Christ et Révolution : La Théologie de la Libération en Amérique du Sud
Philosophe critique, Michel Lhomme a consacré une passionnant article dans la revue Nouvelle Ecole à la question de la Théologie de la Libération en Amérique Latine ( n° 62 de l’année 2013 disponible ) . L’occasion pour nous de revenir sur un courant très particulier du catholicisme du XX siècle.
R/ Que recouvre exactement le terme de Théologie de la Libération ? Quels sont ses origines et ses fondements ?
Quand on évoque la Théologie de la Libération, on fait référence d’emblée à un courant théologique latino-américain développé par des penseurs tels que Helder Camara, Gustavo Gutierrez, Leonardo Boff ou Frai Betto. Ils sont effectivement latino-américains mais la Théologie de la Libération s’étendra ensuite à toute la théologie moderniste. La Théologie de la Libération a émergé dans le contexte des décolonisations et des mouvements de libérations des peuples du Tiers Monde mais surtout, pour ce qui est plus propre à l’Amérique latine, dans celui de la lutte contre les dictatures militaires (en particulier au Brésil et en Argentine), la montée en puissance du marxisme dans les années 60 et 70, la lutte armée dans les années 80-90 (Pérou, Colombie).
Or, au même moment, par le concile Vatican II (de 1962 à 1965), l’Eglise cherchait à se recentrer socialement avec un souci d’ouverture au monde, d’œcuménisme, d’engagement envers les pauvres et de plus grande justice sociale. L’acte officiel de naissance de la Théologie de la Libération fut en Colombie, à Medellin en 1968, lors de la conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM). Auparavant, en mars 1964, lors d’une rencontre préparatoire de théologiens latino-américains à Petrópolis au Brésil, le péruvien Gustavo Gutiérrez avait défini la théologie comme une « réflexion critique sur l’action ». Cette idée en soi marxisante (Gustavo Gutiérrez fut formé en France à l’école dominicaine du Saulchoir par les pères Chenu et Cougar proches des prêtres ouvriers) fut ensuite développée et approfondie pendant des rencontres à La Havane, Bogota et Cuernavaca en juin et juillet 1965. D’autres réunions furent encore organisées pour préparer la conférence colombienne.
Mais c’est bien là, à Medellin, lors du CELAM que très officiellement, l’expression « Théologie de la Libération » fut utilisée pour la première fois en 1968. La Théologie de la Libération, c’est donc un peu en quelque sorte le mai 68 des curés ! Gutiérrez développa et articula sa pensée dans un livre dont le titre Théologie de la libération paru en 1972 est considéré comme le point de départ de ce courant théologique. La même année, le presbytérien brésilien Rubam Alves soutenait sa thèse, Towards a theology of liberation car il faut souligner que la Théologie de la Libération n’affecta pas seulement l’Eglise catholique, elle toucha toute la théologie chrétienne y compris le monde protestant. Dix ans plus tard, en 1978 et au plus haut sommet de l’Eglise, le concept clé de la Théologie de la Libération deviendra officiel: c’est « l’option préférentielle pour les pauvres », expression qui résume aujourd’hui toute cette théologie. Elle désigne cette obligation reconnue par le Vatican d’analyser le monde et d’agir en choisissant le point de vue du pauvre, la situation du pauvre (influence de Sartre).
Le pape actuel François 1er, jésuite argentin, issu de l’Episcopat latino-américain illustre ce triomphe de la Théologie de la Libération au plus haut sommet de l’Eglise. Mais là, il s’agit bien sûr d’une Théologie de la Libération vidée, dépouillée de tout contenu politique révolutionnaire. En Argentine, le pape François ne trompe pas son monde car si les jésuites argentins furent très engagés dans la lutte contre la dictature militaire entre 1976 et 1983, François, lui, n’était pas à leurs côtés. Il était bien planqué comme professeur de théologie conforme et carriériste. Ceci étant, on ne peut pas dire non plus qu’il soutint la dictature comme certains l’ont écrit et en fait, Jorge Bergoglio était proche des péronistes de l’OUTG. Sans ostentation et dans la discrétion, il protégea certains jésuites marxisants mais ce n’est pas lui que la police militaire réveillait au petit matin pour la torture. Lui, à ce moment-là, il priait !
R/ Sur quelles bases sociologiques la coupure radicale, au sein du catholicisme sud-américain, entre les tenants d’une société ultra conservatrice mais capitaliste et ceux d’un projet social-révolutionnaire d’inspiration chrétienne s’est-elle faite ?
