Entretien avec Marc Obregon : « Le pouvoir biopolitique voudrait presque nous interdire de mourir pour asseoir son emprise sur notre existence »
Marc Obregon présente son essai, Contre les enfants du millénaire, chroniques d’une chute perpétuelle. Du syndrome Peter Pan au grand remplacement du réel, il nous explique le cheminement qui l’a mené du pamphlet au poème, pour dire ce monde.
Pour vous nous vivons au cœur d’une vaste parodie. Le réel est mort et il a été remplacé par sa simulation numérique. Ce constat implique un renoncement ou une envie de résistance ?
Il faut examiner les choses dans une dimension guénonienne : l’ère industrielle, puis l’ère numérique correspondent à des moments précis de l’Histoire où celle-ci coagule et se durcit. La technique, la sécularisation et la finance spéculative sont autant de symptômes d’un monde minéralisé, à basse température, dont on a extrait au forceps toute métaphysique et toute spiritualité. On pourrait tenter de dater le début de ce cycle. Pour certains il commence dès le néolithique avec la sédentarisation et donc les prémices de la production de biens pour autrui. On pourrait estimer aussi que la Réforme a été une période clé en aplatissant le christianisme pour tenter de le rendre conforme aux lois du marchés. Et que la Révolution Française – peu de temps après la révolution anglaise qu’on oublie trop souvent et qui s’est déjà chargée d’asseoir le pouvoir foncier – a achevé le travail en coupant définitivement le lien sacré qui existait entre une terre et son peuple : le Roi. Certains rois sont bien sûr fautifs également : je pense à Philippe Le Bel qui a entériné le pouvoir de la bourgeoisie, et bien sûr à Louis XIV qui a contribué à la façon dont la monarchie s’est peu à peu dédouanée de ses devoirs vis-à-vis du peuple et de Dieu. Guénon évoque l’ère industrielle par le vieil adage alchimique du Solve/Coagula : Dissoudre et Coaguler. C’est malheureusement selon lui le destin de toute matière organisée, donc de toute société. A cette phase de coagulation qu’a été le début de l’ère industrielle correspond une phase qui lui est presque contemporaine de dissolution, c’est-à-dire de récréation d’un simulacre de spiritualité qui serait raccord avec le matérialisme : c’est précisément l’âge de l’ésotérisme et du maçonnisme bas de gamme, du spiritisme, des conventicules d’initiés, où l’on se charge surtout de répandre une nouvelle hiérarchie, secrète, capable d’influencer les pouvoirs étatiques de manière transverse. Des mouvements comme l’anthroposophie de Steiner, la théosophie de Blavatsky ou l’Eglise de Thélème y sont d’ailleurs plutôt bien parvenus. Voici donc les deux mamelles de ce que Muray appelle très justement le nécro-socialisme : une partie institutionnelle, oligarchique et technolâtre qui entreprend les réformes et sabre les identités souveraines. Une partie occulte et millénariste qui se charge d’alimenter la première en fantasmes eschatologiques et en gnose pour les nuls. Entre les deux s’est précisément créé ce simulacre de civilisation dans lequel nous sommes désormais immergés jusqu’au cou, et dont toute réalité « causale » a été éliminée. En tant qu’occidentaux nous n’avons plus aucune prise sur notre réalité, devenue métastase, entropique et illisible. Nous sommes privés de toute expérience réelle et nous sommes asservis par de constants stimuli simulationnels. En tant que catholique, je dirais que le renoncement est impossible, et quelque part, je suis presque optimiste. La récente crise du COVID montre que les états et les pouvoirs profonds n’ont plus grand-chose à opposer. Cette dictature sanitaire qui s’annonce est tellement grossière qu’elle fleure bon la fin de règne. Les nations souveraines n’existent plus par leurs traditions, mais elles sont restées dans le cœur des hommes, ainsi que la Foi. Je crois à une possibilité de résistance, fût-ce par le plus humble des moyens : la prière ou la désobéissance civile.
Que vous inspirent les multiples mesures sanitaires et sécuritaires liées au Covid-19 ? Comment expliquer la soumission à ce genre nouveau de domination ?
