William Morris : La société de l’avenir
Conférence que William Morris devait donner devant la section de la Ligue Socialiste de Hammersmith le 13 novembre 1887, le fameux «Dimanche Sanglant». Aussi la reporta-t-il d’une semaine puis la donna encore cinq fois ici et là. Elle fut publiée dans Commonweal, la revue hebdomadaire de la Ligue Socialiste.
In L’ÂGE DE L’ERSATZ, et autres textes contre la civilisation moderne Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996.
Nous, socialistes, qui revendiquons une transformation sociale propre à émanciper le travail et à jeter ainsi les bases d’une nouvelle société, nous nous contentons de réclamer ce que nous croyons nécessaire à l’avènement sans doute imminent de cette société. Nous préférons cela à l’élaboration de schémas utopiques et complexes pour l’avenir. Le monopole des moyens de production doit disparaître : ceux qui participent à la production marchande doivent pouvoir user eux-mêmes, à tout moment, des biens qu’eux seuls créent, sans âtre contraints d’en abandonner la meilleure part au propriétaire oisif. Nous croyons aux vertus régénératrices de cette honnêteté élémentaire et pensons que le monde ainsi libéré entrera dans un nouveau cycle de progrès. Nous sommes prêts à assumer, avec sérénité, tous les désavantages qui pourraient résulter de ce nouveau développement ; nous sommes certains que se débarrasser de ce système sera en tout point bénéfique, puisqu’il réunit en lui presque tous les inconvénients. Nous sommes persuadés qu’en mettant fin à un système de production déliquescent et déficient on n’abolira pas les avantages acquis mais on les mettra au contraire à la disposition de tous, au lieu d’en limiter la jouissance à quelques-uns. En un mot, après avoir examiné les conditions générales actuelles, nous en avons conclu qu’aujourd’hui le rôle des réformateurs est moins de prophétiser que d’agir. Nous devons donc utiliser les moyens en notre possession pour remédier dans l’immédiat aux maux qui nous accablent, et laisser aux générations futures le soin de défendre la liberté que nos efforts leur auront acquise, et d’en jouir.
Toutefois, nous savons plus ou moins quelle voie empruntera le monde dans un futur proche : le cours de l’histoire passée nous l’enseigne. Nous savons en outre que le monde ne peut pas revenir sur ses pas et que les hommes, dans la nouvelle société, développeront promptement leur corps et leur esprit ; dans l’ensemble, ils rempliront leurs devoirs envers la communauté bien mieux que ne l’ont fait les générations précédentes. Ils ressentiront davantage la nécessité de s’associer dans leur travail et dans leur vie en général. L’amélioration des conditions matérielles qu’entraînera un travail libre laissera à tous plus de loisirs et plus de temps pour penser. Les tentations ayant changé, le nombre de crimes diminuera. Enfin, le développement du bien-être et de l’éducation nous délivrera progressivement de nos maux, tant corporels que spirituels. En bref, nous savons que le monde ne peut progresser dans les domaines de la justice, de l’honnêteté et de la bienveillance sans que ne s’améliore l’ensemble des conditions matérielles d’existence.
Mais à côté de ce que nous savons, qui nous incite à organiser l’agitation en faveur d’une transformation sociale radicale, il y a ce que nous ne savons pas et que nous pouvons seulement imaginer. Cette image de l’avenir, cet espoir, ce rêve si vous voulez, attireront à leur tour au socialisme tous ceux qu’un simple raisonnement, fait de déductions scientifiques ou politico-économiques et d’arguments tirés des théories les plus pertinentes, ne toucherait pas le moins du monde. L’homme acquiert ainsi la capacité d’examiner ses motifs d’espoir et le courage de mener à bien ses réflexions qui seraient sinon, comme l’a dit un roi arabe à propos de l’arithmétique, trop ennuyeuses pour qu’on les approfondît.
En fait, les partisans de la révolution sociale se divisent, comme les autres, en deux familles d’esprit : ceux qui sont portés à l’analyse théorique et ceux qu’attire surtout l’activité constructive. Appartenant moi-même à ce dernier groupe, je suis pleinement conscient des dangers que nous encourons et, plus encore peut-être, des plaisirs qui nous échappent. Je suis, me semble-t-il, aussi reconnaissant que je le dois aux esprits plus théoriciens qui nous remettent dans le droit chemin lorsque notre désir d’action nous égare, et je suis aussi, je le confesse, quelque peu envieux de la béatitude qu’ils connaissent en s’abîmant dans la contemplation de la perfection de leur théorie favorite. Bonheur dont nous ne jouirons jamais, ou rarement, nous qui utilisons nos yeux plutôt que la puissance du raisonnement pour examiner comment va le monde.
