Néo-paganisme : La pensée sauvage de Michel Maffesoli

Universiatire reconnu, membre de l’Institut universitaire de France, Michel Maffesoli est le sociologue qui a probablement analysé le plus finement le retour d’une forme inconsciente de tribalisme festif et tragique dans notre société contemporaine. Sa lecture est essentielle pour comprendre le phénomène du néo-paganisme.Entretien paru dans le numéro 42 de la revue Rébellion ( Juin 2010).

R/ Vous êtes issu d’une famille du Midi, vous avez grandi dans le bassin minier de Graissessac (Hérault), quelle influence vos origines eurent sur votre travail et votre perception du monde universitaire ?

MM – En effet, ma jeunesse dans le petit village ouvrier de Graissessac, a eu une influence à la fois sur mon travail et sur ce qu’on peut appeler ma perception du monde.

Pour ce qui concerne mon travail, je m’en suis expliqué dans certains de mes livres, (cf. en particulier le livre d’entretiens avec Christophe Bourseiller : Qui êtes vous Michel Maffesoli, Bourrin éditeur, 2010). J’ai appris de ce milieu ouvrier où j’ai vécu toute ma jeunesse le sens du travail bien fait, voire une certaine « addiction » à celui-ci. Ce qui par parenthèses me fait juger sévèrement ceux que j’ai appelés les « rentiers de la République », à savoir tous ces intellectuels, et prétendus chercheurs qui ne trouvent rien. Mais dans le même temps « l’ambiance » de ce village minier m’a donné le sens de la fête et du tragique. Ainsi, par exemple, la fête de la Sainte Barbe, le 4 décembre était un moment paroxystique, où l’effervescence sous toutes ses formes, s’exprimait avec force, durant toute une semaine. Quand j’ai écrit L’ombre de Dionysos, (1982), j’entendais montrer l’importance des passions et des émotions collectives dans l’organisation du lien social.

Je rappelle que ces phénomènes festifs, et ce dans toutes les sociétés, sont corolaires du sens du tragique. C’est parce que l’on sait, si je peux dire d’un savoir incorporé, que l’accident, la mort, la finitude sont là, toujours présents, qu’il peut y avoir l’exacerbation des sens et le désir de jouir au présent.

Puis je également souligner, in fine, que c’est dans cette ambiance là que j’ai pu mesurer l’hypocrisie des responsables politiques et syndicaux, véritables dames patronnesses de la vie sociale qui s’employaient à faire le bien, en demandant la sujétion de ceux auxquels cette bienfaisance s’adressait. C’est ce que j’ai appelé La violence totalitaire. D’où le développement d’une sensibilité libertaire qui est une composante essentielle de toute mon œuvre.

R/ Vous avez eu l’occasion de croiser dans votre parcours le politologue Julien Freund. Quel souvenir gardez-vous de ce chercheur, dont les travaux connaissent un regain d’intérêt ? Quelles furent les autres figures intellectuelles qui vous ont marqué ou influencé ?

J’ai rencontré Julien Freund à Strasbourg en 1968 et à cette époque nous étions opposés dans le sens où avec courage il mettait en question les motivations des étudiants en révolte dont je faisais partie. Mais à la différence de nombre de professeurs de l’université en général, il avait le courage de le dire. Par après, il a été le codirecteur de mon travail sur « Marx et Heidegger et la technique » et a participé aux jurys des mes deux thèses. Enfin, en 1978, il m’a rappelé à Strasbourg afin que je prenne sa succession à l’Institut de Polémologie . C’était un homme intègre, un esprit libre et même si nous étions sur bien des points en opposition, il y avait entre nous une estime intellectuelle réciproque. J’en garde le souvenir d’un universitaire de qualité, d’un vrai Professeur, dont il faut dire que la race est actuellement en voie d’épuisement. Il y a bien sûr d’autres figures intellectuelles qui m’ont marqué, je noterai essentiellement Jean Baudrillard, Edgar Morin et Gilbert Durand. Mais comme je l’ai indiqué, je n’ai été lié qu’à des gens qui respectaient ma liberté intellectuelle et qui s’employaient essentiellement à nous aider à penser par nous mêmes. C’est exactement ce modèle que depuis quarante ans, j’essaie d’appliquer avec mes propres étudiants.

