La crise est dans l’homme. Suicide et mal de vivre à l’ère de l’hypermodernité par Thibault Isabel

L’homme est-il fait pour être heureux ? Sans doute aimerait-il l’être, assurément. Le bonheur reste cependant un idéal abstrait, qu’il est bien difficile de définir positivement, et qu’il est moins facile encore de réaliser concrètement dans sa vie. On peut raisonnablement estimer que, depuis la nuit des temps, tous les représentants de notre espèce connaissent épisodiquement des moments de déprime ; le mal-être, le flou identitaire et la douleur d’exister font jusqu’à un certain point partie intégrante de notre condition. On peut imaginer aussi que certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres à ce que nous appelons aujourd’hui la « dépression », que ce soit pour des raisons purement psychologiques, liées à l’éducation, ou pour des raisons physiologiques, liées au circuit neurologique et hormonal du corps.

Mais il y a néanmoins tout lieu de penser que notre époque est la proie d’un sentiment exacerbé de malaise intérieur. Depuis le tournant des années 1830 et l’entrée brutale dans la révolution industrielle, l’Occident semble ainsi submergé par une vague plus ou moins généralisée de « spleen », que les auteurs romantiques qualifiaient avec optimisme de « mal du siècle », sans savoir que nous l’éprouverions encore près de deux cents ans après eux… Notre art s’en est largement fait l’écho, tout au long du XXe siècle, de même que nos publications médicales, nos magazines, nos reportages télévisés et nos conversations. La « dépression » est partout, superficiellement soignée par les traitements pharmacologiques à la mode, comme une rustine apposée sur un navire en voie de perdition.

Le « mal du siècle » romantique n’était-il pas en somme une maladie naissante de la modernité ? Si la souffrance est éternelle, elle n’en varie pas moins d’une période à l’autre, dans sa nature et ses modes d’expression autant que dans son intensité. Certaines sociétés sont plus ou moins propices à l’éclosion du malaise et lui donnent des formes plus ou moins spectaculaires et graves. Peut-être la dépression mineure mais banalisée est-elle en quelque sorte une maladie des pays riches, le prix à payer existentiel pour un surcroît de confort matériel. Hyppolite Taine et Paul Bourget, en France, s’en faisaient déjà les témoins au XIXe siècle, tout comme Emile Durkheim, au tournant du XXe. Un peu plus tard, en 1935, Thierry Maulnier titrait un de ses livres les plus célèbres « La crise est dans l’homme », pour rappeler que les crises de l’économie ne sont pas en premier lieu responsables des déséquilibres de l’humeur et des difficultés relationnelles, dans nos nations « développées », parce que ces phénomènes tiennent d’abord à une perversion des sociétés et, partant, à une perversion de l’humain. Plus récemment, la thèse d’un mal-être inhérent à l’homme moderne, ou du moins accentué par les conditions modernes de vie, a été reprise chez nous par des auteurs tels que Marcel Gauchet, Gilles Lipovestky ou Alain Ehrenberg, avec des sensibilités diverses, voire encore à l’étranger par Christopher Lasch ou Daniel Bell. Mais ce sentiment croissant de déréliction n’est-il pas lui-même la conséquence d’un état d’esprit blasé ? Notre pessimisme ne découle-t-il pas d’une illusion d’optique, qui voudrait que, précisément parce que nos soucis sont moindres qu’autrefois, nous nous préoccupons davantage de ce qui nous reste de malheur et nous lamentons sans cesse sur notre sort ? Le spleen contemporain n’est-il pas seulement en somme un chagrin puéril d’enfants gâtés ?

Mal-être et richesse économique : l’anomie moderne

A vrai dire, s’il faut tenter de dresser une cartographie du désespoir, en ce début de XXIe siècle, reconnaissons qu’elle a de quoi nous inquiéter. Une enquête de 2004 estime qu’environ 11% de la population, en France, souffre de dépression caractérisée, et 14% d’angoisse pathologique1. Aux Etats-Unis, une enquête du National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism (NIAAA) de 2001-2002 considère que plus de 13% des Américains ont subi une dépression majeure au cours de leur vie. Près de la moitié des gens qui souffrent de ce trouble veulent mourir, un tiers ont pensé au suicide et près de 9% rapportent une tentative avortée.

Les suicides et les tentatives de suicide présentent d’ailleurs actuellement un caractère véritablement épidémique. Dans le monde, 1 million de personnes se suicident chaque année. Toutes les 40 secondes, une personne met fin à ses jours et, toutes les 3 secondes, une personne tente de le faire. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le risque de suicide et de tentative de suicide a augmenté de manière très sensible, dans la plupart des pays occidentaux, au point de quasiment doubler entre 1965 et 1985…. Dans le classement des pays en fonction du taux de suicide observé au sein de la population, la France occupe une place tristement privilégiée. En fait, le suicide devient un véritable problème de santé publique. Son impact est considérable sur le plan psychologique, social et financier. Malgré une prise en charge médicale de plus en plus serrée, et en dépit de l’utilisation croissante des antidépresseurs pour étouffer les crises d’angoisse et de déprime, l’incidence du suicide est incontestablement restée très élevée, au cours des vingt dernières années. Les conduites suicidaires se retrouvent dans toutes les catégories diagnostiques et dans tous les groupes démographiques. Dans la plupart des nations industrialisées, le suicide se classe parmi les premières causes de décès pour toutes les tranches d’âge et parmi les deux ou trois principales causes de mortalité pour la population âgée de 15 à 34 ans : le taux de décès par suicide est même supérieur à celui occasionné par les accidents de la route. Sans doute les biens de consommation actuels nous permettent-ils d’avoir une vie plus agréable, mais il semble aussi que nos nouvelles conditions d’existence induisent chez nombre d’entre nous des effets plus négatifs et conduisent au développement d’une sorte de souffrance psychique de masse, à la fois diffuse, souterraine et globale.

