Entretien avec Adrien Sajous : L’enfer du virtuel
Adrien Sajous, né en 1989, a été pendant une quinzaine d’années un gamer. Un beau jour, il prend conscience de son aliénation et s’éloigne petit à petit du jeu pour plonger dans la lecture. Partant de quelques idées jetées sur le papier, il finit par développer une analyse entière et radicale du fonctionnement du virtuel à travers sa substance capitaliste, jusqu’à l’écriture d’un livre chez Kontre Kulture, devenu à ses yeux nécessité.
R/ Tu as été un joueur de jeux vidéo en ligne comme pas mal de jeunes de ta génération. Comment es-tu entré dans ce monde virtuel et pourquoi en être sorti ?
Les gens n’entrent pas vraiment dans ce monde virtuel, c’est bien plutôt le virtuel qui entre en ce monde, et aujourd’hui, la « réalité augmentée » nous le prouve en faisant surgir des Pokémons à tous les coins de rue.
En tant qu’individu, je n’ai strictement rien de particulier qui puisse intéresser vos lecteurs. Comment suis-je entré dans le virtuel ? Comme tout le monde : par simple nécessité dialectique.
Pendant des siècles, le mode de production capitaliste nous a fait produire, circuler et vendre ses marchandises, produisant ainsi un lien social aliéné aux volontés de l’économie, mais gardant encore ceci d’humain qu’il nous réunissait autour de projets collectifs. Aujourd’hui, ce lien social est en train de s’éteindre dans l’isolement du sujet moderne : la servitude salariale et intérimaire le fait disparaître, la valorisation marchande n’a plus besoin de lui. En tant qu’êtres sociaux, nous voilà donc réduits à chercher du lien social dans la modernité comme des assoiffés cherchant un peu d’eau dans le désert : peu importe sa forme ou sa qualité, il nous en faut, c’est une question de vie ou de mort.
Si je suis entré dans le virtuel, ou disons, si le virtuel est entré dans ma vie, c’est parce que le virtuel, ce n’est pas tant le sujet. Le sujet, c’est le lien social que ce virtuel contient : voilà ce qui m’a poussé vers les jeux vidéo et voilà ce qui pousse tout le monde vers la virtualité en général, des réseaux sociaux aux jeux vidéo en passant par les sites de rencontre… et le reste.
Contrairement au réel (que nous pourrions définir comme une totalité dialectique se réalisant elle-même), le virtuel est un objet posé, clos et fini. Au bout d’un certain temps, le gamer finit par en épuiser les possibilités et le sens en général, pour dire les choses simplement : le virtuel, au bout d’un moment, on en a fait le tour. À partir de là, soit le gamer trouve la force de s’extraire du marécage des marchandises audio-visuelles pour passer à autre chose, soit il ne trouve pas cette force, reste sans bouger, s’y enfonce sous son propre poids et s’y enlise.
Si je suis sorti du virtuel, c’est parce qu’il n’était plus en mesure de me contenir. Aussi aliénés puissions-nous être, il y a un amour en nos cœurs que tous les ordinateurs de ce monde ne sauront jamais calculer et canaliser. L’amour de l’être se situe en dehors de toutes les comptabilités possibles et imaginables, autrement dit : l’amour de l’être ne passe pas dans les prises téléphoniques.
R/ Tu cites comme références Karl Marx, Guy Debord et Francis Cousin dans tes lectures. En quoi ces auteurs ont nourri ta réflexion ?
En plus de nous offrir un appareillage conceptuel inouï, ces auteurs nous indiquent la voie à suivre en terme de méthode. La valeur d’échange est en train de triompher sur le monde : à partir de là, aucun sujet ne peut être traité sérieusement sans être traité du point de vue de la lutte des classes et des mécanismes marchands en général.
Pour commencer par le commencement, et avant même de se demander pourquoi on y est entré, il faut donc considérer et comprendre le virtuel comme un produit du mode de production capitaliste : un jeu vidéo, c’est une marchandise. Le virtuel n’est que la forme paroxystique du spectacle tel qu’il a été décrit par Guy Debord ; il est, si j’ose dire, la réalisation matérielle et concrète de l’immatérialité de la valeur d’échange.
Sur le fond je n’ai donc rien inventé, et même les concepts psychosociaux que j’ai dû produire par mes propres moyens dans ce livre ne sont, à mon sens, qu’un simple énoncé du mouvement réel. Si on veut être exact, un concept, ça ne se produit pas à proprement parler, ça se cueille comme un fruit ou se chasse comme un gibier.
R/ Les réseaux sociaux et les jeux vidéos sont-ils les remèdes du capitalisme à la destruction des groupes sociaux ?