Ce fut un lent processus. L’encyclique Rerum Novarum de Leon XIII date de 1891. C’est elle qui inaugura ce style de communications pontificales adressées aux hommes sur les problèmes sociaux et économiques propres à la société industrielle qui donnera naissance à ce qu’on appellera plus tard la « doctrine sociale de l’Eglise ». Cet enseignement social de l’Eglise ne prétendait pas à une lecture scientifique de la réalité sociale mais petit à petit, au fur et à mesure de l’influence grandissante du marxisme dans les sciences humaines, le discours chez les théologiens se radicalisa dans une opposition de plus en plus affirmée entre Capital et Travail. Les prêtres au contact des classes populaires et des ouvriers vont alors faire corps en Amérique latine à l’idée de la noble lucha, la lutte noble pour la Justice. La Théologie ne pouvait rester purement indifférente et théorique. Elle exigeait sa praxis d’autant qu’elle n’était à l’époque qu’une réflexion abstruse sur des dogmes abstraits comme la transsubstantiation ou l’Immaculée Conception, des concepts à mille lieues de ce que vivait quotidiennement les curés dans leurs paroisses. Devinrent alors de plus en plus fréquents dans les textes les appels à la transformation sociale, à la recherche de nouvelles formes de communion et de participation sociale, des appels surtout au retour d’une église primitive et authentique, l’Eglise des catacombes et des misérables, des petits, le retour au Christ mais à un Christ vivant, pain de vie, l’homme-Dieu à côté des pauvres, l’homme aussi du refus qui osait braver les Pharisiens et les puissants.
Nonobstant, au XIXème siècle, en pleine guerre d’Indépendance, l’Eglise latino-américaine avait déjà été divisée entre une hiérarchie qui défendait l’Espagne et un clergé populaire rangé du côté des Libéraux et influencé par les Lumières européennes. Le clivage à l’intérieur de l’Eglise latino-américaine entre conservateurs et libéraux a toujours existé. Souvenons-nous de la Controverse de Valladolid entre ceux qui osaient vérifier si les Indiens avaient une âme et ceux qui se soulevaient, s’en révoltaient et prenaient les Indiens dans leurs écoles et leurs séminaires. Ce qui fut intéressant dans la Théologie de la Libération, c’est que ce débat entre conservateurs et progressistes s’élevait maintenant à une dimension théologique et en plus, théologico-politique. La Théologie de la Libération osait confronter le texte même de la Parole de Dieu à la réalité sociale. Je crois qu’à cette confrontation du texte évangélique et du luxe dans lequel vivait et vit encore parfois l’Eglise officielle latino-américaine, les curés de la rue, des petites paroisses, des bidonvilles et des Pueblos Jovenes ne purent résister. Ils prirent la parole et parfois, les armes.
R/ Les conceptions mises en avant par le Concile Vatican II semblent avoir été le moteur d’une « Nouvelle évangélisation » militante en Amérique Latine. Cette dynamique fut-elle à l’origine de la Théologie de la Libération ?
Non. Il faut faire attention aux termes. La « Nouvelle évangélisation » est un terme introduit par le pape Jean-Paul II au cours d’un voyage apostolique en sa terre natale dans la Pologne communiste de 1979. Le terme fut repris par la suite pour interpeller les Églises d’Amérique latine afin que les fidèles catholiques réaffirment leur foi c’est-à-dire se désolidarisent en fait de la révolution et de la transformation sociale. Jean-Paul II avec le cardinal Ratzinger, le futur Benoit XVI, étaient parmi les adversaires les plus féroces de la Théologie de la Libération en Amérique latine. Après le Concile Vatican II et l’encyclique Populorun Progressio, le pape Paul VI rédigea une Lettre apostolique connue comme la Octogésima Adveniens. Dans cette lettre, l’Eglise renonçait explicitement à proposer un modèle social et politique qui aurait été à mi-distance entre le modèle capitaliste et le modèle socialiste, ce qu’on appelle la troisième voie chrétienne. Elle se proposait de collaborer à la recherche de systèmes politiques plus justes et plus humains. Cette coopération, cette recherche devait se faire à partir de la base, à partir des communautés chrétiennes de base (modèle des »cellules de base » sans doute pris aux communistes mais qui avait déjà très bien fonctionné dans le Brésil misérable des années 50).