Voilà pour l’époque contemporaine ; mais qu’en est-il d’un point de vue historique ? Le suicide a-t-il augmenté ou diminué avec le temps ? Force est à tout le moins d’effectuer un constat étonnant : lorsqu’un pays commence à s’enrichir, son taux de suicide explose au lieu de décroître. Alors que le taux de suicide était environ de 5 pour 100.000 en 1830, en France, il passe à 25 pour 100.000 en 1906, c’est-à-dire qu’il a été multiplié par 5 en moins d’un siècle, malgré le développement considérable de l’économie au cours de cette période (ou à cause de lui). En Italie et en Grande-Bretagne, dont les taux sont traditionnellement bas, le suicide a malgré tout été respectivement multiplié par 2,5 et 1,6 entre 1870 et 1914. Et il en a été de même dans les pays européens dont le taux de suicide était dès le départ plus élevé, comme la Suède, l’Autriche ou les Pays-Bas. Chaque fois, la fréquence des morts volontaires augmente presque exactement dans les mêmes proportions que la courbe de la croissance.

Certes, après la révolution industrielle, on a assisté globalement à une relative stagnation du taux de suicide, qui a connu des oscillations plus ou moins importantes selon les périodes (avec des baisses successives lors de la première moitié du XXe siècle, puis une nouvelle envolée dans la seconde moitié), mais qui conserve aujourd’hui un score presque équivalent à celui de 1900. Toutefois, la corrélation entre suicide et richesse des nations ne s’en trouve pas entièrement démentie, puisqu’on remarque toujours en ce début de IIIe millénaire que les pays dont le PIB est le plus important ont un taux de mort volontaire qui est statistiquement beaucoup plus élevé que la moyenne. En-dehors des ex-pays de l’Union soviétique, où l’alcoolisme accomplit des ravages épouvantables au sein de la population, les pays les plus suicidogènes de la planète sont par exemple la France, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, le Japon, la Suède ou les Etats-Unis, tandis que les pays où l’on se suicide le moins sont en particulier la Géorgie, le Chili, le Brésil, la Grèce, le Portugal ou le Venezuela…

L’explosion du taux de suicide lors de la phase de révolution industrielle, puis sa relative stagnation ensuite, semblent se confirmer sur tous les continents. Ce sont ainsi l’Inde et la Chine qui, après avoir connu des taux de mort volontaire extrêmement bas, au cours du XXe siècle, connaissent désormais la poussée la plus spectaculaire des courbes du suicide, alors que ces pays s’industrialisent à grande vitesse et atteignent une croissance prodigieuse. En outre, dans ces nations, ce sont tout à fait logiquement les territoires les plus développés économiquement qui sont aussi les plus suicidogènes. Pour l’Inde, le taux de suicide est passé de 6,8 à 9,9 pour 100.000 entre 1985 et 19952, et les villes qui ont enregistré les taux de suicide les plus forts sont celles qui ont connu le plus grand essor depuis l’indépendance. En Chine, les taux sont plus difficiles à observer, en raison de la faiblesse du recensement, mais l’évolution semble être globalement la même, et le Ministère de la Santé a reconnu la question du suicide comme responsable de 4,4% des décès dans le pays.

Puisque le taux de mort volontaire explose surtout en période de révolution industrielle, on pourrait penser que la faute en incombe d’abord à la dégradation drastique des conditions de travail chez les ouvriers durant les premières phases du processus d’industrialisation. Mais, paradoxalement, au cours de ces périodes, c’est dans les classes supérieures qu’on se suicide le plus ! Bien que le taux de suicide des miséreux, des marginaux et des vagabonds y soit très élevé, les classes ouvrières restent quant à elles relativement épargnées, tout comme les employés ; mais les membres des professions libérales, tels que les commerçants, les juristes ou les médecins, sont en revanche les plus nombreux à se donner la mort. En Inde, aujourd’hui, c’est ainsi tout à fait étonnamment l’élite de la société qui s’avère la plus durement touchée : le taux de suicide des hommes qui ont atteint un niveau d’études secondaire ou universitaire est de 19,8 pour 100.000 habitants, contre 8,4 pour les illettrés. Sans nier le caractère intrinsèquement aliénant et déprimant du travail ouvrier, particulièrement au cours des révolutions industrielles, il faut donc considérer que les facteurs principaux d’augmentation du suicide à l’ère moderne sont d’une autre nature, et concernent prioritairement les couches de population qui profitent déjà le plus de leur richesse grandissante. C’est dans les conditions de vie favorisées au plan social par l’accès à une plus grande richesse que résident les facteurs les plus suicidogènes de la modernité, bien avant la dégradation des conditions de travail. A quoi doit-on attribuer ce constat ? A l’oisiveté, l’ennui et la saturation des désirs liés à la richesse ? Ou à l’individualisme, la compétition économique et l’instabilité relationnelle favorisée par les nouvelles conditions de vie et la mobilité professionnelle ? En étudiant les chiffres d’une manière plus attentive, c’est le second réseau d’explications qui paraît le plus probable… Comme Durkheim l’avait déjà montré, et comme les statistiques ont continué de le confirmer après lui, le suicide est en effet plus fréquent chez les populations recluses dans la solitude (au même titre d’ailleurs que la dépression). Il semblerait donc que l’individualisation des modes de vie et la privatisation des mœurs renforcées par l’entrée dans la société moderne jouent un rôle prépondérant dans la montée du mal de vivre.