Avec le jeu vidéo, le capitalisme est effectivement en train de remédier à une rareté sociale qu’il a lui-même engendrée. Mais bien entendu, ce remède n’en est pas un : si le lien social a été cloisonné dans un espace virtuel, ce n’est pas pour nous soigner ni pour nous faire plaisir, mais pour mieux en faire un objet qui puisse être vendu.
Le lien social virtuel est donc triplement aliéné :
– premièrement, à la marchandise dans laquelle il reste cloisonné ;
– deuxièmement, aux seules formes et structures que cette marchandise voudra bien lui autoriser ;
– et troisièmement, au support informatique qui permet à tout cela de fonctionner, et qui n’est capable de produire que des calculs informatiques (qui n’est, si j’ose dire, en mesure que de mesurer).
Les réseaux sociaux s’appuyant sur un résidu de lien social déjà existant, ils ne constituent qu’une première étape dans la virtualisation de nos existences : je connais quelqu’un « en vrai », alors je l’ajoute sur Facebook. Avec le jeu vidéo, la seconde étape va bien plus loin et consiste à intégrer l’objectif commun à l’espace virtuel afin qu’un groupe social puisse se construire directement autour de lui, indépendamment de toute réalité sociologique préexistante. Dans un jeu vidéo, le lien social peut commencer à fonctionner tout seul, il n’a besoin d’aucune amorce de réalité.
Ainsi, pour structurer du lien social autour d’un objectif virtuel, le jeu vidéo se doit au moins de produire ce qui fait la base de toute société : une trifonctionnalité. C’est ce qu’il fait donc naturellement avec cette fameuse triade du Tank, du Heal et du DPS (celui qui protège, celui qui soigne et celui qui attaque) que nous retrouvons dans la quasi-totalité des jeux vidéo en ligne.
Le virtuel, en tant que re-présentation, ne fait que re-produire grossièrement un lien social ayant existé par le passé. Ce virtuel, censé nous offrir quelque chose de nouveau, n’est en fait rien d’autre que notre propre réalité passée, perdue. Ainsi, bien qu’étant à l’avant-garde du capital qui le produit, le jeu vidéo est condamné à rester sagement à l’arrière-garde du lien social qu’il reproduit.
R/Tu fais un lien entre les jeux vidéos et la pornographie sur le net. Penses-tu que ces deux univers ont le même rapport à la réalité ?
Effectivement, jeu vidéo et porno étant des substituts, leur rapport au réel est assez semblable : ce réel, ils ne font que le reproduire grossièrement, parce que cela coûte moins cher d’une part, et parce qu’il doit être aperçu et consommé le plus vite possible d’autre part.
Ce qui caractérise ces représentations modernes, entre autres, c’est leur instantanéité. Le jeu vidéo nous offre un rapport social instantané dans des groupes sociaux instantanés (ce qui pose parfois des problèmes compte tenu du fait que les groupes sociaux ont besoin de temps pour se structurer correctement), tandis que le porno nous offre la suite du programme : un rapport sexuel instantané.
Le rapport sexuel marchandise, tout comme le rapport social marchandise, est un rapport n’apparaissant que dans l’absence de rapports. Si le sexe est vendu ici dans des images, c’est bien parce qu’il est absent partout ailleurs dans le réel. Ce qui fait la richesse de ces produits misérables, c’est donc bien la stupéfiante pauvreté du monde moderne qui nous entoure : la richesse, comme tout le reste chez Marx, n’est pas absolue mais relative.
R/ La figure du zombie, qui peuple l’industrie des loisirs, t’a inspiré une analyse sur l’état de la jeunesse en Occident que nous trouvons originale. Le mort-vivant est-il le dernier stade de la pulsion d’autodestruction de notre civilisation ?
Difficile à dire… Je pense que non. Qu’il en soit un parmi les derniers, peut-être, mais nous aurons probablement droit à pire : pour le moment, nous n’assistons pas à des vagues de suicides collectifs, ça peut aller, n’exagérons rien. En revanche, ce dont on peut être à peu près certain, c’est d’avoir affaire à un phénomène socio-culturel dépassant allègrement la simple mode passagère.
Le zombie n’est qu’une grossière représentation, lui aussi. Et ce qu’il représente, au fond, c’est le consommateur occidental moyen. Il est laid, bête et dangereux, il dévore toute la vie qui l’entoure… le zombie n’est pas un vivant devenu mort mais bien un mort devenu vivant, un mort assumant enfin sa vraie nature, un mort s’étant enfin débarrassé de tous les artifices modernes qui pouvaient encore nous cacher l’horreur de sa condition et de son comportement. Se déguiser en zombie, ce n’est donc pas se déguiser : c’est au contraire se dévoiler, se mettre à nu.