Néanmoins, puisque ces théoriciens traitent et traiteront de chimères nos visions instinctives, et qu’ils ont presque toujours le dessus — du moins c’est leur avis— lorsque nous nous opposons amicalement, je dois mesurer mes paroles à leur égard ; je me contenterai donc, pour le moment, de parler des visionnaires, c’est-à-dire des gens pratiques. Je dois commencer par vous confesser quelque chose, à savoir que nos visions à nous, visionnaires ou gens pratiques, diffèrent largement entre elles et que nous ne sommes guère passionnés par celles des uns ou des autres ; en revanche, les théories émanant des esprits analytiques diffèrent peu entre elles, et ceux-ci sont extrêmement intéressés par leurs thèses respectives — de la même façon qu’un boucher s’intéresse à un bœuf : pour le dépecer.
Je ne vais pas tenter de comparer mes visions avec celles d’autres socialistes, mais simplement vous parler de certaines d’entre elles, en vous laissant le soin de faire la comparaison vous-mêmes (si vous faites partie des visionnaires), ou de vous consacrer à la critique (si vous êtes plutôt théoriciens). Je m’apprête, en bref, à vous livrer un chapitre de mes confessions. Je souhaite décrire ici la société de l’avenir telle que je la désire, comme si je devais y renaître. Il est probable que vous trouverez assez étranges certaines de mes visions.
Une précision, honteuse et triste, confirmera votre impression. Je suis issu d’une classe aisée et j’ai toujours connu le luxe ; c’est pourquoi j’exige beaucoup plus de l’avenir que la plupart d’entre vous. Et la première de mes visions, celle qui illumine toutes les autres, est celle du jour où cette différence, avec toutes les incompréhensions qu’elle suscite, sera abolie et où les mots riche et pauvre, même s’ils figurent encore dans les dictionnaires, n’auront plus qu’un sens historique ; sens que nos grands théoriciens devront expliquer avec soin, en y consacrant beaucoup de temps et de paroles, sans autre résultat qu’une feinte compréhension de la part de leur auditoire.
Il me faut bien supposer, pour commencer, que la réalisation du socialisme tendra à rendre les hommes heureux. Mais qu’est-ce qui rend les hommes heureux ? Une vie pleine, libre, et la conscience de cette vie. Ou encore, employer agréablement notre énergie et jouir du repos que sa dépense nécessite. Voilà ce que j’entends par bonheur pour tous ; cette définition couvre toutes les différences de tempérament et d’aptitude, des plus énergiques aux plus paresseux.
Tout ce qui entrave la liberté et la plénitude de la vie, quelque séduisante qu’en soit l’apparence, est mauvais ; on doit s’en débarrasser aussi vite que possible. Les hommes sensés, ceux bien sûr qui souhaitent être heureux, se doivent de ne pas l’endurer.
Voilà de ma part un aveu qui, je le crains, révèle un esprit bien peu scientifique. Il suggère que les hommes usent de leur libre arbitre, ce que réfute, me semble-t-il, la science la plus récente. Mais, rassurez-vous, je ne vais pas entrer dans la polémique à propos du libre arbitre et de la prédestination. Je veux seulement montrer que si l’homme est le produit des conditions extérieures, comme je le pense intimement, il doit être de son ressort en tant qu’animal social (ou de celui de la société, si vous préférez) de créer le milieu qui fait de lui ce qu’il est. L’homme crée et doit créer ses conditions de vie : qu’il en soit donc conscient et qu’il les crée à bon escient.
A-t-il agi ainsi jusqu’à présent ? Je crois qu’il a essayé mais seulement avec un succès limité et d’ailleurs sporadique. Cependant, il est fier des résultats de ce succès qu’il appelle civilisation. De longues discussions sur ses bienfaits ou ses méfaits ont eu cours parmi des gens d’opinions variées. Dans son excellent article sur le sujet, notre ami Bax a, je crois, bien replacé le débat sur sa vraie base, en démontrant que la civilisation était bonne en tant qu’étape mais mauvaise en tant que fin. C’est dans ce sens-là que je me déclare ennemi de la civilisation. Et puisque nous en sommes au chapitre des confessions, je vous dirai que ce qui motive part particulièrement mon engagement comme socialiste est cette haine de la civilisation. Mon idéal d’une nouvelle société ne pourra être réalisé sans la destruction de la civilisation.