En étudiant la corrélation entre le taux de suicide et le taux de divorce dans les pays occidentaux, on remarque que les pays où l’on divorce beaucoup, comme les Etats-Unis, la Suède, la Russie ou le Danemark, ont statistiquement un taux de suicide plus élevé que les pays où l’on divorce peu, comme la Grèce, l’Italie ou le Portugal, même à PIB égal (le coefficient de corrélation est de -0,39)3. Par rapport à des personnes mariées, le risque de suicide et de tentative de suicide est plus élevé chez les personnes vivant seules, et notamment, par ordre de fréquence croissante, chez les célibataires, les divorcés et les veufs. Le statut parental augmente encore l’effet protecteur du mariage. Par contre, le départ des enfants, par l’isolement affectif qu’il peut provoquer, favorise le passage à l’acte suicidaire4.

La corrélation entre le taux de suicide et le taux de fécondité (et donc l’importance accordée à la famille et la transmission) est également extrêmement marquante (avec un coefficient de -0 ,62). Les pays du monde qui ont un taux de fécondité élevé, comme le Nicaragua, le Mexique, le Pérou, l’Egypte ou les Philippines, ont statistiquement un taux de suicide inférieur aux pays qui ont un taux de fécondité faible, comme la Belgique, le Japon, la Suède, la Suisse ou la Finlande, même à PIB égal. On peut enfin établir une corrélation similaire entre le taux de suicide et la pratique religieuse (avec un coefficient de -0,52). Les pays où la pratique de la religion est assidue, comme l’Inde, l’Irlande du Nord, le Zimbabwe, le Mexique ou les Etats-Unis, ont statistiquement un taux de suicide inférieur à celui des pays les plus réfractaires à la religion, comme la Finlande, la Biélorussie, la Lettonie ou la Russie, même à PIB égal.

De manière générale, on notera pour conclure que ce sont donc les pays aux valeurs traditionnelles les plus fortes, comme le Porto Rico, le Venezuela, la Colombie ou le Brésil, qui se suicident statistiquement le moins, par opposition aux pays qui ont les valeurs les plus laïques, comme l’Estonie, la Suède, le Japon ou l’Allemagne, même à PIB égal (le coefficient de corrélation est de -0,47). Il y a bien entendu un caractère extrêmement réducteur dans le fait de classer les pays en fonction de leur laïcisme ou de leur traditionalisme, comme l’a fait Ronald Inglehart dans ses World Values Surveys, en 1995 et 19995. Peut-on réellement englober sous la même étiquette « laïque » des relativistes libéraux et des républicains universalistes ? Et peut-on réellement englober sous la même étiquette « traditionnelle » des nationalistes centralisateurs et des régionalistes fédéralistes ? Des chrétiens, des musulmans et des hindouistes ? Des défenseurs acharnés de la famille nucléaire monogame et des indigènes polygames attachés à leur existence de clan ? Les questionnaires utilisés par Inglehart et son équipe de chercheurs ne permettent pas de tenir compte de toutes ces différences, au point de jeter un discrédit certain sur la pertinence de leur démarche, qui relève peut-être au final d’une forme d’occidentalisme ethnocentriste. Mais, malgré les limites évidentes d’une telle tentative, constatons du moins sa convergence avec tous les autres chiffres que nous avons pu rassembler. Car nous pouvons dire à l’examen, sans la moindre exagération, qu’un pays qui combinerait un PIB important avec un taux de divorce élevé, un taux de fécondité faible et une pratique religieuse restreinte aurait statistiquement beaucoup plus de chances d’avoir un taux de suicide fort qu’un pays pauvre, où l’on divorcerait peu, où les naissances seraient nombreuses et où l’on accorderait une grande importance à la religion.

A l’inverse, le facteur extérieur qui prémunit le mieux contre le suicide est sans conteste la guerre. La France a notamment connu une baisse extrêmement spectaculaire de son taux de suicide au cours des trois dernières grandes guerres qu’elle a connues : 1870, 1914 et 1940. Durkheim avait lui-même relevé le phénomène à l’occasion de la guerre de 1870, où, en France, comme en Saxe et en Prusse, les suicides avaient sensiblement diminué. Or, rien de tel ne s’était produit pour l’Angleterre, épargnée par le conflit. « Les grandes commotions sociales comme les grandes guerres populaires, écrivait-il, avivent les sentiments collectifs, stimulent l’esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale, et, concentrant les activités vers un même but, déterminent, au moins pour un temps, une intégration plus forte de la société. »6

