Ébauche de discours sur la situation agricole française

Dans plusieurs zones rurales, les résultats du premier tour de la présidentielle sont le reflet de la crise économique que traverse le monde rural. Voici plusieurs années que les agriculteurs expriment leur mécontentement et essayaient de faire entendre leur voix en dénonçant la terrible situation dans laquelle ils se trouvent. Force est de constater qu’aucune solution politique n’a été proposée et que le problème reste entier, voire s’aggrave. Si les récentes manifestations des agriculteurs ont pu être noyées dans le torrent de l’information en continu des médias conventionnels, c’est que la réalité du problème a été mise sous le tapis. Dans la suite, nous tenterons d’expliquer en quoi nous assistons à une crise beaucoup plus profonde que le traitement médiatique ne l’a suggéré.

Racines historiques du problème

Il est frappant de constater à quel point le milieu paysan a toujours été un foyer de forte résistance aux idées de progrès. Ces dernières n’ont véritablement pris leur essor que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet, le rapport Armand-Rueff, remis au général de Gaulle en 1959 et visant à décrire la situation du pays afin d’entreprendre les réformes de reconstruction, déplorait « ce poids du passé » faisant « obstacle aux transformations techniques, économiques et sociales. » De même, l’éminent ingénieur agronome René Dumont souhaitait, en 1946 et avant son revirement écologiste et tiers-mondiste,« éveiller au sein de notre paysannat la mystique du progrès technique». Le progrès du capitalisme triomphant devait s’imposer au monde paysan une fois les fascismes défaits.

Malgré cette pénétration récente des idées productivistes, nous ferons remarquer ici que la mécanisation des moyens de production avait été initiée au milieu du XIX ème siècle, mais que celle-ci n’a été généralisée qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale. Il y a à cela deux raisons principales : d’une part, l’exode rural qui, après avoir vidé les campagnes de sa nombreuse main-d’œuvre, imposait l’emploi de grosses machineries ; d’autre part, l’impératif de reconstruction du pays soutenu notamment par la politique des plans quinquennaux. C’est l’essor de l’agriculture productiviste du capitalisme monopoliste d’État : gestion technocratique d’une production mécanisée. L’INRA en est le maître d’oeuvre et, jusqu’à ce jour, l’emblème. À ce titre, on lira pour une description quantitative précise du passage d’un système à l’autre : L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique, de Maurice Desriers.

Pourtant, bien que cette organisation assure une productivité toujours plus grande grâce au développement scientifique (fongicides, pesticides, engrais, sélection génétique, OGM, etc.), elle est encore limitée et ne permet pas l’intégration parfaite des produits agricoles au sein du marché global. En effet, en favorisant les grandes exploitations, la gestion productiviste de l’agriculture a aussi formé un interêt commun des grands propriétaires terriens, et ce qui s’est exprimé lors des manifestations de septembre 2015. Dès lors, ce front (de classe) va être défait, car il constitue une sérieux entrave à l’intégration mondialisée de la production.

De l’épuisement des agriculteurs au rachat financier de leur terre

Au niveau économique d’abord, la « concurrence libre et non-faussée » de l’Europe maastritchienne permet un nivellement par le bas en mettant sur un même marché des denrées produites dans des cadres hétérogènes. Les agriculteurs français doivent alors s’imposer des cadences infernales et s’endetter fortement afin de rester dans la course à la compétitivité face aux producteurs espagnols ou d’Europe de l’Est. Il nous semble ici important de préciser que la solution d’un retour au protectionnisme, même partiel, présenterait des avantages évidents. Cependant, cette évidence va frontalement à l’encontre du dogme libéral de la « concurrence libre et non-faussée », ce qui explique la schizophrénie d’une partie de la classe dirigeante à ce propos, comme le remarque Jacques Sapir [1].

Parallèlement à cette concurrence, on observe en France [2] et en Allemagne [3] des rachats massifs de terres par des capitaux étrangers. Les grandes exploitations, par leur endettement massif et les impératifs de compétitivité auxquels elles sont soumises, sont d’autant plus vulnérables au rachat par des fonds étrangers. La voie semble sans issue face à cette logique implacable : à mesure que les producteurs s’épuisent à répondre aux besoins du marché global, leurs terres sont rachetées et ils se retrouvent à terme comme de simples exploitants.