Entre le consommateur moyen des galeries marchandes et le zombie, nous pouvons trouver un rapport d’équilibre, une dialectique hégélienne. L’un est tout gentil, tout poli et tout propre, tandis que l’autre est agressif, bruyant et malodorant. Le zombie, c’est notre négation : c’est le consommateur occidental qui s’assume enfin contre tous les artifices modernes qui le cachaient jusqu’alors.
Si le consommateur moyen s’amuse à dégommer du zombie dans des jeux vidéo, c’est parce qu’il se déteste profondément, et s’il joue à se déguiser en zombie, c’est pour se déstresser un bon coup sur le terrain inverse en abandonnant momentanément tout le coté oppressant et insupportable des obligations sociales de la modernité.
Sous son voile libéral-libertaire fallacieux, cette société est si normée et totalitaire qu’elle en est devenue invivable. Le zombie est là pour rééquilibrer un peu les choses, et en cela il reste une marchandise de décompression comme une autre (d’où sa présence dans tant de jeux vidéo). Tout est permis, mais rien n’est possible. Se déguiser en zombie, c’est permis et ça ne contient rien de subversif. Le subversif ne réside pas dans la négation, mais dans la négation de la négation. Nier être un consommateur en consommant de la culture zombie, ça ne dérange pas le capital : tant qu’on consomme quelque chose, tout va bien. Mais dévoiler le consommateur qui se cache derrière le zombie pour le nier lui et sa négation avec, là, ça commence à devenir intéressant.
R/ Selon toi, que signifie la mise en scène de l’effondrement total de la société dans de récents films, jeux ou séries apocalyptiques ?
Comme vous le soulignez, cette mise en scène est présente un peu partout dans la culture moderne : films, jeux, séries… et sa puissance de persuasion est telle que nous pouvons déceler ses effets jusque dans votre question : contrairement à ce qu’elle tente de nous faire croire, cette mise en scène n’est en rien celle d’un effondrement total de la société marchande, puisque toutes les logiques d’appropriation, de concurrence et d’assujettissement y restent toujours intactes.
Lorsque le capital met en scène son propre effondrement à venir, c’est pour mieux nous faire croire que celui-ci sera synonyme de rareté et de violence, et que donc ici, maintenant, nous serions dans l’abondance et la tranquillité. La bonne blague !
En tant que produits du capital, jamais un film, une série et encore moins un jeu vidéo ne seront en mesure de mettre l’effondrement de la société marchande en scène comme un événement potentiellement heureux, au cours duquel l’humanité prendrait conscience d’elle-même et déciderait enfin d’abolir la marchandise et ses aliénations pour en finir avec les âneries. L’abolition de l’État, du salariat, de l’argent, de la propriété, de la concurrence, des chefferies diverses et variées et la construction de la communauté humaine pour l’amour de l’être, c’est pas au programme de The Walking Dead.
Ce qu’il y a de positif à retenir dans le succès de ces mises en scène et de la figure du zombie qui les accompagne souvent, c’est le ras-le-bol qu’elles expriment implicitement. Que les gens rêvent de l’effondrement – ne serait-ce que partiel – de cette société, ça reste bon signe. Si tout le monde était encore en train d’applaudir le monde moderne, là, on aurait vraiment de quoi être inquiets.
R/ Les jeux vidéos sont des représentations mentales totalement reconstruites. Pourtant tu doutes qu’ils puissent avoir une influence politique directe sur les joueurs ?
Oui, au risque d’en étonner certains, je pense que les jeux vidéo ne véhiculent aucun message politico-idéologique précis, pour une raison toute simple : parce qu’à l’heure actuelle, ils restent incapables de véhiculer des messages en général, de quelque nature que ce soit.
Un jeu vidéo n’est pas un média comme un autre, il ne fait pas médiation entre l’émetteur d’un message et son récepteur. Face au virtuel, le joueur est à la fois émetteur et récepteur, mais seulement de ses propres messages. Ce qui l’amuse, c’est d’envoyer des requêtes dans le jeu pour voir comment et à quelle vitesse elles seront traitées et renvoyées vers lui. Dans un tel bazar, on aura beau mettre de la propagande ici ou là… le gamer ne l’apercevra quasiment pas.
Si l’idéologie libérale y est souvent présente (comme dans la série des GTA), c’est seulement parce qu’en tant que re-présentation d’un monde libéral passé, le jeu vidéo ne peut qu’être libéral à son tour.