L’isolement, de manière générale, est un violent facteur suicidogène. Le taux de suicide est en forte relation avec la densité du tissu social au sein duquel évolue l’individu. Le sentiment d’appartenance à un groupe constitue un facteur de protection évident. Chez les suicidés comparés aux sujets décédés de causes naturelles, on retrouve moins de relations d’amitié et moins d’implication dans la vie communautaire. Certes, l’isolement a souvent tendance à augmenter dans la période précédant le passage à l’acte, en réaction directe à la tendance suicidaire, qui pousse activement au repli sur soi ; mais, globalement, il n’empêche que ces tendances suicidaires trouvent un terrain clairement favorable chez les personnes les moins bien intégrées. D’autres facteurs d’isolement social sont régulièrement cités dans les enquêtes : on mentionnera l’immigration (source de déracinement socioculturel), un ou plusieurs déménagements, un emprisonnement, une hospitalisation qui entraîne l’éloignement familial, l’absence ou la perte de convictions religieuses, politiques ou syndicales…

Mal-être et ralentissement de l’économie

Dès lors, puisque les pays à fort PIB sont également les plus suicidogènes, peut-on en induire que « la misère protège », comme le voulait Durkheim, pour qui la pauvreté préserve du suicide en nous habituant à une condition plus humble, tandis que la richesse crée l’illusion du pouvoir et, à la première difficulté, nous confronte à l’inanité de notre orgueil ? Rien n’est moins sûr.

Contrairement aux prédictions de Durkheim, il est faux d’affirmer stricto sensu qu’on se suicide davantage à mesure que la société s’enrichit, puisqu’une fois les premières étapes de l’industrialisation franchies, et malgré le développement global de la croissance, le taux de mort volontaire se stabilise. Et, à ce moment, c’est même au cours des périodes de récession ou de ralentissement de l’économie que le suicide augmente à nouveau. En-dehors des périodes où une nation accède au développement économique à travers la révolution industrielle, on se suicide d’abord quand le pays commence à s’appauvrir, et même surtout à vrai dire quand il commence à s’enrichir moins vite ! C’est apparemment le sentiment de ne pas pouvoir prolonger une courbe ascendante de croissance qui est suicidogène, à partir d’un certain stade, et non l’augmentation perpétuelle des richesses.

Ainsi, en France, après une forte augmentation du suicide au cours du XIXe siècle, à l’occasion de la révolution industrielle et d’une amélioration notable du confort matériel moyen, la période comprise entre 1900 et 1948 est marquée par une baisse tendancielle des morts volontaires, en grande partie redevable aux deux guerres mondiales et aux efforts de reconstruction nationale qui en ont été la conséquence, mais correspondant en tout cas à une quasi-stagnation du pouvoir d’achat. Entre 1949 et 1978, en revanche, le pouvoir d’achat s’élève de manière vertigineuse, mais le taux de suicide se contente de stagner. Enfin, entre 1979 et 1995, la croissance ralentit, même si le pouvoir d’achat augmente encore très légèrement, mais le taux de suicide, lui, croît d’une manière particulièrement forte.

Autrement dit, le suicide augmente surtout en période de révolution industrielle, ainsi qu’en période de crise, dans une moindre mesure, tandis qu’il stagne lorsque l’économie atteint son plein essor, comme durant les « trente glorieuses ». Et il ne diminue qu’à l’occasion des guerres. Les périodes les plus difficiles correspondent donc aux phases initiales d’industrialisation et aux phases de ralentissement économique, et les périodes les moins suicidogènes (indépendamment des conflits armés) correspondent aux phases d’hyper­crois­sance. Cela veut dire que la richesse ne protège pas intrinsèquement contre le suicide, sinon à un niveau très limité ; mais cela veut dire aussi qu’elle n’en est pas directement responsable non plus. Les facteurs incriminables sont probablement plutôt à chercher dans les conditions de vie impliquées par la modernité et l’industrialisation, c’est-à-dire notamment dans l’« anomie » que Durkheim voyait à l’œuvre au sein de nos sociétés, avec plus de raison cette fois ; et c’est en définitive surtout le mode d’être-au-monde des sociétés économiquement développées qui provoquerait le suicide, mais guère en revanche les biens de consommation produits au cours du processus. Vivre en ascète dans un monde de luxe et de volupté ne nous aidera pas à conserver un bon moral, même si le système socioéconomique qui produit ce luxe et cette volupté pourrait sans doute par ailleurs se révéler responsable de notre mal-être !

Reste à expliquer pourquoi l’entrée dans la modernité génère une poussée aussi brutale du suicide, que le développement exponentiel ultérieur de la croissance ne fait que stabiliser ; et reste également à expliquer pourquoi les périodes de crise accentuent malgré tout le phénomène, alors que la pauvreté, dans les pays peu industrialisés, n’empêche pas le taux de suicide de rester très bas. Pour la période de la révolution industrielle, l’explication paraît assez simple. Lorsqu’une nation se modernise, les conditions de travail évoluent et engendrent une intensification de l’activité, ainsi qu’une routinisation des efforts, au sein de toutes les classes sociales. L’urbanisation rend les rapports humains plus anonymes et distants, tout comme le déracinement occasionné par la mobilité professionnelle. Les familles et les clans tendent à se désunir, à entretenir des liens moins étroits ; la notion même de voisinage correspond à une réalité de moins en moins tangible. S’il est vrai qu’un mode de vie traditionnel préserve partiellement du suicide, l’accès à une existence citadine confortable contribue à privatiser les comportements, en faisant refluer du même coup le sens vécu du partage et de la solidarité. Dans une société rurale pauvre, tout le monde doit se serrer les coudes ; il n’en va plus de même dans une société qui a accédé à un certain stade d’aisance. Une fois ces nouveaux modes de vie instaurés, toutefois, l’augmentation indéfinie du taux de richesse n’accroît plus sensiblement le taux de suicide, dès lors que le bouleversement des mœurs a déjà en grande partie réalisé son œuvre.