Il n’est pas douteux que les agriculteurs finissent par devenir les employés de leur exploitation gérée à distance par des conseils d’administration apatrides. Et c’est d’ailleurs ce qu’indiquent les rachats dont nous parlions. Cependant, cette évolution a une raison beaucoup plus profonde et pour laquelle nous nous permettrons un parallèle avec la situation de l’ouvrier de la fin du XIXeme siècle. Comme le rappelle Jean-Claude Michéa dans son Complexe d’Orphée : « Dans la mesure où la maîtrise d’un métier suppose, par définition, un apprentissage très long et l’acquisition d’une expérience scientifique […], elle confère toujours à ceux qui le pratiquent la possibilité d’exercer un véritable contrôle sur tout le cycle de leur activité et de disposer ainsi d’une large autonomie ». Ainsi, de même que l’ouvrier détenait sa force politique de son savoir professionnel, l’agriculteur, lui aussi, tient sa force de son lien à la terre. C’est cette indépendance qui est l’enjeu de la mutation à laquelle nous assistons.

Perte de l’indépendance politique de l’agriculteur par le découpage tayloriste de son activité productive

Il faut bien comprendre comment l’ouvrier a été privé de sa force politique au XIXème siècle pour comprendre comment l’agriculteur va en être privé à son tour. Continuons notre lecture de Michéa : « Depuis Frederick Taylor l’objectif de l’entreprise capitaliste a donc toujours été de la réduire [l’autonomie] au maximum, d’abord en séparant, pour chaque activité professionnelle, les tâches de conception et d’exécution […] ensuite en s’efforçant de décomposer ces tâches d’exécution en autant de gestes simples et chronométrés dont l’accomplissement pouvait se prêter à un contrôle précis par l’encadrement et les contremaîtres, et qui n’exigeait plus que des compétences générales (ou qui, du moins, pouvaient être acquises en un temps limité) ». C’est donc bien par un découpage de son activité productive que l’ouvrier a été privé de son indépendance politique ; ainsi ce sera par un découpage de son activité productive que l’agriculteur sera privé de sa force . Les fermes-usines, dont on sait, grâce à la confédération paysanne [4], qu’elles s’étendent sur tout le territoire, réalisent ce découpage. En effet, ces unités productives autonomes sont gérées sur place par quelques personnes : un responsable assurant la fonction sociale du « petit chef » ; un secrétaire assumant le poids administratif de la bureaucratie paperassière et quelques manutentionnaires salariés sans lien affectif à la production et idéalement à la région même où ils travaillent [5].

L’organisation de la production en petites unités permet en plus une forte intégration de la production agricole au sein des réseaux de distribution. À ce titre, l’exemple de la Ferme des Mille Vaches est très instructif. En plus de la production de lait, la Ferme des Mille Vaches assure la production d’électricité et de méthane grâce aux déjections animales. Et l’intégration dans les circuits de distribution ne s’arrête pas là : l’alimentation des vaches n’est plus constituée d’herbe, qui, de toute façon, ne pousse pas sur le béton des fermes-usines, mais de tourteaux de soja provenant de la production du biocarburant [6]. Les intrants d’une industrie sont les extrants d’une autre. Se dessine alors cette nature inversée où les échanges sont systématiquement monnayés et deviennent sources de profit, quitte à être créés de toutes pièces.

Dès lors, comment pourrait-on passer de l’un à l’autre de ces modes de production ? Pour réaliser ce projet, il faudrait une force extraordinaire qui soit d’ordre politique et économique : politique, pour à la fois mettre en branle l’appareil législatif et neutraliser les prétentions syndicales à défendre l’autonomie des grands propriétaires ; et économique pour organiser concrètement le réseau des ferme-usines intégré au marché global.

AMAP : vers une éthique de la production ?

Face à cette situation, nous ne nous limiterons pas au simple constat et proposerons ici l’ébauche d’une stratégie révolutionnaire. Ces pistes pourront paraître critiquables et même dérisoires, mais nous préférons ici faire se rejoindre le logos à la praxis et ne pas sombrer dans cette schizophrénie entre théorie et pratique qui bloque parfois le militantisme idéologisé.