R/ On vous doit la création du terme de «tribu» pour décrire les nouveaux groupes sociaux nés dans l’espace urbain des années 1980 en Occident. Quel regard rétrospectif portez-vous sur ce terme que vous avez forgé et sur son utilisation par les médias ?

En effet, c’est dans les années soixante-dix que j’ai commencé à employer la métaphore de « tribus ». Il s’agissait par là de montrer qu’au-delà des grandes institutions qui s’étaient forgées ainsi que le montre Michel Foucault tout au long du 19° siècle, on voyait émerger un nouveau lien social, dont l’élément essentiel était le sentiment d’appartenance et le partage d’un « goût » ou pour reprendre un mot heideggérien d’une « humeur » commune.

Je persiste et signe et il me semble que nous ne sommes qu’au début du « Temps des tribus ». Bien sûr ce terme a été marchandise de diverses manières, les médias s’en sont emparé, et il est parfois utilisé sans discernement. Là n’est pas l’essentiel, pour moi il suffit de lui laisser son statut de métaphore (et non de concept) , métaphore décrivant bien le rôle renouvelé que vont jouer les « affinités électives » dans la vie sociale.

R/ L’émergence et le développement du mouvement techno et des raves dans les années 1990 fut un de vos champs de recherche. Comment jugez-vous ce courant et le mode de vie qu’il tente de faire perdurer ?

Dans le CEAQ (Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien) que j’ai fondé, avec Georges Balandier, en 1982, et que je continue actuellement de diriger à la Sorbonne, nous avons mené de nombreuses recherches sur les divers affoulements musicaux. Mouvements technos, « Raves », et même « gothique ».

Je considère que ces effervescences musicales sont une des expressions de ce que j’ai appelé l’orgiasme, c’est à dire le partage des passions, la nécessité de se regrouper, et de vivre ensemble, d’une manière paroxystique, les émotions collectives. Pour le dire d’une manière quelque peu familière, cela traduit bien ce que les jeunes générations expriment en disant « je m’éclate ». Ce qui me permet de préciser qu’à l’encontre du supposé individualisme seriné à longueur de page par des journalistes et des penseurs de la « série B » ce qui est en jeu dans nos sociétés est bien le renouveau du désir communautaire.

R/ Tatouages, piercings et modifications corporelles de toutes sortes sont aujourd’hui banalisés dans le monde occidental. Hier encore réservés aux « marginaux » et aux « hors la loi », qu’éveillent-ils dans notre perception du corps ?

Une des pistes de mon travail a consisté à rendre attentif à l’importance du corps. Peut-être même faudrait-il dire du corporéisme. J’ai publié en 1990 un livre intitulé « Au creux des apparences, pour une éthique de l’esthétique. » Dans ce livre je rendais attentif au fait qu’au-delà de la simple raison, les sens, le sensible, les sensations retrouvaient une place de choix dans la vie personnelle ou collective.

Ce phénomène de l’exacerbation du corps continue d’une manière exponentielle. Et il est vrai que les divers tatouages, piercings et autres modifications corporelles jouent un rôle de plus en plus important et constituent une part essentielle de la théâtralité urbaine. Ce ne sont plus des marginaux et autres hors la loi qui en font usage, mais il s’agit bien là d’une pratique courante et qui est totalement transversale à toutes les couches et classes de la société. Phénomène qui est également transgénérationnel. En bref, et c’est cela que j’ai appelé une éthique de l’esthétique, le corps n’est plus simplement un outil de production ou de reproduction, mais est bien un élément structurel de la vie en général. Magasins et magazines aidant on voit en quoi ce corporéisme, pour le meilleur et pour le pire, est appelé à se développer dans nos sociétés.