Car si le bonheur consiste à jouir de l’emploi de notre énergie et du repos nécessaire, il me semble que la civilisation, considérée d’un point de vue statique (selon les termes de Bax), tend à nous interdire ces jouissances : elle réduit l’homme, privé de volonté, au rang de machine et lui retire progressivement, avec ses fonctions animales (à l’exception des plus élémentaires), le plaisir qu’il prenait à les remplir. L’homme de l’avenir semble devoir se réduire a une panse dotée d’intelligence, formée par des circonstances sur lesquelles il n’aucun contrôle, et à qui manque la faculté de communiquer les résultats de sa réflexion aux autres panses, ses congénères.
La société de l’avenir, telle que j’en conçois l’idéal, se caractérise d’abord par le règne et le développement de la liberté et de la volonté individuelles, que la civilisation ignore et même combat ; ensuite, par la fin de cet esclavage qui nous rend dépendants, non pas des autres hommes, mais de systèmes artificiels conçus pour éviter aux individus toute peine et toute responsabilité humaines. Et, afin de renforcer cette volonté chez les humains, j’exige avant tout qu’ils mènent une vie animale libre et sans entraves ; j’exige la suppression totale de tout ascétisme. Si nous nous sentons le moins du monde avilis lorsque nous sommes amoureux, ou joyeux, ou affamés, ou fatigués, c’est que nous sommes des animaux inférieurs et donc des hommes misérables. La civilisation nous pousse à avoir honte de tels actes ou de tels sentiments et nous demande autant que possible de les cacher ou, sinon, de trouver d’autres personnes pour se substituer à nous. En réalité, il me semble qu’on pourrait définir la civilisation comme un système organisé de façon à réserver à une minorité privilégiée l’exercice par procuration des facultés humaines.
Cette exigence concernant la suppression de l’ascétisme en entraîne cependant une autre : la suppression du luxe. Cela vous semble peut-être paradoxal ? Pourtant ça ne l’est pas. Qu’apporte le luxe, si ce n’est une insatisfaction malsaine à l’égard des joies simples prodiguées par notre douce terre ? Le luxe n’est que la distorsion de la beauté naturelle des choses en une laideur perverse, apte à satisfaire l’appétit blasé d’un homme qui n’en est plus un, puisqu’il ne travaille plus ni ne se repose. Dois-je vous rappeler ce que le luxe a apporté à l’Europe moderne ? Il a couvert les prés verts et riants de taudis pour esclaves ; il a détruit les fleurs et les arbres avec ses gaz empoisonnés ; il a transformé les rivières en égouts, à tel point qu’en de nombreux endroits d’Angleterre les gens ont oublié à quoi ressemblaient un champ ou une fleur ; leur idée de la beauté est un débit de boissons au décor clinquant et à l’atmosphère viciée, ou encore un théâtre à la vulgarité tapageuse. La civilisation s’en satisfait et n’en a cure. Le riche, lui, pense: «Tout va bien ; le peuple est maintenant habitué à cela et, tant qu’il se contente de se remplir la bedaine de gruau à cochons, cela suffit.» Et à quoi tout cela lui sert-il ? A commander de magnifiques portraits, à se faire construire de beaux édifices et réciter de bons poèmes ? Oh, que non. Ce sont des créations antérieures au luxe, antérieures à la civilisation. Le luxe produit plutôt les clubs de Pall Mall, tout capitonnés et comme destinés au repos de dames délicates et maladives mais qui sont pour l’agrément de graves messieurs à favoris venant papoter dans ces ridicules bonbonnières ; si bien que les laquais en livrée chamarrée sont ici plus honorables que ceux qu’ils servent. Je m’en tiendrai là : un seul de ces grands clubs est assez représentatif de ce qu’est le luxe.
