Monsieur Hulot contre les robots
L’oeuvre de Jacques Tati est enfin reconnue. Cette reprise d’un article paru dans la revue Cartouche sur le cinéaste offre une vision de son rapport avec le monde moderne.
Tati, les yeux d’un enfant
Il est un art que l’on ne cultive plus ou plutôt que l’on ne sais plus cultiver : celui de l’humour féroce, de la critique hautaine et amusée. Bref dire des choses graves avec la candeur de l’enfant, le sourire aux lèvres. Vouloir porter l’estocade à la médiocrité du monde moderne est une louable intention, à condition que nos offensives ne soient pas des coups d’épées dans l’eau. Il faut faire mouche, « ne toucher à son ennemi que pour l’abattre », selon le mot fameux de Balzac. Pour cela, nul besoin d’éructer des formules prêtes à l’emploi, de geindre avec la meute vulgaire. La diffamation verbale est stérile, inesthétique ; ce n’est pas parce qu’une voix s’élève plus haut que les autres qu’elle a raison. La polémique est un sport qui combine souplesse et précision de l’escrimeur avec endurance et la résistance du marin.
Hélas, mille fois hélas, depuis la mort du cinéaste Jacques Tatischeff (en 1982), cet art qui connut ses lettres de noblesse à la fin du XIX ème siècle, est orphelin. Le clan cathodique n’a plus qu’à nous présenter de sinistres clowns, des spécialistes en marketing bien-pensant. Les quelques réalisateurs que l’on a estampillés « irréguliers » sont d’aimables plaisantins ; leurs films sont assortis d’une notice indiquant au spectateur les scènes qui doivent soulever ses éclats de rire. Heureusement, nous avons les films de Tati, impérissables, aussi éternels que la bêtise humaine.
Jour de fête, tout d’abord, tourné en 1949 ; farce désopilante sur la vie d’un facteur de campagne dont le métier est troublé par la projection d’un film sur la poste américaine. Il est fasciné par l’hyper-mécanisation de celle-ci, son efficacité, aussi, dont il s’apercevra très vite qu’elle est aliénante et inhumaine.
Les vacances de Monsieur Hulot (1953), ensuite, son premier grand succès, pastiche hilarant de la France des « trente glorieuses » en vacances. Le style Tati, l’apparition d’un personnage inoubliable, Monsieur Hulot, l’humour et l’élégance au service de la fantaisie. Hulot regarde avec les yeux d’un enfant ce monde ridicule de la modernité dans lequel rien n’a plus de valeur mais tout a un prix. Cette attitude prend toute sa dimension dans ce qui est le film culte de Tati : Mon Oncle. L’échine courbée, la démarche alerte, Hulot, toujours, aux prises avec les parallélépipèdes de béton et la robotisation monstrueuse. On voudrait le « fixer », lui endosser l’armure trop lourde d’une carrière, lui faire épouser une veuve richissime… Autant de signes d’un conformisme dont Hulot n’a cure. Le geste est provocant, l’attitude aristocratique.
Hulot passe au mieux pour un pitre et au pire ( croient-ils) pour un enfant. L’art de Tati est justement de présenter un personnage childlike but not childish autrement dit animé par un esprit d’enfance et non d’infantilisme. Hulot incarne la fantaisie pour ne pas dire la poésie. Sa politesse, son dédain de la réussite matérielle font de lui un personnage attachant. Les enfants ne s’y trompent pas d’ailleurs qui restent ses seuls et uniques compagnons d’infortune. A la fin du film, comme dans la réalité, la grande ville lépreuse dévore le faubourg pittoresque dans lequel vivait Hulot ; les vautours se partagent le cadavre agonisant de la beauté. Hulot doit quitter son petit monde, Tati se retire. Dieu soit loué, son œuvre lui a survécu car elle est impérissable, elle est une thérapie contre la médiocrité qui nous guette.
Xavier Puyravel