Le virtuel présent, c’est un réel passé. Quand bien même on serait en train de jouer à Star Wars dans un jeu vidéo, rien de nouveau sous le soleil virtuel : les systèmes sociaux et marchands des mondes prétendument futuristes ne sont, en réalité, que représentatifs d’un passé totalement obsolète. La preuve en est que les mecs ont accès à des technologies laser d’une puissance folle mais qu’ils se construisent des armes moyenâgeuses avec (comme des sabres), et qu’ils se font servir le café par des robots intelligents sans jamais penser à les souder sur les sièges de pilotage des vaisseaux pour les envoyer faire la guerre des étoiles à leur place, alors que les drones d’aujourd’hui se battent déjà entre eux dans une autonomie quasi complète. Les films ou les jeux vidéo futuristes parviennent peut-être à anticiper les technologies de demain, mais pour la plupart, ils oublient d’anticiper les gigantesques bouleversements qu’elles engendreront dans nos rapports sociaux et dans nos sociétés en général.
R/ La valorisation de la culture geek est-elle l’ultime stade du fétichisme de la marchandise selon toi ?
Comme pour la figure du zombie, j’ignore s’il faut parler de stade ultime ou non, mais à l’heure actuelle, la culture geek compte effectivement parmi ce qui se fait de mieux en terme de fétichisme de la marchandise, puisque cette culture parvient à valoriser des personnages et des objets n’ayant strictement aucune réalité matérielle d’une part, et aucun message de quelque nature que ce soit à nous transmettre d’autre part, comme indiqué en synthèse dans ma réponse à votre question précédente (plus de détails dans le livre).
La culture geek, c’est la culture du néant. Alors que le spectacle publicitaire ne pouvait, à une époque, qu’être le produit d’un produit déjà existant, le spectacle publicitaire d’aujourd’hui nous est vendu directement comme un produit, sans même qu’un vrai produit n’ait à exister avant lui.
La culture ne peut que correspondre à l’économie dont elle est issue. Ainsi, dans une économie se virtualisant, la culture geek a de beaux jours devant elle.
Cet éloignement du spectacle par rapport à la matérialité de sa marchandise est à mettre en relation avec l’éloignement de l’économie dite spéculative par rapport à l’économie dite réelle. Nous assistons là à une seule et même chose, à un seul et même mécanisme : triomphe absolu de l’immatérialité de la valeur d’échange. Soit dit en passant, il nous suffit d’avancer un pas de plus dans cette réflexion pour comprendre que l’éloignement de la psyché humaine par rapport à sa réalité biologique est issu du même mécanisme, la théorie du genre et les diverses idéologies transhumanistes du capital n’en étant que les justifications, les faire-valoir.
La marchandise virtuelle n’est pas une fausse marchandise, elle n’est pas une marchandise qui aurait ceci de particulier qu’elle serait, contrairement aux autres, en train de nous mentir. Non, la marchandise mentait depuis le départ : si elle a bien voulu répondre à nos besoins humains et matériels pendant quelques temps, c’était seulement pour mieux répondre aux besoins marchands et immatériels de la valeur d’échange se valorisant. La marchandise virtuelle n’est donc pas un raté, une dérive ou une erreur de trajectoire, elle est au contraire ce que la valeur d’échange visait dès le départ dans la lunette de son fusil.
R/ Tu avances l’idée que le capitalisme est arrivé à un point critique. La fuite dans le virtuel est-elle la solution à la crise ?
Après s’être approprié les derniers lieux de notre biologie la plus intime (spermatozoïdes, ovaires, utérus…), le capitalisme en crise de solutions ne pourra effectivement trouver de solution à sa crise que dans la fuite en avant virtuelle. Mais cette solution illusoire ne résoudra rien compte tenu du fait que, premièrement, seul le travail humain exploité est en mesure de produire de la valeur, et que, deuxièmement, seul le réel est en mesure de produire de la réalité.
– La marchandise aura beau circuler à toute vitesse dans des fils électriques, elle n’échappera pas à la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit que Marx avait parfaitement identifié comme la contradiction majeure du mode de production capitaliste (le rendant impossible à équilibrer).
– Le virtuel aura beau reproduire le réel à toute vitesse, il restera incapable de le reproduire intégralement compte tenu du fait qu’il réside en lui, et quand bien même un miracle viendrait lui autoriser cette impossibilité dialectique, il ne restera capable que de reproduire le mode de production capitaliste… et ses contradictions avec !
Mais que vos lecteurs ne soient pas attristés par un tel constat. Qu’un joli sourire illumine plutôt leur visage : le virtuel ne sera pas plus capable d’équilibrer les horreurs de l’économie que de stabiliser notre niveau d’abrutissement. Courage les amis, virtuel ou pas, le grand renversement aura lieu. Il approche, on y est presque… enfin !
A lire :
Adrien Sajous, Sociologie du gamer, Editions Kontre Kulture, 126 pages, 12 euros.
Pingback: Entretien avec Adrien Sajous : L’enfer du virtuel - Plebiscis