premier, fondamental, le retour du spirituel, le retour du culturel, le retour des solidarités communautaires, tout cela trouvant l’aide du développement technologique.

R/ On à l’impression que la maladie et la mort s’invitent de nouveau dans l’imaginaire collectif . Comment leur faire une place ? 

Je l’ai indiqué plus haut, toute la modernité a consisté à évacuer l’idée de Mort et des divers problèmes qui lui étaient liés. À mon sens et je m’en explique dans mon prochain ouvrage, La Nostalgie du sacré (parution 20 Mai), le retour de l’idée de mort va être un élément essentiel de la postmodernité. C’est cela, je le rappelle ce que Miguel de Unanumo nommait « le sentiment tragique de l’existence ». Pour ma part je considère que ce sentiment est une manière non pas de nier, ou de dénier la mort, mais de s’en accommoder en « l’homéopathisant » et en la ritualisant. C’est ce que certains médecins nommaient judicieusement « vivre sa mort de tous les jours ». Il est à cet égard intéressant de noter qu’alors on avait évacué l’idée même de rituel, ceux-ci retrouvent une force indéniable dans l’organisation de la vie sociale. Au-delà de la grande prétention progressiste de dépasser la mort, culminant dans la notion de « l’homme augmenté » propre au transhumanisme, on voit naître dans l’inconscient collectif, cette notion auquel il faudra être de plus en plus attentif, le retour du sentiment de finitude, ou de déréliction, ce que nous invitait à penser l’œuvre magistrale du philosophe Heidegger.


R/ Vivre en vrai une situation que l’on ne pensait réservée qu’a l’imaginaire pourrait t-il conduire à l’émergence de nouvelle expressions politique ou culturelles ? 

Il y a dans la tradition française une antique et constante stigmatisation de l’imaginaire. De Descartes à Jean-Paul Sartre, n’oublions pas que l’imagination a toujours été considérée comme la folle du Logis, en bref ce qui ne permettait pas le bon fonctionnement de la raison. C’est sur la base de ce rationalisme que s’est élaborée toute l’organisation sociale moderne, fondement du politique, réservant, d’ailleurs, au culturel, une place minime. Souvenons-nous à cet égard de cette ridicule expression, mais signifiant bien la place de la culture, « le 1% culturel ».

Nombre d’esprits aigus ont bien montré, qu’au contraire, l’imaginaire était au fondement de toute vie en société. Je souligne à cet égard l’œuvre magistrale de mon regretté maître Gilbert Durand qui a bien montré, dès les années 60 que l’imaginaire constituait une « structure anthropologique ». Gustave Le Bon également à sa manière soulignait l’importance du rêve dans la structuration sociales. Notons enfin le rôle que faisait jouer Georges Sorel au mythe pour toute civilisation.

C’est en ce sens que l’imaginaire va constituer, dans la postmodernité, une autre manière d’être ensemble, n’est-ce pas cela que l’on appelle le politique ? et bien sûr les expressions culturelles qui sont corrélatives de cette politique. Il est une expression fort intéressante du philosophe espagnol Ortega di Gasset, qui résume bien cette position en reprenant ce terme kantien d’impératif, il parle « d’impératif atmosphérique », climat dont nous sommes tributaires et c’est un tel climat ou une telle atmosphère que le mot imaginaire résume bien. D’où l’importance qu’il convient d’accorder à ce terme pour comprendre le changement civilisationnel en cours.

R/ Quelle serait votre vision du monde d’après ? 

Il est difficile d’exprimer avec précision la vision du monde d’après la crise que nous vivons, sinon qu’à mon sens, ce monde d’après est déjà là. En la matière resurgissement de ces valeurs que l’on considérait comme étant ou devant être dépassées, valeurs simples telles que la solidarité, la générosité, l’échange qui définissent, sur la longue durée, tout être ensemble. À mon sens, c’est « l’être avec » qui va être la grande caractéristique de la postmodernité.

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