La question est donc maintenant de savoir en quoi les périodes de ralentissement de l’économie influent négativement sur la tendance à se donner la mort, dans la mesure où celle-ci n’est fortement corrélée ni au degré de richesse, ni au degré de pauvreté, dans l’absolu. Puisque, passé un certain stade, l’augmentation du PIB ne s’accompagne plus d’une augmentation du suicide, et puisque c’est au contraire dans les pays pauvres qu’on se suicide le moins, du fait que la révolution industrielle ne s’y est pas encore véritablement enclenchée, on ne comprend pas vraiment les causes de l’augmentation du suicide au cours des crises économiques…

D’abord, la perception de l’avenir se fait certainement plus inquiète, lorsque la croissance se tasse et que la récession guette. On se fait davantage de soucis pour soi et pour ses proches. L’ambiance générale est morose, car tout est incertain. On s’est habitué à un niveau plus ou moins élevé de confort, que l’on croit indispensable, et l’on ne voudrait pour rien au monde s’en priver. Lors des périodes de croissance régulière, le taux de suicide se stabilise, parce que le futur paraît prévisible et souriant ; on n’est peut-être pas parfaitement heureux – sans quoi le taux de suicide diminuerait sensiblement et retrouverait des niveaux comparables à ceux des sociétés traditionnelles –, mais on est au moins rassuré. Lors des périodes de crise ou d’instabilité économique, au contraire, c’est l’angoisse qui prédomine.

Au fond, dans une société pleinement industrialisée, les valeurs ne sont plus les mêmes que dans une société traditionnelle, ou dans les périodes de transition. Etre pauvre marginalise, désormais, et devient par conséquent difficile à vivre, alors que c’était autrefois une réalité commune et naturelle, à laquelle ne s’attachait aucune honte. La richesse relative est ici prépondérante : il y a plus de suicide lorsqu’on est riche au milieu des riches que lorsqu’on est pauvre au milieu des pauvres (sans doute en raison de la montée générale de l’anomie et de l’atomisation dans les sociétés modernes, qui seules produisent la richesse), mais il y a plus de suicide encore lorsqu’on est pauvre au milieu des riches. Cela s’explique d’abord probablement en raison du sentiment accru de déclassement et de marginalisation, qui se fait naturellement jour dans une société où l’élite dominante accorde de plus en plus d’importance culturelle à la réussite sociale, tant elle est fière d’avoir elle-même gravi les échelons du succès : ceux qui sont restés en bas de l’échelle peuvent dès lors se sentir infériorisés et dévalorisés. Certes, les écarts extrêmes de richesse sont statistiquement plus importants dans les pays pauvres que dans les pays riches (c’est ainsi dans les pays d’Amérique latine et d’Afrique que les inégalités sont les plus grandes7) ; mais une infime minorité de très riches fortunés vivant à l’écart de masses uniformément pauvres ne peut guère conduire une population à se faire honte pour son manque d’aisance matérielle, tandis que des écarts plus modérés de richesse, parce qu’ils sont aussi de ce fait plus ordinaires et plus visibles, y parviennent au contraire très bien… C’est pourquoi les sociétés où la pauvreté est la plus difficile à vivre sont celles où les écarts extrêmes de richesse sont les moins importants, et où les richesses modérées sont en revanche les plus communes, au point d’être dès lors considérées comme normales.

Il est à ce titre révélateur que le chômage soit aussi mal vécu dans nos contrées. Le fait d’être privé d’emploi constitue le deuxième facteur le plus corrélé aux épisodes dépressifs, chez nous (derrière l’isolement familial). A âge, sexe, situation maritale et niveau de formation égaux, une personne au chômage a deux fois plus de risque de connaître un épisode dépressif qu’une personne qui dispose d’un travail rémunéré. Or, si le chômage accroît considérablement le taux de dépression, il n’en va évidemment pas du tout de même pour une femme au foyer ou un étudiant (en dépit du fait que de nombreux étudiants vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté)… Ce n’est pas tant le fait de ne pas gagner d’argent qui est facteur de mal-être, mais le sentiment d’inactivité et d’inutilité. Cela explique donc en partie la recrudescence du suicide en période de crise économique, puisqu’on assiste alors à une montée du chômage (notamment chez les jeunes) et, plus globalement, quel que soit l’âge, à un ralentissement sensible des affaires et des opportunités de progression sociale. Maurice Halbwachs s’en faisait déjà le témoin, en 1930 : « Ce n’est pas la crise comme telle, mais la période de dépression après la crise qui détermine une élévation des morts volontaires. Ce n’est pas la misère des ouvriers qui chôment, les banqueroutes et les faillites qui sont les causes immédiates, mais un sentiment obscur d’oppression qui pèse sur toutes les âmes parce qu’il y a moins d’activité générale, que les hommes participent moins à une vie économique qui les dépasse et que leur attention, n’étant plus tournée vers le dehors, se porte davantage non seulement sur leur détresse ou leur médiocrité matérielle, mais sur tous les motifs individuels qu’ils peuvent avoir de désirer la mort. »8

Les transformations sociales et culturelles de l’anomie

Nous avions dit plus tôt que, dans les périodes de révolution industrielle, ce sont les riches qui se suicident le plus. Or, nous expliquons la poussée des morts volontaires lors des périodes de crise par des facteurs qui affectent essentiellement les populations pauvres. Il est donc important d’expliquer pourquoi la répartition du suicide par classes sociales tend à s’inverser, au fil du temps.