Je m’étends, voyez-vous, sur le sujet du luxe, l’ennemi réel du plaisir, parce que je m’oppose à ce que les travailleurs considèrent, ne serait-ce qu’un instant, un club huppé comme quelque chose de désirable. Je sais la difficulté qu’ils ont à regarder, du fait de leur pauvreté et de leur misère, en direction d’une vie de plaisir authentique et humain. Mais je leur demande de réfléchir à la bonne vie à venir, qui ressemblera aussi peu que possible à la vie actuelle des riches, car celle-ci ne représentant que l’envers de leur condition sordide, étant ainsi la cause de leur misère, ne peut rien avoir d’enviable ni de souhaitable. Si nos adversaires vous demandent comment nous pourrons procurer une vie luxueuse à ceux qui vivront dans une société socialiste, répondez avec vigueur : «Il n’en est pas question, et nous nous en moquons éperdument; nous n’en voulons pas et nous n’en aurons pas !» Je suis bien certain que lorsque l’humanité sera libre nous ne vivrons pas dans le luxe. Assurément, la vie comme les plaisirs d’hommes libres doivent être simples. Si nous frémissons devant cette nécessité aujourd’hui, c’est que nous ne sommes pas libres et que nous avons engoncé nos vies dans un système de dépendance tel qu’il nous a rendus fragiles et impuissants. Savez-vous ce qu’est la simplicité ? Pensez-vous par hasard que je fasse allusion à un alignement de maisons de briques jaunes, à couverture d’ardoises, ou phalanstère ressemblant à une pension, genre Peabody amélioré ? A la cloche du dîner qui vous convie devant la rangée de bols de bouillon en porcelaine blanche, à une jolie tranche de pain coupée au carré, à une tasse de thé réchauffé, accompagnée d’un mauvais gâteau de riz pour finir ? Non, tout cela, c’est l’idéal du philanthrope, pas le mien. Je le rapporte ici pour le dénoncer et dire qu’il s’agit, une fois de plus, d’un succédané de vie et que le plaisir en est absent. Je le rejette. Trouvez ce que vous aimez et pratiquez-le, vous ne serez pas isolés et vous trouverez sans peine de l’aide pour réaliser vos désirs. En développant vos goûts personnels, vous développerez la vie sociale.
Ainsi, mon idéal se définit d’abord par une vie simple et naturelle, mais aussi sans contraintes. Il faut commencer par être libre pour pouvoir ensuite tirer plaisir de toutes les circonstances de la vie, puisque dans une société libre, chacun devra abattre sa part de travail. Voilà qui est totalement opposé à la civilisation qui décrète: «Évitez les peines», ce qui implique que les autres vivent à votre place. Je dis, et les socialistes ont le devoir de le dire: «Prenez la peine et transformez-la en plaisir.» Telle est, je n’en démordrai pas, la clé du bonheur.
Tentons maintenant de nous servir de cette clé pour ouvrir quelques-unes des portes de l’avenir. Rappelez-vous bien sûr, qu’en évoquant la société de l’avenir, je me permets de passer sur la période de transition — qu’elle qu’en soit la nature — qui séparera le monde actuel de l’idéal que nous devrons tous, tant bien que mal, commencer à échafauder mentalement, une fois que notre conviction en la régénération du monde sera établie. Quelle sera d’abord formellement la position — la position politique — des membres de la nouvelle société ? La société politique telle que nous la connaissons n’aura plus cours : les rapports à homme ne seront plus subordonnés au prestige ou à la propriété. Ne seront pris en considération ni la position hiérarchique, ni la fonction de l’individu, comme au Moyen Âge, ni l’étendue de ses biens, comme aujourd’hui, mais seulement sa personne. Les lois édictées par l’État sombreront dans le même oubli que la sacro-sainte noblesse du sang. Ainsi serons-nous d’un seul coup débarrassés de cette comédie qui exige que chacun de nous sacrifie sa vie aux prétendues nécessités d’une institution chargée de régler des problèmes qui ne se poseront peut-être jamais ; les conflits concernant les droits et les désirs de chacun seront traités en tant que tels, c’est-à-dire réellement plutôt que légalement. Bien entendu, la propriété privée ne sera pas un droit : les articles de base seront si abondants qu’entre les individus les échanges élémentaires et directs ne seront plus impératifs. Personne cependant n’envisagera de s’approprier ce que chacun aura développé de manière privée, autrement dit ce qui est devenu partie intégrante de ses habitudes.
Quant aux activités humaines, elles ne seront pas assujetties à la même division du travail qu’à présent ; les domestiques, les égoutiers, les tueurs des abattoirs, les préposés des postes, les cireurs, les coiffeurs, etc., disparaîtront. Nous ferons de ces activités des tâches plaisantes, accomplies par nous-mêmes, ou bien par d’autres, sur le mode du volontariat; sinon, il nous faudra y renoncer définitivement. De nombreux métiers éprouvants seront supprimés : nous n’apposerons pas de motif sur un tissu, ni ne modèlerons une anse de cruche pour les commercialiser mais afin de les enjoliver ou de nous divertir. Si nous fabriquons des objets de qualité grossière ou médiocre, ce sera pour remplir certaines fonctions concrètes et non pour les vendre : car la disparition des esclaves entraînera celle des objets dont seuls les esclaves ont besoin. Les machines auront probablement atteint largement leur objectif en permettant aux travailleurs d’abolir les privilèges et, à mon avis, leur nombre diminuera beaucoup. Parmi les plus importantes, certaines machines seront considérablement perfectionnées tandis que la plupart deviendront inutiles. Et puisque presque tout le monde aura le choix, selon son désir, de s’en servir ou non, si par exemple nous décidons de voyager, nous ne serons pas contraints comme aujourd’hui d’emprunter les chemins de fer pour le seul bénéfice de leurs propriétaires mais nous pourrons satisfaire nos inclinations personnelles et cheminer dans un chariot bâché ou à dos d’âne.