Paradoxalement, cette initiative eut une immense répercussion en Amérique latine mais aussi dans tout ce qu’on appelait à l’époque le Tiers-monde, parce qu’elle impliquait de prendre au sérieux la politique comme une nouvelle manière exigeante de vivre le compromis chrétien avec les pauvres et les déshérités. Effectivement, comme le diront en réaction les intégristes catholiques, l’Eglise était devenue communiste. C’est un peu ce que Jean-Pierre Moreau appelle le »terrorisme pastoral ». Renonçait-elle alors à l’Evangélisation ? Sans doute et c’est ce qui explique en grande partie que plus tard et très vite, les mouvements pentecôtistes et évangéliques s’engouffreront dans la brèche ouverte car les Latinos comme tous les païens ont besoin qu’on leur parle de Dieu ou des Dieux. Ils ont besoin de la conversion.
R/ Comment les prêtres et les fidèles mirent-ils en œuvre les idées de la Théologie de la Libération ?
D’abord, entre Vatican II (1961) et Medellin (1968), la Théologie de la Libération ce sont avant tout des idées et une vaste production théorique qu’atteste des œuvres aussi diverses que La force historique des pauvres du péruvien Gustavo Gutiérrez, traduite en français aux Editions du Cerf en 1986 ou celle, encore plus radicale, des deux frères brésiliens, Clovis et Leonardo Boff. Les frères Boff publièrent par exemple de véritables brûlots comme Ecclesionis, les communautés de base réinventent l’Eglise et une Théologie du Politique. Leonardo Boff né en 1938, récipiendaire du Prix Nobel alternatif en 2001 fut condamné au silence en mai 1985 par le Vatican qui lui interdit tout enseignement qu’il soit oral ou écrit. Il a d’ailleurs quitté le sacerdoce en 1992 et vit maintenant en concubinage avec une ancienne divorcée et ses cinq enfants ! Pas très catholique tout cela !
Gustavo Gutiérrez né à Lima en 1928 et devenu dominicain sur le tard en 2004 est beaucoup plus posé. A partir de 1968, tous les séminaires ou facultés de théologie latino-américaine vont diffuser les idées de la Théologie de la Libération. En réaction, quand elle le pourra, l’Opus Dei ouvrira ses propres instituts pour contrer cet enseignement (au Nord du Pérou, l’Université de Piura par exemple). Dans les années 70-90 et de manière très disparate selon les pays qui ont tous une histoire politique singulière, les prêtres s’investirent dans les combats politiques, le plus souvent dans les bidonvilles ou dans les favelas. Au Nicaragua par exemple, il y eut même carrément un schisme ecclésiastique avec la constitution d’une Eglise Populaire dissidente qui sera condamnée fermement par la Conférence épiscopale de l’Amérique centrale. En fait, l’engagement des prêtres était socialisant. Tous espéraient ainsi qu’en 1979. la deuxième conférence épiscopale, celle de Puebla à Mexico allait affirmé au cœur même de l’Eglise officielle ce tournant socialiste, pour ne pas dire léniniste, de l’Eglise latino-américaine. Mais Puebla fut un échec. Jean-Paul II en bon connaisseur du marxisme s’empressa de remettre les points sur les »i » dans un discours devenu célèbre qu’il tint dans la basilique de Guadalupe : « Soyez des prêtres ou des religieux mais pas des dirigeants sociaux, des leaders politiques ou des fonctionnaires du pouvoir temporel ! » Il fut alors vivement applaudi. Le choix n’était plus alors de lutter avec les pauvres et pour les pauvres mais de « préférer les pauvres ». La guérilla avait fait trop de morts.
Peut-être, vous demanderez-vous mais c’était quoi, concrètement, les cellules de base ?… Je vais donc vous en donner un exemple vécu, aussi bien dans des villages perdus des Andes que dans des cellules de base de la Cité Soleil à Haïti. A Pâques, on projetait souvent dans le cadre du ciné-club paroissial le film de Pier Paolo Pasolini, L’Evangile selon St-Mathieu. Je connais tellement bien le film que je suis même capable de vous citer dans la projection tous les anachronismes du tournage qui apparaissent à l’écran ! Je ne sais si vous vous souvenez du film mais il y a une longue séquence en gros plan de l’acteur principal, le basque, Enrique Irazoqui. Il prêche. C’est carrément dans l’intonation et l’imprécation un sermon fasciste ou bolchévique, une incantation révolutionnaire dont tout le thème brode autour de « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ». Je vous assure qu’après le film, et une projection conviviale un peu exaltée par quelques chants rythmés, il n’était alors pas difficile aux communistes ou aux maoïstes présents dans la salle de recruter les jeunes ados pour la guérilla. Les cellules de base ont aussi servi à cela. Aristide en Haïti était la figure principale de Ti Legliz, La petite Eglise. Et puis, il faut avoir à l’esprit que comme partout ailleurs, sauf peut-être en Afrique, l’Eglise latino-américaine souffrait aussi de la crise des vocations. Plus de 70 % des célébrations dominicales dans l’Eglise du Brésil se font sans prêtres et sont conduites par des laïcs c’est-à-dire des laïcs qui s’investissent. Or, les laïcs qui s’investissent en Amérique latine sont souvent des laïcs politisés, militants dans des partis ouvriers.