R/ Votre analyse des « nouvelles tribus » insiste sur l’aspect subversif de leurs pratiques. Mais n’assistons-nous pas à une récupération ( par les modes de la société de consommation) et une assimilation par le système, de ces comportements ? Les nouveaux communautarismes ne sont-ils pas un moyen pour l’Etat d’éclater la Société pour mieux la contrôler ?

Il me semble en effet qu’il y a dans les tribus postmodernes une dimension subversive d’importance. Je tiens tout d’abord à souligner que le mot communautarisme fréquemment employé par une intelligentsia en perdition ou en tout cas totalement déconnectée de la réalité sociale n’est pas à même de décrire le fort idéal communautaire en gestation. Cela dit, ces nouvelles tribus ne se situent pas ou ne se situent plus par rapport à l’Etat. On peut même dire qu’elles se préoccupent fort peu de la politique et des organisations qui lui sont afférentes. Mais c’est une chose qu’il est difficile pour nous de comprendre compte tenu de notre colbertisme, ou de notre étatisme natifs qui ne nous prédisposent pas à saisir le fait qu’il puisse y avoir une ordonnancement social sans instance surplombante.

C’est ainsi qu’Elysée Reclus qualifiait l’anarchie : « Un ordre sans l’Etat ». Idée que l’on retrouve chez Hakim Bey lorsqu’il parle de ces fameuses TAZ, « zones d’autonomie temporaire ». Ce qui est en jeu dans le tribalisme postmoderne, si je peux utiliser une image topographique, c’est le remplacement de la verticalité de la loi du Père, par l’horizontalité de la loi des frères. Et là encore repérons que le développement technologique, en la matière Internet, permet de bien saisir l’importance d’un tel glissement.

R/ Il y a une indéniable désaffection vis-à-vis de la Politique. Mais vous remarquez, en même temps, que cela n’est nullement la fin de «l’être ensemble», dans vos derniers écrits. Quelles sont les nouvelles formes prises par ce mouvement qui dépasse les élites instituées ? Une coupure définitive entre le Peuple et ses représentants?

Tout cela est l’expression d’une désaffection du politique, d’un désamour vis à vis des politiques. Relevons d’un point de vue sémantique qu’en son sens étymologique, le politique était la prise en charge commune de la « Polis », de la proximité que je vivais avec d’autres. Or cette proximité est devenue quelque chose d’éminemment lointain, si bien que par un processus antiphrasique, la politique et c’était bien ainsi que la définissait Julien Freund, se caractérise par le projet lointain. En même temps de nouvelles manières « d’être ensemble » sont en train d’émerger. C’est ce qu’on peut appeler la sensibilité écologique ou même ce que j’ai appelé dans mon dernier petit opuscule « Ecosophie » (CNRS Editions 2010). C’est cette dernière que ne comprennent pas les élites instituées qui justement ont du mal à saisir ce qui est instituant. Il s’agit là, je dois dire, d’un drame contemporain. En précisant toutefois que ce n’est pas la première fois que l’on peut assister à une véritable « Secessio plebis ». Il suffit de voir, dans ce que Vilfredo Pareto nommait la « circulation des élites » qu’elles vont être celles qui seront capables de trouver les mots pertinents pour dire ce qui est vécu. C’est bien cela qui est le problème essentiel de la période que nous vivons.

R/ Le réflexion sur la nature de la violence fut l’un de vos points de départ dans vos recherches sociologiques. Comment s’exprime son retour ?

Ma réflexion sur la violence est à la fois ancienne et actuelle. L’idée de base que j’ai développée en particulier dans « Essais sur la violence banale et fondatrice » (première édition 1976. CNRS éditions 2010) est qu’une société ne s’élabore que quand elle sait non pas évacuer, mais ritualiser, homéopathiser la violence.