D’autre part, les concentrations de population auront atteint leur but, qui était de permettre aux gens de mieux communiquer entre eux et aux travailleurs de tisser des liens de solidarité : elles cesseront d’exister à leur tour. Les immenses quartiers industriels seront démolis et la nature cicatrisera les plaies qu’ont créées l’avidité insouciante et la stupide terreur des hommes. En effet, ce ne sera plus la terrible nécessité qui déterminera que le tissage du coton coûte un quart de penny de moins cette année que l’an passé. De notre propre gré, nous déciderons de travailler ou non une demi-heure supplémentaire par jour afin de jouir de maisons avenantes et de verts paysages. La faim ou la misère de milliers de personnes ne seront plus liées aux caprices du marché, où s’échangent des marchandises qui ne valent même pas la peine d’être fabriquées. Bien sûr (j’aurais dû le mentionner auparavant), de nombreux travaux d’ornement seront exécutés en privé et sans inconvénient par chacun, pendant les heures de loisirs : en effet, la réalisation d’œuvres d’art requiert moins d’ingéniosité que n’en nécessite la conception d’une machine fabriquant des ersatz. Il va enfin de soi que les centres de l’escroquerie et du larbinisme, comme le tas de fumier où se trouvent nos demeures (je veux parler de Londres), pourraient encore plus aisément disparaître ; quelques villages agréables le long de la Tamise remplaceraient ainsi avantageusement cette folie absurde autrefois appelée Londres.
Voyons maintenant ce que pourrait être dans l’avenir l’enseignement, aujourd’hui totalement soumis au commerce et à la politique. Personne n’est éduqué pour devenir un homme, mais certains le sont pour détenir la propriété et d’autres pour la servir. Il faut là aussi un changement révolutionnaire, celui qu’impose une vie simple mais sans ascétisme. Nous devons également, dans ce domaine, nous débarrasser de la néfaste division du travail. Chacun devrait savoir nager, monter à cheval, piloter un bateau sur une rivière ou sur les mers. Plutôt que des activités artistiques, ce sont de simples exercices corporels qui devraient entrer dans les mœurs de l’espèce humaine, ainsi qu’un ou deux arts élémentaires, comme la charpente ou la ferronnerie. La plupart des gens devraient savoir ferrer un cheval, tondre un mouton, moissonner un champ, le labourer avec une charrue (car je crois que nous renoncerons assez vite aux machines agricoles lorsque nous serons libres). Je pense à d’autres activités encore comme cuisiner, boulanger, coudre, etc., que chaque individu sensé peut apprendre en quelques heures et devrait parfaitement maîtriser. Tous ces arts élémentaires doivent entrer dans les mœurs, tout comme l’art d’écrire, de lire, ainsi que celui de réfléchir qui, à ma connaissance, n’est encore enseigné aujourd’hui ni à l’école ni à l’université.
Éduqué dans ces mœurs et familier des arts, le citoyen pourra ainsi jouir de la vie qui s’ouvre à lui. Car quelle que soit la manière dont il développera l’usage de ses facultés, la communauté lui fournira des conseils, des occasions ou des matériaux afin de l’aider. Mais je ne songe pas à lui indiquer œ qu’il devra faire, car je suis certain que ces mêmes mœurs qui lui auront permis de développer ces capacités l’encourageront à les employer. Et l’accroissement de son plaisir dans la vie quotidienne se fera non pas aux dépens des autres citoyens mais à leur profit. Vous savez qu’aujourd’hui les récompenses offertes pour encourager l’effort de ceux qui ne sont pas stimulés par le fouet, ou la menace de mourir de faim, sont peu variées et se résument en général pour l’homme de talent à l’espoir d’accéder à une position où il n’aura pas à employer ses forces ; bref, dans notre civilisation, l’ennui que produit la société couronne la vaillance de l’effort. En revanche, dans d’autres conditions sociales, on pourrait certainement retirer de l’exercice de ses facultés des avantages substantiels et variés ; je ne crois pas du tout que le fait que les hommes s’occupent de leurs propres affaires implique ou même fasse courir le risque de les voir limiter leurs efforts à leur intérêt personnel. Ayant enfin compris que leur vie serait ce qu’ils en feraient, ils en concluront immédiatement