R/ Les autorités du Vatican condamnaient la Théologie de la Libération, avant de récupérer certains de ses aspects. Quelle est la position des l’Eglise sur cette question aujourd’hui ?
Pour le Vatican, le point de fracture théorique est bien l’idée de « libération ». Pour Rome, les théologiens latino-américains l’auraient confondu avec l’idée de salut, (salvacion en espagnol rime avec liberacion ). Or, le salut est pour les Chrétiens le triomphe final de l’homme entrant au Ciel. Tous peuvent y prétendre, riches ou pauvres, misérables ou milliardaires. Le salut ne pouvait en aucun cas être assimilé à la libération des pauvres et de tous les opprimés de la terre, à une libération discriminante, de classe. Or, s’il n’y a pas d’engagement, pas de lutte pour la libération des pauvres, il n’y a plus alors de Théologie de la Libération, plus de lutte des classes ni d’Eglise politique. L’Eglise retourne à ses pénates : la charité et la bienveillance, l’« option préférentielle pour les pauvres » c’est-à-dire la rédemption. L’Eglise ne put donc jamais accepter en fait cette idée d’un « Christ libérateur », d’une sorte de Simon Bolivar mystique aux cheveux longs. C’est pourtant par cette figure charismatique que sans complexes, partout jusqu’en Océanie, elle se vivifia dans les années 70. Aujourd’hui, elle tient cette ligne de compromis entre Medellin et Puebla de travailler de manière préférentielle mais non exclusive pour les pauvres. Elle vénère Marie la dolorosa et non plus le Christ guerrier (Voyez le film Cristeros, par exemple). Elle fait à sa manière de la discrimination positive mariale pour rejeter tout combat politique, toute violence armée. Elle se féminise. Pour elle, le changement social ne doit pas se produire par la violence extérieure mais par une conversion intérieure, le changement mystique du cœur de l’homme. Bref, l’Eglise ne lit pas Rébellion car il nous faut aussi poser la question qui fâchera les tendres et les croyants : la violence est-elle vraiment inutile en politique ?
R/ De nombreux prêtres sont tombés sous les coups de la répression des états autoritaires anti-communistes et pro-américains. Le combat contre la subversion visa-t-il particulièrement l’Eglise ?
On ne peut pas faire de réponse uniforme. C’est parfois un peu le défaut quand on parle de l’Amérique latine du point de vue politique en Europe, il n’y a pas en fait une Amérique latine politique mais des Amériques latines. Parfois, la Théologie de la Libération était l’Eglise officielle en bute avec l’Etat (le Salvador, plus complexe pour l’Argentine, le Brésil ou le Chili), dans d’autres cas, elle se trouvait du côté de la subversion et en rupture avec sa propre hiérarchie officielle locale (cas du Pérou ou de la Colombie par exemple). En Colombie, l’Eglise a, par exemple, toujours été traversé par le clivage politique. Dès le XVII-XVIIIème siècle, on parle déjà dans les régions des »bons prêtres » ceux qui sont du côté des métis, ceux qui défendent les « nègres» .
Quant aux curés qui prirent réellement les armes, ils sont en fait rares et peu nombreux. En fait, il y en a eu peu. Au Pérou, par exemple, durant la guerre civile (1980- 1995), quelques prêtres cachèrent effectivement des membres ou des armes du Sentier Lumineux maoïste ou surtout protégèrent des militants du mouvement indigéniste Tupac Amaru. Des prélats se refusèrent à collaborer avec la police, l’armée ou les milices pour les arrêter. Il y eut de nombreuses complicités de ce genre mais pas de réelle participation armée des prêtres ou des religieux. Un prêtre est d’abord en soutane. Il n’a pas l’habitude du treillis. Et puis n’oubliez pas, c’est sa spécificité, son originalité : la religion catholique est la seule qui sépare Dieu et César, la seule qui oppose la Foi à la Loi, la seule qui se méfie en fait du politique.