Le propre de la modernité, au XIX° siècle a consisté à « pasteuriser », aseptiser l’existence sociale. L’idéologie du risque zéro ou de la sécurisation de l’existence en est l’expression achevée. Une telle idéologie et ce n’est pas un vain paradoxe est on ne peut plus dangereuse, en ce que elle ne peut que favoriser les formes paroxystiques, et donc perverses d’une violence non ritualisée. Et l’on peut voir, au travers des 34 000 voitures brûlant sur les pourtours de nos grandes villes, au travers des explosions ponctuelles des formes de révolte et de rébellion, au travers des rodéos de voitures, au travers des jeux de strangulation dans les cours de nos écoles et autres phénomènes paroxystiques, on peut y voir le fait que quand on ne sait pas utiliser ce que les philosophes médiévaux appelaient le de usu, c’est à dire le bon usage de la violence, celle-ci s’exaspère et devient totalement immaîtrisable. Si prévaut cette idéologie de sécurisation, on peut, sans erreur, supposer que des explosions de plus en plus nombreuses verront le jour.

R/ Hédonisme et mal être sont paradoxalement liés dans notre monde actuel. Comment expliquer ce «malaise dans la civilisation» ?

Je ne pense nullement que l’on assiste à un malaise dans la civilisation. Voir toujours pour paraphraser un sociologue défunt, « la misère du monde » est peut être l’expression de la misère de l’intelligentsia dont j’ai souligné la déconnection. Il y a en effet un hédonisme ambiant, mais comme je l’ai indiqué plus haut, l’hédonisme va toujours de pair avec le tragique. Cet hédonisme tragique traduit l’expression d’un « plus être » et non d’un mal être. Mais le propre de l’hédonisme est qu’il se vit au présent, et qu’il est conscient de sa finitude.

R/ De nouvelle formes de spiritualité apparaissent régulièrement depuis les années 1970. Cette explosion du besoin religieux a permis un retour de formes liées au Paganisme. Ce phénomène est- il durable ou va-t-il disparaître devant la montée des «intégrismes» ?

La finitude propre au tragique tout à la fois prémodernes et postmoderne doit être mise en rapport avec le retour d’un certain « paganisme ». Disons le tout net le paganisme est cela même qui me lie à cette terre-ci, c’est à dire à ce qui fait que l’on soit « paysan » de ce monde-ci qui est notre « pays ». Le développement des nouvelles formes du New Age contemporain en sont l’expression, c’est à dire qu’au delà des diverses religions instituées et rationnelles, il y a retour d’une idolâtrie dont les manifestations sont multiples. Je m’en suis expliqué » dans mon livre « Iconologie » (Albin Michel, 2008). Un tel paganisme qui signe la fin des deux millénaires qui ont marqué la fin des monothéismes n’est pas sans susciter de nombreuses réactions dont les divers intégrismes et moralismes chrétiens ou musulmans sont des expressions achevées. Mais il s’agit là de combats d’arrière garde. Combats qui comme on le sait peuvent être sanglants, car ils pressentent bien que la cause est perdue.

R/ «L’Ombre de Dionysos» est particulièrement présente dans vos travaux. Que représente pour vous cette figure du Panthéon antique ?

La figure de Dionysos est en effet une figure centrale dans mon travail, en bref c’est pour reprendre d’une historienne des religions (Claude Mossé) « une divinité arbustive » ou encore « chtonienne », c’est à dire « autochtone », c’est à dire de cette terre-ci. C’est ce qui en fait la figure emblématique de la postmodernité.

R/ Plus que jamais notre vision de l’avenir est sombre. Comment voyez-vous les évolutions possibles de notre société postmoderne ?

Dès lors, à l’encontre des idées convenues sur la période sombre dans laquelle nous vivrions, Dionysos met l’accent sur le clair-obscur qu’est toute existence. Un homme sans ombre n’existe pas, des romanciers comme Chamiso l’ont intelligemment illustré, il en est de même de toute vie en société.

C’est une telle ambivalence qu’il convient de penser, c’est ce qui fait la grandeur et la pertinence d’une réflexion s’attachant à montrer l’importance de l’humus dans l’humain, ce qui est ma prétention, ou mon ambition.

 

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