que la vie sans effort est morne. Je ne sais pas, évidemment, dans quelle direction doivent s’exercer ces efforts : je peux seulement affirmer que les hommes seront libérés de la sordide obligation de travailler à ce qui leur déplaît, comme c’est le sort habituel des hommes civilisés. J’ai néanmoins un espoir, tout à fait personnel, bien sûr : l’humanité va peut-être recouvrer la vue, qu’elle a aujourd’hui en grande partie perdue. Je ne fais pas ici allusion au fait que le nombre de personnes dont la vue est déficiente augmente mais à ceci, me semble-t-il, qui n’est pas sans rapport: à savoir que les gens ont largement cessé d’utiliser leurs yeux pour recueillir des impressions sensibles, tandis qu’autrefois ceux-ci étaient la principale source de la fantaisie et de l’imagination. Naturellement, les gens se servent encore de leurs yeux pour ne pas tomber dans les escaliers ou pour éviter de se planter leur fourchette dans le nez au lieu de la porter à la bouche mais, en règle générale, l’usage qu’ils en font est à peu près insignifiant. J’ai souvent observé le comportement des gens dans les expositions de peinture. Je me suis ainsi rendu compte que la plupart s’y ennuient beaucoup, et que leurs yeux errent, inexpressifs, à la surface des objets exposés ; curieusement, ce n’est jamais par le regard qu’une chose étrange ou inhabituelle les attire, car ce sont surtout leurs facultés mentales qui sont sollicitées par l’entremise des yeux : en revanche, s’ils tombent sur quelque chose dont l’étiquette indique qu’il s’agit là d’un objet bien connu, ils se montrent immédiatement intéressés et se poussent du coude l’un l’autre. Prenons un exemple : quand les profanes visitent la National Gallery, ils veulent voir en priorité le Raphaël de Blenheim, qui est certes un tableau bien exécuté mais néanmoins fort ennuyeux pour quiconque n’est pas un artiste. Ils réagissent de la sorte parce qu’on leur a dit que le — hum, voyons… — l’escroc qui le possédait avait réussi à le céder à la nation en extorquant en échange une somme d’argent exorbitante. Mais, lorsque Holbein leur présente une princesse danoise du XVIe siècle, toujours pleine de vie sur sa toile et dont les yeux reflètent encore un demi-sourire de modestie, lorsque Van Eyck leur ouvre une fenêtre sur le Bruges du XVe siècle, lorsque Botticelli leur représente les cieux tels qu’ils furent, vivants, au cœur des hommes, avant la mort de la théologie, ils n’en retirent aucune impression, pas même de quoi stimuler leur curiosité et les amener à se demander de quoi il s’agit. Car toutes ces œuvres ont été conçues pour être regardées, afin que les yeux fassent goûter à l’esprit la poésie du passé, du présent et de l’avenir.
Un autre exemple : un jour, au musée de South Kensington, lorsque ce qui s’appelait le département de l’Éducation (par dérision sans doute) était plus ou moins regroupé avec le département des Beaux-Arts, j’ai suivi un groupe de personnes à travers les merveilles produites par les mouvements artistiques du passé et je me suis aperçu que leurs yeux ne fixaient jamais aucun objet mais s’illuminaient immédiatement à la vue d’une vitrine présentant les constituants d’un bifteck analysé, soigneusement mis en valeur et explicités, étiquettes à l’appui. Leurs yeux emmagasinaient alors des bribes de tout et de n’importe quoi, avec une confiance aveugle dans l’analyste en question ; je ne pouvais partager leur confiance en cet homme car il lui aurait fallu, me semblait-il, une honnêteté surhumaine pour ne pas faire passer n’importe quelles parcelles de poussière ou de cendre pour de mystérieuses substances que ses recherches avaient permis de découvrir dans ce banal morceau de viande. On trouve le même phénomène en littérature : les auteurs qui font appel à nos yeux pour transmettre des impressions sensibles sont relégués au second plan, au moins, par nos critiques littéraires les plus «intellectuels», qui ainsi négligent Homère, Beowulf et Chaucer. Le «véritable intellectuel» place de simples rhéteurs, écorcheurs de mots et autres chasseurs d’introspection bien au-dessus de maîtres de la vie comme Scott et Dickens, dont les récits éveillent nos sens en leur laissant le soin de tirer eux-mêmes la morale de l’histoire.