R/ Le soutien de prêtres aux guérillas révolutionnaires et patriotiques en Amérique fut t il important ? Certains passèrent même dans la clandestinité ? Comment fut géré par eux ce passage à la lutte armée ? Comment les forces d’Extrême Gauche réagirent à cet engagement ?
Non. Comme je l’ai dit ci-dessous, l’engagement des prêtres dans la guérilla fut en fait très marginal et localisé parce que ce n’est justement pas facile pour un prêtre de porter les armes. Pourquoi par exemple la Colombie ? Parce qu’il y a toujours eu là-bas une tradition de bandoleros, de bandits à la robin des bois, un peu comme au Mexique mais aussi des luttes régionales très marquées. Au Chiapas, on peut parler d’une autre variante, une sorte de nouvelle théologie, une « théologie Indigène ». En fait, la Théologie de la Libération n’est pas le produit d’un marxisme ordinaire. Les «gauchistes», disons les communistes locaux, n’appréciaient pas forcément de voir des croyants prôner la Révolution, de voir des chrétiens et des »cathos », la croix sur la poitrine s’engager dans la guérilla et prier avant de bivouaquer. Et puis, il y a quelque chose de plus qui devrait vous intéresser. Le catho engagé dans la lutte armée ne rentrait pas exactement dans le cadre d’une orthodoxie internationaliste. Il connaissait le matérialisme athée propre au marxisme. Sa conscience était plus populaire que celle des appareils. Elle soulevait surtout la question du penseur péruvien, José Carlos Mariategui à savoir la question d’un marxisme différent, d’un marxisme pour une fois identitaire et racial, d’une identité latino-américaine du marxisme élevée à la dimension émancipatrice d’un peuple voire même, allons plus loin, d’une ethnie latino-américaine, la paradoxale race métis. Tout ce genre de discours était pour les internationalistes très suspect…
R/ Vous rappelez que face à cela, un soutien financier important fut apporté par les services secrets américains pour implanter les missionnaires évangélistes en Amérique du Sud dans les années 1980. Peut-on voir dans le succès actuel des églises protestantes ou des sectes minoritaires une conséquence de cette aide ?
Non seulement elle est la conséquence de cette aide mais elle demeure jusqu’à aujourd’hui et comme partout dans le monde, en Afrique et en Asie, y compris en Océanie et jusqu’en Polynésie française, le bras pacifique de l’influence américaine. Depuis quelques années, l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, est devenu l’un des éléments essentiels de la géopolitique américaine partout dans le monde. Il est également connu que le courant évangélique, qui regroupe plus de 70 millions de citoyens des États-Unis et s’appuie sur plusieurs centaines de milliers de «pasteurs-propagandistes» appointés, s’exporte largement en Amérique latine par l’Evangelical Union of South America. Au Brésil, les Églises évangéliques auraient plus de 30 millions d’adeptes mais aussi au Japon, en Afrique, au Proche-Orient et jusqu’en Inde ou en Chine.
En Irak, on a vu les missionnaires des sectes évangéliques arrivés dans les fourgons de l’armée états-unienne. Leur force n’est pas ici une Théologie de la Libération mais je dirai une stratégie de la conversion.
C’est la conversion, le retournement dans la foi qui constitue l’aspect le plus spectaculaire de l’activité des églises évangéliques et cela marche très fort parce qu’effectivement, elles proposent une libération intérieure immédiate, une catharsis névrotique. Ainsi, la stratégie états-unienne d’évangélisation qui cible ces peuples, des peuples souvent authentiquement païens ou autrefois animistes, s’appuie non seulement sur des missionnaires envoyés sur place mais aussi sur des acteurs évangéliques locaux organisés en réseau et qui tissent toute une organisation de solidarités sociales, d’infrastructures de salles culturelles et sportives pour les jeunes. Le message évangélique est rudimentaire mais parfaitement adapté à la misère : c’est l’expurgation du Mal, la satanisation des rapports sociaux, l’exorcisme collectif pour remplacer la Révolution. Quant au Mal, n’ayez crainte : une autre branche de la CIA s’en occupe !
