La nouvelle servitude volontaire : Silicon Valley

Les technologies que nous utilisons au quotidien ne sont pas neutres. Elles portent en elles-mêmes une empreinte idéologique qui vise à bouleverser notre mode d’existence et au-delà, à refaçonner nos vies et la société pour, in fine, transformer la civilisation.

Les modèles prédictifs, les algorithmes et objets connectés sont ainsi les outils d’un messianisme technologique dont le simple usage entraîne la dépendance des individus et leur soumission. C’est le propos du livre La nouvelle servitude volontaire de Philippe Vion-Dury, qui esquisse les contours d’une nouvelle idéologie totalitaire avançant à pas feutrés et qui laisse présager un destin funeste au fondement même de ce qui constitue la dignité humaine.

Au commencement était l’individu…

Que l’on utilise les qualificatifs de “Société de consommation”, “Société du désir” ou encre de  “Société du spectacle”, notre monde actuel, toujours autant régi par ses modes de production, se concentre depuis plusieurs décennies sur de la satisfaction de tous les désirs, que ceux-ci soient anciens et ancrés dans le réel ou plus récents et en provenance du virtuel. L’implacable déferlement du libéralisme socioculturel a écrasé les corps et espaces intermédiaires entre l’individu et le marché, que ce soit la corporation, les communautés, les syndicats, la famille, etc… L’individualisation galopante et les perspectives offertes par la multiplication des besoins de l’atomisation finale des individus ont entraîné dans son sillage l’émergence de nouvelles terminologies, qui, si elles semblent partielles et récentes, laissent entrevoir de nouvelles relations entre la production des services et notre être intime. De là est née la notion désormais si chère de “zone de confort” au sein de laquelle la personnalisation de la marchandise devient peu à peu l’horizon indépassable de l’expression de la liberté visant exclusivement à assouvir des désirs infinis. Cette rencontre et cette coïncidence entre l’individu et la marchandise n’est plus fortuite. Elle est la conséquence directe du développement et du perfectionnement d’algorithmes prédictifs toujours plus efficaces ne laissant plus la possibilité à l’individu de pouvoir échapper à son emprise. Sous les traits les plus séducteurs, la marchandise se confond avec le désir pour remplir le vide laissé par la société de consommation.

Ce sentiment de plénitude par la consommation trompe l’individu. Ce dernier est bercée d’une illusion à partir de laquelle il croit tirer une toute puissance en s’imaginant la marchandise au service de son propre désir. Sa toute puissance réside seulement dans sa capacité à choisir entre des produits déjà pré-sélectionnés et répondant à des objectifs de rentabilité. En réalité, l’individu se trouve piloté dans ses propres choix de façon inconsciente et ce pilotage lui cache tout échappatoire à la publicité et au consumérisme.

Cette dynamique de satisfaction du désir, devenant de plus en plus artificiel, s’appuie sur la traduction du monde en données pouvant nourrir les outils de compréhension des comportements des individus. La liberté de l’individu se trouve ainsi alignée sur les marchandises du capital. Il s’agit là d’un premier aspect de la dynamique reliant le désir à la production. Le second aspect réside dans la capacité à orienter les individus afin que ces derniers s’insèrent parfaitement dans les schémas de prédictions comportementales. À la manière des rats de laboratoire devant choisir entre la punition et la récompense, les individus sont désormais sommés de se soumettre à l’idéologie maternante mais toujours plus directive du capital. Le modèle coercitif est abandonné au profit d’un modèle plus suggestif et doux, reposant sur sur le volontariat et l’adhésion à cette séduction. Fini le patriarcat, place au matriarcat et à sa douce dictature.

Cette incitation à la bonne action, aussi bien juste qu’appropriée, va donc se refléter dans le déclenchement des réactions, le conditionnement des comportements, l’influence sur les décisions, la génération les addictions. Toute interaction entre l’individu et son environnement doit n’être régie que par les objectifs du capital. Plus de volonté de l’individu mais seulement un contrôle de masse. Songez à l’affichage d’une notification rougeoyante sur Facebook. Votre premier réflexe n’est-il pas de cliquer et de réagir conformément à l’information que l’on vous donne ? L’individu n’est plus qu’une vache à traire dont les pis fournissent la seule substance qui vaille pour le capital : son pouvoir d’achat.

Plus le temps passe, plus ces systèmes se perfectionnent, plus ils s’étendent. De l’individu, c’est la société toute entière qui est enchaînée à ses propres désirs. Plus elle consomme, plus elle produit de la donnée, réutilisée pour encore mieux l’asservir. Le cycle est sans fin.

La société est plus qu’un marché, elle est une prison à ciel ouvert

La nécessité d’extraire toujours davantage la plus-value combinée avec les avancées technologiques entraîne un automatisme de la gestion des sociétés et une autorégulation se suffisant par elle-même grâce à la numérisation des flux des individus entre eux. La politique est désormais un vain mot, l’autonomie, la communauté ou la liberté, des chimères. Si les philosophes et scientifiques aimaient à imaginer les villes comme des métaphores de système nerveux, la technique l’a rendu concrète et directement maîtrisable. Tout groupement d’individus est devenu une créature artificielle qui sait tout ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur. “Le code deviendra Loi” : par cette affirmation, on peut se laisser imaginer le futur du contrôle des masses permises par les systèmes de surveillances omniprésents. Les racines de ce mal se laissent peu à peu entrevoir mais son caractère inéluctable se devinait déjà chez des intellectuels ressentant cette imminence.

C’est le parachèvement de la société disciplinaire de Foucault, le sommet de l’organisation scientifique de l’humanité de Renan, l’émergence finale de la machine à gouverner du Père Dominique Duparle. L’outil se constitue peu à peu sous nos yeux tandis que sa main maîtresse existe depuis toujours. La tentation que les puissances du capital s’en emparent est forte. C’est un futur qui ne cesse pas d’être en train d’arriver.

“L’idéologie portée par la Silicon Valley se manifeste comme une guerre totale livrée à toutes les formes de contraintes, de limites et de frontières.”

Ainsi, même si le capital continue de se mouvoir et de se métamorphoser pour toujours mieux séduire aussi bien les foules que ses maîtres supposés, tout esprit indépendant et fièrement attaché à la protection de sa liberté face à l’asservissement programmé des masses doit répandre ce mot : cette nouvelle servitude volontaire ne passera pas par nous.

Erwan Kohl

Philippe Vion-Dury, La nouvelle servitude volontaire, Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, FYP éditions, 2016, 252 p.

 

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