Je me suis quelque peu attardé sur le thème de l’acuité visuelle car elle est pour moi un signe manifeste de l’évolution de la civilisation vers des conditions nous réduisant à cet état de panse intellectuelle que j’ai déjà dénoncé, et aussi parce que je suis convaincu que l’art et la littérature de l’avenir n’ont besoin d’aucun programme particulier : de saines conditions physiques, un solide et complet développement des sens, combinés à l’éthique sociale que la suppression de l’esclavage nous apportera, favoriseront l’éclosion naturelle d’un art et d’une littérature à notre mesure, quelle qu’elle soit. Mais si je me permettais à nouveau de prophétiser, je devrais ajouter que l’art comme la littérature, mais l’art tout particulièrement, s’adresseront directement aux sens, exactement comme autrefois. On ne pourra plus, voyez-vous, se procurer de romans décrivant les affres d’un couple bourgeois en butte à son inutilité sociale, car les matériaux entrant dans la composition de tels chefs-d’œuvre n’existeront plus. Les vrais récits historiques en revanche subsisteront et on les contera, j’espère, avec un entrain aujourd’hui inconnu. Je ne doute pas personnellement que les arts raviveront les sens d’hommes désormais en bonne santé physique. Ainsi l’architecture et les arts apparentés refleuriront parmi nous, comme à l’époque qui a précédé la civilisation. Car celle-ci, par choix éthique et politique, empêche leur développement en nous contraignant à vivre dans un monde crasseux, désordonné et inconfortable, qui heurte en permanence nos sens et nous force à émousser inconsciemment leur acuité. Aujourd’hui, un homme sensible à l’aspect extérieur des choses ne peut que souffrir dans le Sud-Lancashire ou à Londres ; il est perpétuellement en proie à la violence et à la colère, et il doit, pour ne pas devenir fou ou encore assassiner un être nuisible et être pendu pour ce crime, tenter d’émousser sa sensibilité. Cela implique bien entendu que de plus en plus de gens naîtront privés de cette sensibilité gênante. Débarrassons-nous donc de cette coercition irrationnelle, et nos sens connaîtront le développement qui leur est normalement dû, avec le plaisir que leur exercice procure ; ce qui, en résumé, signifie que l’art et la littérature retrouveront ainsi leur humanité et leur sensualité.
Je vais maintenant essayer de tirer une conclusion de ces remarques décousues et vous exposer de manière plus concise et plus aboutie mes idées sur la société dans laquelle j’aimerais renaître un jour.
Cette société ignore la signification des mots riche et pauvre, le droit de propriété, les notions de loi, de légalité ou de nationalité : c’est une société libérée du poids d’un gouvernement. L’égalité sociale y va de soi ; personne n’y est récompensé d’avoir rendu service à la communauté en acquérant le pouvoir de nuire à autrui.
Dans cette société, la vie sera simple, plus humaine et moins mécanique, car nous aurons renoncé en partie à la maîtrise de la nature, quitte pour cela à accepter quelques sacrifices. Cette société sera divisée en petites communautés, dont les dimensions varieront selon l’éthique sociale de chacune, mais qui ne lutteront pas pour la suprématie et écarteront avec dégoût l’idée d’une race élue.
Fermement déterminés à être libres et donc à se contenter d’une vie plus simple mais aussi plus rude que celle des esclavagistes, les hommes (et les femmes, bien sûr) ne seront en général que peu assujettis à la division du travail : ils travailleront et prendront du plaisir par eux-mêmes et non plus par procuration. Les liens sociaux seront ressentis d’instinct et par la force de l’habitude, et leur formalisation ne sera pas forcément nécessaire. La famille (au sens strict de la parenté de sang) se fondra dans les relations communautaires et humaines. Les plaisirs, dans une telle société, seront fondés sur le libre exercice des sens et des passions au bénéfice d’animaux humains en pleine santé, pour autant qu’ils ne nuisent pas aux autres individus de la communauté et qu’ils ne brisent pas l’unité sociale : personne n’aura plus honte de ses sentiments humains, ni ne demandera plus que son dû.
Mais de cette saine liberté naîtront les plaisirs du développement intellectuel que les hommes civilisés ont si stupidement tenté de séparer de la sensualité de la vie, et de glorifier à ses dépens. Les hommes suivront l’enseignement de la beauté et en inventeront les formes, par égard pour eux-mêmes et non pour assujettir leurs semblables ; ils en seront récompensés en trouvant beau et intéressant le travail le plus trivial, que leurs mains accompliront sans même s’en rendre compte. L’homme qui prenait un plaisir intense à s’allonger, par une nuit d’été au milieu des moutons, dans une cabane de joncs construite à flanc de colline, n’appréciera pas moins les splendeurs d’une grande salle communale, de ses colonnes surmontées d’arcs et de ses voûtes nervurées. De même qu’il prenait du plaisir à écouter le souffle du vent et le clapotis des vagues, assis à la barre de son bateau, il sera bercé par la beauté de l’art lyrique. Car seuls les travailleurs, et non les pédants, peuvent produire un art vrai et vigoureux.