A la CIA, on n’a pas besoin de lire Adam Smith pour connaître la division du travail et le partage des tâches : évangéliques d’un côté et gay mouvement de l’autre ! Effectivement, il faut entendre les prêches virulents du dimanche aux Caraïbes ou au Salvador dans de petites églises évangéliques pleines à craquer. Le pasteur très bien formé aux techniques de persuasion et de communication (Bernays) y fait un véritable « show » micro à la main, haranguant les foules en piochant souvent des paraboles dans sa propre vie ou la vie de ses fidèles. A la porte déjà, on affiche généralement les dettes de chacun. Le pasteur qui est par exemple au courant qu’un mari est rentré ivre et a tabassé sa femme le désigne carrément du doigt dans l’assistance. Croyez-moi, il ne recommencera pas deux fois ! Le public répond, applaudit, chante, lève les mains au ciel. Le Dieu vivant n’est pas ici une métaphore. Des millions de Latino-Américains, déçus du catholicisme, peuplent aujourd’hui les églises évangéliques. S’agissant du continent où vit la moitié des catholiques de la planète, cette persistante érosion est l’un des plus grands défis lancés au Vatican : les fidèles évangéliques représentent déjà 30% de la population au Salvador et au Guatemala. Or, si l’on regarde de plus près, toutes ces confréries créées souvent de toutes pièces par des gourous locaux dépendent de grands réseaux américains: Communauté biblique Salem, Eglise baptiste Béthanie, Eglise prophétique Kemuel, Eglise du Tabernacle, du Nouveau Tabernacle et même, j’ai vu dernièrement aux Caraïbes les Jah Temple sur fond de reggae revisité et christianisé, l’hostie ayant remplacé le joint.
Tout cela commence en général dans des petits hangars animés par de jeunes pasteurs qui ne subissent pas les contraintes du célibat et celle des longues études imposées par l’Eglise catholique. Ils sont en général très excités, médiocrement cultivés mais ils connaissent l’Ancien Testament par cœur et surtout le Livre de l’Exode et de Daniel, en gros la libération d’Egypte et l’Apocalypse. Tout cela ne les empêche pas de rouler très vite en 4 X 4. C’est cela la nouvelle évangélisation commencée dans les années 80. Elle n’est pas catholique mais elle s’est imposée parmi les plus déshérités, elle a gagné toutes les couches de la population et chaque fidèle doit 10 % de ses revenus à son Eglise. Dans les Etats indiens du sud du Mexique, où la formation de diacres pouvant célébrer la messe en langue vernaculaire avait été interrompue par Jean-Paul II par représailles contre le sub-commandante Marcos, les catholiques seraient déjà minoritaires comme d’ailleurs dans les montagnes du Guatemala. Le mouvement touche tous les Etats latino-américains. Concrètement, les Evangélistes n’interviennent pas au début dans le débat politique sauf sur la question des mœurs (mariage gay et avortement par exemple) mais à chaque fois qu’ils atteignent un certain niveau d’audience, on voit toujours des candidats évangéliques se présenter aux élections et être vivement soutenu par leurs paroissiens. Ils sont rarement anticapitalistes. Inutile donc de préciser ici qu’ils ne sont pas chavistes et pourtant ?… C’est là qu’il faut aussi toujours un peu se méfier car les Eglises évangéliques vénézuéliennes, c’est bien connu, ont apporté leur soutien à Chavez. Méfions-nous: tout dépend des rapports de l’Archevêché local avec l’Etat. Ainsi, Chavez a bénéficié d’un large soutien électoral des Eglises évangéliques financées par les Etats-Unis. C’est un fait et, peut-être que ce soutien explique les prix de vente plus que compétitifs du pétrole vénézuélien vendu par Caracas aux Usa !
R/ Avec la théologie de la Libération, la spiritualité s’est politisée. La foi catholique amenant à lutter pour la défense des pauvres et des sans-voix. Quelle conséquence ce basculement a-t-il eu dans la perspective même du sacré ?