La thèse de la « grande réinitialisation », ou great reset me semble tout à fait pertinente. Le Capital est un système organique qui a besoin cycliquement de se mettre en jachère pour gagner en vigueur. De tout temps les guerres – et de façon hystérique, plus récemment, les guerres mondiales – ont permis au Capital de se vivifier, de rebondir sur les crises foncières ou spéculatives, de créer des fronces sociétales inédites aptes à accueillir de nouvelles excroissances du marché. Le problème du XXIème siècle pour les gouvernements et pour les cénacles de décideurs, c’est que les guerres en tant que telles n’existent quasiment plus. Plus de conscription dans les pays occidentaux, des peuples tout entiers qui sont maintenus dans le formol du divertissement et du bullshit job. Et surtout, des conflits qui sont désormais exportés dans de lointaines contrées, et dont le terrorisme islamiste n’est qu’un lointain écho. Il a donc fallu inventer un conflit interne pour susciter une nouvelle jachère, pour lancer un reboot et aspirer la bulle de récession de 2020, prévue par les économistes depuis des années. La crise sanitaire est une aubaine à cet égard. Dans le monde entier, des états corrompus et assujettis aux pouvoirs métapolitiques que sont les sinistres organisations mondiales, de la Santé ou de Dieu sait quoi, eux-mêmes vampirisés par les entreprises multinationales, ont décidé d’utiliser une simple grippe chinoise pour achever leur processus de transformation. Le tout-numérique, la surveillance globale, le fichage et l’obtention de la servilité totale des peuples par la terreur, tout cela est en passe d’être obtenu pour une grippe qui a fait moins de 0.02% de mortalité sur le globe, et ce depuis un an. Il faut se pincer pour y croire. Nos parents ont connu une pandémie similaire en 1969, presque aussi meurtrière : personne ne s’en rappelle. A l’époque il était encore normal de mourir en hiver lorsqu’on a plus de 85 ans ou que l’on pèse 150 kilos. Aujourd’hui l’avènement du pouvoir biopolitique voudrait presque nous interdire de mourir pour asseoir son emprise sur notre existence tout entière. Il contrôle les naissances, jugule les grossesses, et maintenant il fait semblant de s’intéresser à quelques vieillards. C’est évidemment de la poudre aux yeux. La vie ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse, c’est le corps en tant que produit, source monétisable. Et le peuple suit, car il est parfois agréable d’être guidé, surtout lorsqu’on est terrifié. C’est un évènement historique : non pas cette petite fièvre wuhanaise (dont il faudrait par ailleurs expliciter l’origine exacte, qui reste sujette à caution) mais bien ce qu’en font nos élites carnassières.
Comment expliquer le succès des discours « déclinistes » et l’absence de réaction de leur public face au naufrage globale ? Les Baudrillardises et les Murayismes sont pour vous des simples pleurnicheries ?
Baudrillard et Muray font des parties des auteurs qui m’ont ouvert les yeux. Qui ont su verbaliser la grande virtualisation du monde moderne et qui parfois ont même fait preuve d’une médiumnité réelle par leur simple intuition philosophique. Lorsque je parle de pleurnicheries, en réalité je faisais davantage allusion à ma propre ambition en tant que pamphlétaire. Pourquoi en effet écrire après ceux qui ont déjà tout annoncé ? Peut-être, malgré tout, parce que mêler sa voix à celle des autres peut créer quelque chose. Susciter d’autres écrits. Ecrire à tout prix pour empêcher le sens de se dissoudre dans la sidération. Les discours déclinistes sont sans doute un moyen de fertiliser les âmes avec un peu de pourriture savamment dosée.
Dans cette débandade générale, vous remarquez que l’art (en particulier le cinéma) n’est plus capable de rendre compte de son temps. Pourquoi ?
Je pense que dans une posthistoire telle que nous la vivons, l’art a du mal à être autre chose que dégénéré. A partir du moment où l’œuvre d’art a pu se reproduire – que ce soit par l’imprimerie ou la numérisation – il y a eu comme une sorte de distorsion du réel par l’art, qui a produit le monde dans lequel nous vivons. Comme le dit le philosophe Yves Michaux, nous vivons dans un monde ou tout est devenu art, et où donc plus aucun art n’est possible. La séparation entre l’objet et son image a été comme fractalisée, épuisée par la capacité de reproduction. Il n’y a donc plus que des images d’images, des auto-référencements qui automatisent le processus artistique et brouillent l’inspiration. C’est l’ère du « même » chère à Internet. Si le cinéma a été prophétique et génial dès sa préhistoire, il s’est lentement tourné vers une sorte de romanesque feuilletonnant qui n’expérimente plus rien. Les films les plus radicaux et les plus merveilleux plastiquement ont été tournés avant les années 80. Aujourd’hui, peut être aussi parce que le système de production s’est complexifié suite à de nouvelles contraintes techniques et économiques, le cinéma n’a plus que des histoires à raconter. Selon moi l’art ne doit pas raconter d’histoires. Il doit prophétiser. Il doit tendre à la Vérité. Tous ces films de divertissement et ces séries basées sur des dialogues ou des psychologisations artificielles de personnages me semblent absolument ineptes. Je sauve bien sûr quelques derniers grands auteurs, comme David Lynch ou Lars Von Trier. Ou quelques plasticiens qui proposent au moins une expérience sensorielle, comme Gaspar Noé. Mais la moisson est bien pauvre.
Philip K. Dick est -il l’ultime prophète de notre temps ?
Philip K. Dick est une anomalie. Il fait partie de ces écrivains qui ont été traversés par quelque chose de divin et qui ont eu une prescience, non du futur, mais du présent – ce qui est sûrement encore plus insupportable. Comme d’autres avant lui – je citerai Léon Bloy – il a vu se superposer à notre temps « fléché », causal, un temps scripturaire, un temps biblique, qui est le vrai temps de la métamorphose et des cycles cosmiques. Toute sa vie il a combattu pour dompter ses visions, les apprivoiser à l’aide d’une littérature de niche, la science-fiction. Mais son vrai truc, comme il le dira plus tard dans son Exégèse, c’est la théologie pure. On dirait une sorte de père de l’Eglise incarné dans la peau d’un écrivain de SF californien, avec toutes les contradictions et les délires schizophréniques que cette cohabitation peut engendrer. Donc oui, à 100% prophète. Le monde n’a pas fini de ressembler à ses romans.
A lire : Marc Obregon, Contre les enfants du millénaire, Editions Nouvelle Marge. Disponible ici