Le travail comme le repos seront goûtés avec plaisir tandis que disparaîtra de la surface de la Terre la moindre trace de l’ancien esclavage. N’étant plus rongés par la peur et l’anxiété, nous aurons le temps d’éviter de défigurer la planète par la misère noire ou la crasse et la laideur fortuite disparaîtra de même que celle que produisait la pure méchanceté. Le constat de Carlyle, énonçant que le monde est un cauchemar cockney, sera enfin périmé.
Mais peut-être pensez-vous que le succès même de cette société, si heureuse et paisible, l’entraînera à nouveau vers la corruption? Ce serait plausible si les hommes n’étaient pas vigilants et valeureux. Mais nous avons pris comme hypothèse qu’ils seront libres et des hommes libres doivent être responsables, ce qui signifie qu’ils seront vigilants et valeureux. Le monde sera certes toujours le monde, je ne le conteste point; mais, tels que je les ai décrits, les hommes seront certainement plus capables de remédier à leurs problèmes que ceux d’aujourd’hui, enlisés dans un mélange confus d’autoritarisme et de révolte inconsciente.
D’autres pourront bien sûr arguer qu’un tel état de choses risque de conduire au bonheur, mais aussi à la stagnation. Je vois une contradiction entre les deux termes, si nous sommes d’accord évidemment pour penser que le bonheur consiste en l’exercice plaisant de nos facultés. Mais imaginons le pire : que le monde se repose effectivement après tant de tourments. Où serait le mal ? (Je me souviens d’une fois, après avoir été malade, où il avait été si agréable de rester au lit, sans fièvre ni douleur, à ne rien faire d’autre qu’observer les rayons du soleil et écouter les bruits de la vie au-dehors.) Et le vaste monde des hommes, une fois délivré de la lutte frénétique pour la survie dans ce contexte de malhonnêteté générale, ne pourrait-il aspirer à un peu de repos, comme après une longue fibre ? S’en trouverait-il plus mal pour autant ?
De toute façon, je suis convaincu que ce serait la meilleure solution pour se débarrasser de la fièvre, quoi qu’il advienne par la suite. De même, la vie simple que j’ai évoquée, et que certains nomment stagnation, procurerait une existence digne de ce nom à la grande majorité des humains et serait pour eux du moins une source de bonheur. Ils atteindraient ainsi un niveau de vie plus élevé, jusqu’à ce que le monde commence à se peupler, non pas de gens communs, mais d’êtres honnêtes, non pas d’individus superbement conscients de leur supériorité «intellectuelle» comme aujourd’hui, mais de personnes dignes et respectueuses de la personnalité des autres, car ils se sentiraient heureux et utiles, c’est-à-dire vivants.
Quant aux êtres supérieurs, si un tel monde n’était pas assez bon pour eux, je suis désolé, mais je leur demanderais comment ils s’accommodent du nôtre, qui est pire. Je crains qu’ils ne doivent répondre : «Nous le préférons car il est pire et que nous, en conséquence, nous y vivons relativement mieux.»
Hélas, mes amis, voilà les propos des fous qui sont actuellement nos maîtres. Les maîtres de fous alors, dites-vous ? Oui, exactement. Cessons donc d’être fous, et ils cesseront d’être nos maîtres. La tentative en vaut la peine, croyez-moi, quoi qu’il advienne ensuite.
Je conclurai ainsi mon rêve d’avenir : la preuve que nous ne serons plus fous sera que nous n’aurons plus de maîtres.
Ernest Bax : 1854-1926. Un des premiers théoriciens marxistes anglais, proche d’Engels ; il est un de ceux qui quittent la Fédération Démocratique Socialiste pour fonder la Ligue Socialiste, dont il co-signe le «Manifeste» avec William Morris. Il collabore également avec ce dernier aux essais publiés dans Commonweal et réunis ensuite sous le titre Socialism : Its Growth and Outcome. En 1888, il retrouve la Fédération Démocratique Socialiste et est brièvement directeur de Justice, son organe, en 1892.
Peabody : Homme d’affaires et philanthrope américain, né en 1785 à South Denvers (ville rebaptisée Peabody); il acquit sa fortune dans le commerce des grains à Baltimore et dans la finance à Londres, où il mourut en 1869, après avoir créé, aux États-Unis principalement, divers instituts à vocation culturelle.
South Kensington: Aujourd’hui Victoria and Albert Museum, dont la décoration d’une des salles fut la première commande importante de Morris & Co.
William Morris
(Traduit par Olivier Barancy)