Question très embarrassante car en se politisant, la spiritualité s’effondre et c’est aussi exactement ce qui s’est passé. Et pourtant ? Du côté du manche et de la bénédiction des canons (on commémore cette année 1914 !), l’Eglise en était où vraiment, dans les années 30, du côté de la spiritualité ? Franchement, cela ne volait pas très haut dans les paroisses ou les évêchés. Je renverrai ici à un témoignage personnel (la forme de l’entretien s’y prête) et un témoignage français cette fois-ci. J’ai connu à un moment donné ce groupe que l’on appelait les dominicains ouvriers d’Hellemmes. Un bon ouvrage est d’ailleurs paru sur eux, chez Karthala, Dominicains d’Hellemmes de François Prieur. Ces prêtres implantés dans la banlieue ouvrière de Lille dès 1948, s’étaient fait embauchés dans les usines du quartier, côtoyant des communistes avec lesquels ils avaient tissé des liens de solidarité. Forts de la protection de leur évêque, le cardinal Liénart, ils ont été la seule communauté de religieux à résister avec succès aux tentatives de suppression venant de Rome. Le dernier de ces curés, le père Michel Perret vient d’être enterré ce 6 mars 2014. Je suppose que comme pour le père Joseph Robert, il y avait foule à ses funérailles aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Eglise. Le père Joseph Robert par exemple était issu d’une famille ouvrière du Creusot. Le Creusot, c’est la ville rappelez-vous, qui manqua de s’appeler Schneiderville. C’est cette ville qui avec ses usines comptaient environ 10 000 ouvriers à la fin du dix-neuvième siècle, la ville de nos héros: Varlin, Malon, Assi ou Dumay, la ville de la Commune du Creusot du 26 mars 1871. Le père Robert n’oublia jamais d’où il venait. Il me confia qu’il avait en fait rencontré le Christ dans les camps de prisonniers allemands pendant la dernière guerre. Ce fut le cas de beaucoup d’autres prêtres ouvriers : cette rencontre de la misère humaine et de la déchéance ouvrière dans les camps de prisonniers ou dans les mines de Schneider. C’est en résistant alors contre ceux qui se laissaient aller, en les protégeant, en les hissant que ces religieux comprirent à la fois la faiblesse des hommes et la force du message évangélique. Dès la sortie de la guerre, le père Robert décida de devenir prêtre ouvrier. Pour eux, comme on le sait, l’année noire fut 1954, l’année où l’Eglise les excommunia. Là encore on peut renvoyer à un autre livre Quand Rome condamne, une enquête exceptionnelle publiée en 1989 dans la collection Terre Humaine aux Editions du Cerf par le même François Leprieur et qui relate la tourmente qui frappa, en 1954, les prêtres-ouvriers dominicains. L’enracinement depuis plus de soixante ans de cette équipe est celui d’hommes qui se sont engagé dans leur siècle au moment où les sociétés occidentales vivaient de brutales mutations, la spoliation marchande.
De l’érection du « rideau de fer » à la chute du Mur de Berlin, de l’apogée de la classe ouvrière et de ses organisations à leur déclin au rythme de la désindustrialisation, des espérances nées de la Libération puis de Mai 68 aux désillusions qui succèdent à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le prisme tendu par la communauté du 118 rue Jean-Bart à Hellemmes est un apport précieux à une histoire, vue d’en bas, de nos temps modernes. Ouvriers à Hellemmes, prêtres de l’Église catholique, frères dans l’ordre des dominicains, les acteurs de cette histoire se sont efforcés sans relâche de faire se joindre la vie des ouvriers et leur langage chrétien. Est-ce spirituel ou politique ? Peut-on jouer le spirituel au fond de la mine ? Par contraste et en opposition, je me souviens d’un jeune prêtre haïtien d’origine populaire et même issu d’une famille où l’on pratiquait le vaudou, un prêtre très engagé que certains accusent d’ailleurs localement de pratiquer le vaudou. En 2011, je suivais souvent ces offices, c’était juste après le tremblement de terre. Les cris et les pleurs étaient partout, la folie aussi. Ce prêtre lorsqu’il célèbre l’eucharistie, c’est comme dans un temple indien, l’esprit est là, l’esprit descend…Depuis, toutes les messes me paraissent rébarbatives. Sa spiritualité à lui, c’est quoi ? Du paganisme transcendé, de la révolution sublimée ? L’engagement politique et militant est aussi un mystère, c’est aussi un appel de Dieu, un acte de Foi et de confiance comme un psaume chanté.
R/ Vous décelez dans la Théologie de la Libération un tournant populiste. Comment s’exprime-t-il ?
Ah là, vous me faites directement penser à une autre référence française, l’expression quelque peu oubliée d’« une religion peuple ». C’est une expression de Mère Marie de Saint-Jean (1876-1969) à l’origine des Dominicaines des campagnes car on l’oublie aussi mais tous ces mouvements modernistes vers les pauvres, c’était aussi l’œuvre des petites sœurs. Qu’on pense aussi aux Petites Sœurs des Pauvres toujours en activité et qui tiennent aujourd’hui des maisons de retraite populaires qui aident de nombreuses familles qui seraient autrement démunies pour leurs parents face à la rapacité actuelle des directeurs de maisons de retraite. Une « religion peuple », une religion populaire ce n’est pas, ceci étant dit, une religion populiste ! Quel fut l’apport politique concret de la Théologie de la Libération ? Sans doute, la critique de notre démocratie actuelle, la démocratie représentative du XVIII et XIXème siècle au nom d’une authentique participation, ainsi la mise au premier plan d’une démocratie participative puisque le peuple a été écarté de la représentation. La démocratie n’a, en fait, jamais été participative. C’est un nouveau sens pour la démocratie à trouver et cela, la Théologie de la Libération l’a pensé aussi en Amérique latine. A ce titre, oui, la Théologie de la Libération a participé à la construction d’une modernité alternative. Mais il y a eu bien d’autres effets de la Théologie de la Libération et parfois dans des contrées bien éloignées.