Dans une première phase, les riches sont les plus touchés par les tendances suicidaires, en raison de leur accès à de nouveaux modes de vie, que leur assure précisément leur meilleure fortune. Les pauvres, même s’ils assistent certainement à une dégradation de leurs conditions de travail, dans les villes, conservent en revanche pour le reste leur mode de vie traditionnel. Mais, lorsque la société commence à s’enrichir par la base, et que les pauvres eux-mêmes jouissent ainsi d’une plus grande aisance, ils se convertissent progressivement aux modes de vie modernes. Leur situation devient alors critique : en effet, dès qu’une crise économique survient, ils en sont bien entendu les premières victimes et subissent de plein fouet un sentiment inédit pour eux de déclassement. Mais le drame est alors qu’ils ne peuvent plus se tourner vers des structures traditionnelles susceptibles de les soutenir moralement, puisque ces structures ont été dissoutes au fil des années…

On comprend mieux dans ces conditions pourquoi les régions les plus touchées par le suicide, dans les pays riches, sont aujourd’hui les plus pauvres, alors que c’était autrefois l’inverse, à l’époque de la révolution industrielle. Aux Etats-Unis, les territoires où l’on se suicide actuellement le moins, comme l’Etat de Columbia ou de New York, le Massachusetts ou le New Jersey, sont parmi les plus riches du pays, tandis que la plupart des Etats où l’on se suicide le plus, comme l’Arizona, le Montana, le Nouveau Mexique ou le Wyoming, sont parmi les plus pauvres9. En France, on constate que les départements dont le taux de suicide pour 100.000 habitants est le plus bas, comme Paris, la Seine-Saint-Denis, le Bas-Rhin ou les Alpes-Maritimes (avec des scores compris entre 5,9 et 19,5), ont en moyenne une proportion d’imposés sur le revenu de 61%. A l’opposé, les départements dont le taux de suicide est le plus haut, comme la Somme, l’Allier, le Finistère ou les Côtes-d’Armor (avec des scores compris entre 39,8 et 51,9), ont en moyenne une proportion d’imposés sur le revenu de 47%. Plus les départements sont pauvres, plus ils risquent de connaître un taux de suicide élevé10.

La répartition du mal de vivre par classe sociale répond à la même logique que la répartition par richesse régionale. Tandis que les nantis étaient à l’époque de Durkheim les plus nombreux à se suicider, ce sont aujourd’hui les agriculteurs, les ouvriers et les petits artisans qu’on trouve en tête des statistiques, dans notre pays (avec environ 40 suicides pour 100.000 habitants), tandis que les cadres et les professions intellectuelles ou libérales sont davantage protégés (avec environ 20 suicides pour 100.000 habitants). Le niveau d’instruction tend aussi à préserver des troubles de l’humeur. D’après l’enquête SMPG de 2004, environ 19% des personnes déclarant ne pas avoir suivi de scolarité ont connu un épisode dépressif grave. Elles ne sont plus que 7,6 % parmi les personnes ayant effectué des études supérieures, 11,8 % chez celles ayant atteint le cycle secondaire (terminé ou non) et 12,2 % chez celles ayant atteint le cycle primaire. A âge, sexe, situation maritale et situation vis-à-vis de l’emploi identiques, une personne ayant effectué des études supérieures a deux fois moins de risque d’avoir eu un épisode dépressif qu’une personne ayant un niveau d’études primaires. L’enquête SPS de 1996-1997 faisait apparaître le même type de gradation : une personne sur dix de 16 ans et plus et ayant fait des études supérieures était concernée par un épisode dépressif, contre 18,1% des personnes déclarant n’avoir jamais été scolarisées.

Cette inversion apporte en outre un argument supplémentaire à l’idée selon laquelle l’augmentation du taux de suicide serait liée à l’anomie, l’isolement existentiel et la dissolution du tissu social propres à la modernisation plutôt qu’à l’augmentation des richesses en tant que telle. Il est évident en effet que les région rurales, autrefois très communautaires, sont désormais largement désertifiées, et que les régions urbaines, sans pour autant avoir reconstitué un tissu social d’une grande densité, ont tout au moins créé avec le temps de nouvelles formes de sociabilité, fût-ce sur un mode abstrait et distancié. Après une période de transition brutale au XIXe siècle, marquée par de nombreux changements sociétaux, les plus aisés d’entre nous peuvent donc sans doute profiter aujourd’hui dans les villes de rapports humains plus nombreux qu’au même endroit il y a un siècle – sans pour autant ramener le taux de suicide à un niveau équivalent à celui des sociétés traditionnelles. Selon une étude de l’Insee menée par François Héran dans les années 1980, et qui n’a malheureusement pas connu de suite, ce sont les couches supérieures de la population qui monopoliseraient la plus grande part des contacts sociaux, à notre époque, tandis que, chez les couches les plus défavorisées, la fréquence des relations personnelles avec l’extérieur se ferait de plus en plus rare11. Alors que les catégories intellectuelles supérieures ne représentent que 10% de la population active masculine, elles rassemblent 34% des relations d’amitié recensées dans l’enquête, 35% des relations de travail, 24% des relations de parenté et 23% des relations de voisinage. C’est l’inverse pour les ouvriers : bien qu’ils représentent encore en 1982-1983 le groupe social le plus nombreux (35% des hommes actifs), ils ne bénéficient que de 17% des relations d’amitié, 15% des relations de travail et 15% des relations de voisinage12.