Tout d’abord, si les agriculteurs continuent de jouer le jeu du système productif qui leur est proposé, ils n’auront d’autre choix que de se soumettre à des rythmes toujours plus éreintants. Outre l’épuisement physique et psychologique (dépression, suicide, etc.), il y a fort à parier que les prix des denrées s’effondreront du fait de la grande productivité acquise par ce travail forcené. Ainsi, une fuite en avant dans le productivisme ne peut que mener à la ruine des grands exploitants et donc, à une mutation plus rapide vers le système que nous avons décrit plus haut.

De ce fait, il est essentiel de ne pas lutter sur ce terrain, où aussi bien les agriculteurs que les consommateurs ont tout à perdre. Or, il convient ici de remarquer que toute la mutation du système de production agricole que nous venons de décrire est présidé par la prééminence de la consommation sur la production. En effet, l’évolution que nous annonçons a pu se concrétiser du fait de la déconnexion entre les nécessités de la production et les besoins du consommateur. Ainsi, la réponse la plus sérieuse serait de reconnecter les besoins de la consommation et les nécessités de la production.

Or, il nous semble que les initiatives du type AMAP réalisent cette reconnexion. Bien qu’il soit clair qu’en ce domaine la réponse la plus radicale soit le retour à la Terre, il n’en demeure pas moins que ces initiatives proposent des pistes très concrètes de lien producteur-consommateur : disparition totale des intermédiaires, organisation par les consommateurs du partage de la production, achat à l’avance de la production avec prise de risque en cas d’intempérie, possibilité de visite sur le lieu de production, etc. Malgré la colonisation de ces structures par les bobos, ce qui rebute certains par l’effet de mode que semble représenter l’adhésion à une AMAP, elle nous semble offrir au contraire un moyen pour contrer la primauté de l’échange et de la consommation sur la production.

Ruche Qui Dit Oui : ubérisation de l’agriculture locale ?

En ce sens, il nous semble que la Ruche Qui Dit Oui ne constitue pas une solution valable, puisque aucune des pistes dont nous parlions plus haut n’est à son ordre du jour. L’objectif d’une telle entreprise n’est pas de réaliser le retour aux nécessités de la production mais de satisfaire les besoins de la consommation ( le « manger mieux », le bio, l’équitable, etc.). Ainsi le projet utilise-t-il ces critères pour des raisons de marketing et profite donc de l’inquiétude croissante de la population envers son alimentation. D’ailleurs, le financement de ces structures par Xavier Niel , sans constituer un argument en soi, doit être un motif de méfiance. Pour notre part, nous pensons que ce projet est une tentative d’ « ubérisation » de l’agriculture locale.

L’ubérisation se développe dans de nombreux domaines et se ramène généralement à un contrôle intégral de la relation entre les clients et les entreprises qui proposent un produit. Une fois que cette relation est totalement sous le contrôle d’une entreprise « ubérisante », principalement via les interfaces numériques, on détermine totalement le marché puisque les prestataires de service sont totalement soumis à l’image que l’entreprise consent à leur donner. L’entreprise « ubérisante » peut peser à la baisse sur les prix des entreprises « ubérisées » sans qu’elle ne soit soumise à aucun coût de la production. Et, si l’on réfléchit bien, les grandes surfaces ont procédé de la même manière pour s’approprier le marché des denrées alimentaires. Elles ont contrôlé l’interface client-producteur et ont pu ainsi imposer leur loi aux producteurs sans avoir à assumer les contraintes de la ferme.

Nous ne prétendons pas épuiser totalement la stratégie à adopter en la matière. Cependant, il nous semble que le plus grand risque reste la séparation entre le consommateur et le producteur, car elle permet à la sphère d’échange de dominer et de mener ainsi au règne de l’argent. De ce fait, les meilleurs pistes de résistance en ce domaine sont données par les initiatives qui visent à refaire ce lien perdu, et sortir ainsi le producteur de sa misère économique et physique et le consommateur de son mal-être d’oisif parasitaire.

 

Charles Maillard

Note : 

[1] http://russeurope.hypotheses.org/4136

[2] https://reporterre.net/Des-Chinois-achetent-en-France-des-centaines-d-hectares-de-terres-agricoles

[3] Main Basse sur les Terre de l’Est, Rachel Knaebel, Monde Diplomatique, Septembre 2015

[4] https://www.confederationpaysanne.fr/actu.php?id=3347

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferme_des_mille_vaches

[6] http://www.terresinovia.fr/uploads/tx_cetiomlists/tourteaux_colza_ vaches_laitieres_2013_01.pdf

 

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