Par exemple, ce 7 mai 2014 est décédé sur son île polynésienne, à Raiatea, Duro Raapoto à l’âge de 66 ans.
Linguiste, intellectuel très impliqué dans l’Eglise évangélique, il fut aux côtés de Jacqui Drollet et de Henri Hiro, l’un des membres fondateurs du parti politique polynésien d’inspiration marxiste Ia Mana TeNunaa. En tant qu’intellectuel, Duro Raapoto (ou Turo Raapoto) s’est beaucoup intéressé à ce qui caractérise l’identité polynésienne. Il a notamment forgé avec Henri Hiro une analyse sur ce thème qui prône un lien fort et fédérateur du peuple polynésien avec sa terre. Le concept « ma’ohi » qui en est issu est aujourd’hui au cœur du renouveau polynésien.
Reconnu comme l’un des meilleurs écrivains et locuteurs de la langue tahitienne, Duro Raapoto avait donc rationalisé une forme de Théologie de la Libération utilisant l’Eglise pour soutenir une idéologie identitaire qui allait jusqu’à affirmer le concept de « Tahitien, peuple élu de Dieu ». Dans ses cérémonies, il remplaçait le vin par le jus de coco, l’hostie par le fruit à pain et officiait torse nu et en pareo. Dans son ouvrage Message au peuple élu de Dieu, il développait l’idée selon laquelle le peuple Ma’ohi est l’objet d’une attention particulière de Dieu : les Tahitiens ne constituent pas selon lui une race ou une espèce supérieure, mais un groupe différent, unique, incomparable. on passe bien d’une théologie universaliste de la libération à une théologie populiste mais surtout indigène de la Libération. On retrouve au Brésil, au Mexique, en Colombie de pareils mouvements. Ils sont importants pour lutter contre l’uniformisation ambiante et surtout sauver les derniers îlots de culture authentique qui restent. Cela va plus loin que l’option vaticane de la préférence pour les pauvres mais cela dépasse aussi les catégories marxistes de la lutte des classes du début. Ainsi au lieu d’importer dans la réalité sociale des concepts forgés par le marxisme ou les théories socialistes, venus de l’extérieur, les Théologiens de la Libération nouveau style cherchent à montrer que la culture populaire renferme en elle-même et par elle-même une dimension à la fois émancipatrice et religieuse. Pourquoi ? Parce qu’en Amérique latine mais aussi ailleurs, ce sont les pauvres et les exclus qui ont le mieux conservé la culture commune et la common decency éthique qui l’accompagne. En tant que catholique et chrétien, il est légitime de lutter contre l’anti-peuple c’est-à-dire ceux qui appartenant aux élites, à la bureaucratie, aux financiers et aux technocrates trahissent l’éthique populaire en exerçant l’injustice. Ce que l’on découvre alors avec stupéfaction à Rio, à Sao Paulo ou à Bahia en pleine orgie capitaliste du Mondial 2014 par exemple, c’est le potentiel libérateur de la piété populaire, une piété populaire qui, pour une fois, ne se fond pas dans la langue du Capital. Si le nouveau pape parvenait par-delà l’état déplorable des crises internes de l’Eglise (banque du Vatican et lobby gay) à généraliser cette théorie d’une piété populaire libératrice et à y faire adhérer les masses populaires appauvries d’Amérique latine, d’Afrique et inévitablement, demain, d’une Europe victime des traités libéraux alors nous pourrions laver les pieds du pape sans honte. Mais l’heure est peut-être plus grave et peut-être de nouveau au soulèvement, à la prise des armes et au treillis car, que faire concrètement lorsque j’entendais récemment lors des grèves et des manifestations de Sao Paulo, ce commentaire d’un entrepreneur brésilien : « Comment prétendre que nous exploitons les pauvres, puisque cela ne nous intéresse même pas qu’ils travaillent pour nous ? ».
Entretien réalisé en Juillet 2014 pour le numéro 65 de Rébellion