Les facteurs d’explication de ce phénomène sont multiples. Le développement du travail précaire et du temps partiel chez les classes inférieures en est un, comme l’ont très bien illustré Robert Castel et Serge Paugam13. Lorsque le travail devient plus instable, il est plus difficile de s’y faire des compagnons, tout comme il devient délicat de s’insérer réellement dans la société. Le développement de la spécialisation des activités et du flux tendu ont encore accentué cet isolement : le travail subalterne est aujourd’hui en grande partie un travail solitaire, alors que même la difficile épreuve de la descente dans les mines donnait lieu par le passé à une intense camaraderie.

Mais il y a plus. Autrefois, la pauvreté n’était pas un handicap à l’intégration : peut-être même le contraire était-il vrai, au sein d’une population économiquement homogène, où la richesse était l’exception. Les divertissements ne coûtaient rien, alors, ni plus que la sociabilité. Les joies étaient simples, mais gratuites. Dans un monde de consommation, en revanche, les dernières onces de chaleur humaine deviennent payantes ; elles se monnayent en espèces sonnantes et trébuchantes, de sorte que les plus riches compensent comme ils peuvent le déclin de leurs attaches traditionnelles par des activités relationnelles coûteuses, telles que les sorties au cinéma ou au restaurant, les voyages en groupe, les séances de soin du visage ou de fitness, voire le « coaching »… Quant aux pauvres, ils sont la plupart du temps confinés dans la sphère étroite de leur famille nucléaire, au milieu de cités-dortoirs délabrées et ghettoïsées où il n’est plus même possible de discuter avec ses voisins, par peur de la délinquance des rues. Dans le monde traditionnel, les plus humbles vivaient au sein d’une famille étendue, en contact direct avec un vaste voisinage de village ou de quartier ; ce sont les riches qui se trouvaient reclus dans des appartements anonymes de centre-ville ou des demeures isolées et éloignées de toute urbanité.

Cette nouvelle répartition géographique des classes explique que les principaux lieux d’insertion sociale ne soient plus majoritairement réservés aux pauvres ; ils sont maintenant réservés aux riches. Le monde associatif actuel, en grande partie urbain, évidemment, répond d’ailleurs lui-même bien mieux aux caractéristiques et aux aspirations des classes supérieures qu’à celles des ouvriers.

Les relations sociales sont aujourd’hui moins fortes et plus abstraites que dans les cultures traditionnelles, comme l’a bien vu Georges Devereux14, mais le mal-être qui en découle est atténué lorsqu’on peut du moins étendre ses contacts et profiter de l’effervescence des villes modernes pour multiplier indéfiniment les relations de passage. Les plus pauvres, eux, n’ont cependant rien gagné à cette transformation : ils ont perdu leurs attaches traditionnelles et n’ont pu les remplacer par d’autres…

Les mérites de la modernité

Il reste malgré tout important de souligner que la modernité n’a pas que des effets négatifs sur le moral des populations et la courbe du suicide (même si, là encore, ce sont essentiellement les classes les plus instruites et favorisées qui en bénéficient). Bien que les sociétés riches mettent spontanément en place des modes de vie qui détruisent la plupart des communautés structurées et génèrent l’anomie, elles provoquent également certains bouleversements culturels qui peuvent avoir un impact extrêmement positif sur l’état existentiel des individus. Christian Baudelot et Roger Establet15 ont en effet comparé les taux de suicide nationaux avec l’importance accordée dans chaque pays aux valeurs d’épanouissement individuel, d’expression de soi et de créativité, quantifiées par Ronald Inglehart dans sa vaste enquête sur les idéologies dominantes à travers le monde. Bien entendu, de telles valeurs se retrouvent beaucoup plus fréquemment dans les pays riches, par opposition aux valeurs de survie, qui sont privilégiées dans les pays pauvres : tandis que les habitants des pays riches estiment généralement important d’avoir une bonne qualité de vie, d’être heureux dans leur activité professionnelle, de nourrir un réseau d’amitié étendu ou de s’ouvrir l’esprit par l’éducation et la lecture, les habitants des pays pauvres considèrent leur besogne comme une simple source de revenu et de sécurité, ne se soucient guère de l’intérêt personnel qu’ils peuvent y trouver et envisagent la formation sur le tas comme le moyen le plus rapide d’apprendre à travailler dur. Or, il apparaît que les pays les plus réceptifs à l’épanouissement individuel, à l’expression de soi et à la créativité disposent de taux de suicide sensiblement inférieurs à ceux des pays qui y sont le moins réceptifs, à PIB égal. La corrélation (évaluée à -0,27) demeure certes moins forte que pour l’adhésion aux valeurs traditionnelles, ce qui explique que les pays pauvres, généralement traditionalistes, mais attachés aux valeurs de survie, se suicident globalement moins que les pays riches, généralement laïques, mais attachés aux valeurs de réalisation personnelle. Néanmoins, les peuples qui accordent la plus grande importance à cette idée de « personne », comme par exemple les Pays-Bas, l’Australie, les Etats-Unis, la Norvège ou la Suisse, en tirent statistiquement une relative protection contre le suicide, comparativement par exemple à des pays comme le Danemark, la Belgique, l’Autriche, la France ou la Finlande, qui, parmi les nations les plus riches, s’en préoccupent moins.

Il est indéniable qu’on se soucie plus fréquemment de bien vivre lorsqu’on dispose en quantité suffisante de tout ce qui est nécessaire pour subsister. Les valeurs de survie sont forcément plus fortes chez des catégories de population qui n’ont rien. Malheureusement, il semble aussi qu’on ait beaucoup de difficultés à préserver un mode de vie traditionnel une fois certains degrés de richesse acquis. Pour lutter efficacement contre le suicide et la dépression, pourtant, les statistiques nous enseignent qu’il faudrait certainement pouvoir combiner une existence communautaire forte avec une grande liberté accordée à la personne dans son autodéveloppement. Il s’agirait de favoriser à la fois l’encadrement rigide des sujets dans des réseaux de solidarité étroits et l’égotisme affirmateur d’individus vigoureux. Mais aucun modèle semblable n’existe, à l’échelle de la planète. Au plus bas de la hiérarchie actuelle du suicide, dans les territoires les plus épargnés par la souffrance psychique, on trouve les pays pauvres et traditionnels d’Amérique latine et d’Afrique ; au-dessus d’eux, les pays riches et modernes d’Occident.

L’anomie guette, pourtant, dans un monde fractionné, divisé et démembré tel que le nôtre. Plus le désert de l’humain s’étend, plus s’étend également le vide intérieur de nos pensées. L’homme est un être fragile, que seul le divertissement procuré par l’activité du cœur et la présence des autres peut faire mine de combler, selon la célèbre observation de Pascal. Sans l’illusio d’un projet de vie mobilisateur appuyé sur un enracinement collectif vivace, sans l’espoir procuré par un horizon de sens ou de valeurs et l’intégration à un groupe, nous ne sommes que des coquilles creuses, des âmes errantes privées à la fois de destination et d’ancrage. La richesse ne rend pas malheureux ; mais les conditions de vie qui permettent le développement illimité de l’industrialisation et l’accès rapide au confort, elles, sont hautement suicidogènes. Les pays les plus économiquement développés ne sont probablement pas les plus humainement avancés. Aussi est-il temps pour nous d’envisager de nouveaux modèles d’évolution, qui prendraient en compte la dimension qualitative de la vie avant de n’en voir que la part quantifiable. Tout reste à faire pour construire un parc humain qui, sans toutefois nous tenir à l’écart du désespoir et de l’angoisse, évidemment consubstantiels à notre être, nous assurerait du moins des conditions optimales d’existence, aux plans spirituel et relationnel. La crise, qu’on le veuille ou non, est bel et bien dans l’homme.

Thibault ISABEL

Texte paru dans le Rébellion   42 ( Juin 2010)

1 Cf. « Santé mentale en population générale » (« SMPG »), enquête menée par la CCOMS et la DREES. Pour des statistiques complémentaires, on peut également se reporter à l’enquête de l’Irdès de 1996-1997 : « Santé et protection sociale » (« SPS »).

2 K. Anil Kumar, « Suicide in Kerala from a mental health perspective », in George Joseph (dir.), Suicide in Perspective : With Special Reference to Kerala, Rajagiri, CHCRE-HAFA, 1995 ; Peter Mayer et Tahereh Ziaian, « Indian suicide and marriage : a research note », Journal of Comparative Family Studies, vol. XXXIII, n°2, printemps 2002, pp. 297-305.

3 Pour le calcul des taux de corrélation entre le suicide et des facteurs tels que le divorce, la fécondité, la pratique religieuse et les valeurs traditionnelles, nous renvoyons au livre de Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006.

4 M. Abbar, Y. Caer et L. Schenk (dir.), « Facteurs de stress psychosociaux et conduites suicidaires », L’Encéphale, n°19, 1993, pp. 179-185.

5 Sur l’inventaire des valeurs morales à travers le monde, cf. Ronald Inglehart et Wayne E. Baker, « Modernization, cultural change and the persistance of traditional values », American Sociological Review, 2000, vol. 65, pp. 19-51 ; Ronald Inglehart, « Globalization and postmodern values », The Washington Quarterly, hiver 2000, pp. 215-228.

6 Emile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1960, p. 22 [1897].

7 Cf. le Rapport mondial sur le développement humain (PNUD, 2001), ainsi qu’Accumulation et répartition des patrimoines, colloque international du CNRS (1978), publié par Denis Kessler, André Masson et Dominique Strauss-Kahn, Paris, Economica, 1982.

8 Maurice Halbwachs, Les causes du suicide, Paris, Félix Alcan, 1930.

9 Glen Evans et Norman L. Farberow, The Encyclopedia of Suicide, New York, Facts on File, 2003.

10 Cf. Suicide, l’envers de notre monde, op. cit., pp. 166-167.

11 Cf. François Héran, « Un monde sélectif : les associations », Economie et statistique, n°208, mars 1988, et « La sociabilité, une pratique culturelle », Economie et statistique, n°216, décembre 1988.

12 On peut également se référer à l’enquête menée par Jean-Louis Pan Ké Shon, « Isolement relationnel et mal-être », Insee Première, n°931, novembre 2003. On y apprend que le fait d’avoir de faibles revenus, de ne pas posséder de diplôme ou d’habiter dans une cité est fortement associé à l’isolement relationnel.

13 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 ; Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005.

14 Georges Devereux, Psychothérapie d’un Indien des plaines, Paris, Fayard, 1998 [1951].

15 Suicide, l’envers de notre monde, op. cit.

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