Noam Chomsky : Un dissident de la pensée

Enseignant au Massachusetts Institute of Technology (le MIT est la plus prestigieuse université scientifique américaine), Noam Chomsky est connu dans les milieux scientifiques pour ses recherches en linguistique. Il est l’un des pionniers dans ce domaine, mais sa renommée internationale n’est pas uniquement liée à ces travaux. Depuis les années 70, il a contribué à nourrir la pensée dissidente américaine d’une analyse sans concession de l’appareil étatique. Virulent adversaire de la politique impérialiste des Etats-Unis, il a démonté les mécanisme de la propagande médiatique qui la légitimise. Intellectuel engagé au sens noble du terme, il n’hésite pas à dénoncer le rôle de sa « caste » dans le contrôle des esprits. Il explique très bien les raisons de son engagement : «  Il y a une immense souffrance, une énorme misère humaine qu’on peut alléger et éliminer. Il y a une oppression qui ne devrait pas exister. Il y a une lutte permanente pour la liberté. Il y a de très graves dangers : l’espèce humaine se dirige peut-être vers son extinction. Je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un peut juger inintéressant d’essayer d’aider les gens à s’engager davantage dans une réflexion sur ces problèmes et une action à leur sujet ».

La Fabrique du Consentement

Son opposition à la guerre ne découlait pas du pronostic que la révolution vietnamienne offrirait un avenir radieux aux peuples d’Indochine, mais de l’observation que l’agression américaine serait catastrophique parce que, loin d’être motivée par la défense de la démocratie, elle visait à empêcher toute forme de développement indépendant en Indochine et dans le tiers-monde. De son engagement contre la guerre du Vietnam, Noam Chomsky tirera de précieux enseignements

En 1988, il publie avec l’économiste Edward S. Herman un ouvrage devenu l’une des références dans la critique radicale des médias, Manufacturing Consent. Political economy of the mass media (La Fabrique du Consentement. L’économie politique des médias de masse). Les auteurs y argumentent que les entreprises médiatiques, loin d’éclairer la réalité du monde social, véhiculent une image de ce monde conforme aux intérêts des pouvoirs établis (économiques et politiques). Il n’y a là aucun appel à une théorie du complot, comme beaucoup de journalistes américains et français voulurent le faire croire. Le propos du livre souligne que les forces qui conduisent les médias à produire une information politiquement et socialement orientée, loin d’être enfantée par l’amoralité de certains individus, tiennent avant tout à des mécanismes inscrits dans la structure même de l’institution médiatique, son mode d’organisation et de fonctionnement en particulier. Selon Chomsky et Herman, ces mécanismes opèrent sous formes de « filtres », de « facteurs institutionnels qui fixent les limites à ne pas franchir dans la diffusion des faits et leur interprétation, au sein des institutions à caractères idéologiques ».

Le premier filtre tient à la nature des propriétaires des médias dominants. Détenus par des oligopoles privés, ces moyens d’information et de communication sont mus par la logique du profit maximum. Le second filtre renvoie aux sources de financement des grandes entreprises médiatiques. Leurs recettes proviennent principalement de leurs clients – les annonceurs – auxquels elles vendent des taux d’audience.
Le troisième filtre concerne les sources d’informations privilégiées par les journalistes.

Le quatrième correspond aux protestations adressées aux responsables de la presse, lesquelles contribuent à apprécier les limites de ce qui est diffusable sans risques.

Le dernier filtre est celui des présupposés idéologiques dominants, intériorisés par les journalistes et qui guident leur interprétation de l’actualité comme le compte rendu qu’ils en font. Dans les années 1980, le présupposé dominant était l’idéologie anticommuniste. Il est désormais «  surpassé par une force idéologique plus puissante encore, celle de la croyance dans le « miracle du marché » (selon l’expression de Reagan) ».

Ce cadre d’interprétation général détermine le traitement réservé aux politiques, gouvernements et interlocuteurs « orthodoxes ». Ils sont systématiquement valorisés et leurs erreurs, voire leurs crimes, paraissent toujours moins atroces que ceux que commettraient des « dissidents » au système de croyance dominant.

Ces filtres ont une particularité commune. Tous favorisent le contrôle et l’orientation de l’information dans un sens conforme aux intérêts privés. « Les mêmes sources de pouvoir sous-jacentes qui possèdent les médias et les financent en tant qu’annonceurs, qui jouent le rôle de « définisseurs primaires » des « nouvelles », qui produisent les « tirs de barrage » et les experts orthodoxes, jouent également un rôle clé dans la définition des principes de base et des idéologies dominantes ».

« La propagande est à la démocratie, ce que la violence est à l’état totalitaire »

Chomsky s’attaque au discours de légitimation du système capitaliste et à ses mécanismes idéologiques de propagande, ou ce qu’il appelle le « lavage de cerveau dans la liberté ».

Une analyse du pouvoir qui incorpore les mécanismes de légitimation de celui-ci et ne prend pas pour argent comptant les déclarations officielles est une démarche banale lorsqu’elle est appliquée à l’Empire Romain ou à Napoléon ou à l’URSS. Mais lorsqu’on parle de nos sociétés, aujourd’hui, on ne suit plus cette démarche. Un mécanisme, fréquemment usité par la gauche respectable, c’est la dénonciation virtuelle des systèmes d’endoctrinement « totalitaire » ceci permettant d’encourager l’idée que des mécanismes universels, comme le contrôle et la manipulation des esprits par le pouvoir en place, sont l’apanage de toutes les sociétés, sauf de la nôtre.

Ce que fait le monde des intellectuels et des médias, c’est de reprendre l’ensemble des postulats exprimant les idées fondamentales du système de propagande. Et de présenter alors un espace de débat à l’intérieur de ce cadre. Ainsi le débat ne fait qu’augmenter la force des postulats, en les incrustant dans l’esprit des gens comme s’ils constituaient le spectre tout entier des opinions possibles. Dans le système capitaliste, ce que l’ont peut appeler la « Propagande d’Etat » , n’est jamais exprimée comme telle, comme elle le serait dans un état totalitaire : mais c’est plutôt implicite, c’est présupposé, ça fournit un cadre aux débats entre gens admis à discuter.

En rupture avec l’intelligentsia

Comme le montre très bien Jean Bricmont, cela ne lui a pas fait que des amis dans le monde vermoulu des intellectuels (particulièrement français). Il était certain que les partisans de « Droite » des réformes ultra-libérales ou du conservatisme le plus sclérosés s’opposent naturellement à ses thèses. Mais les polémiques les plus vaines viennent du camp « progressistes », de la gauche instituée. Car Noah Chomsky n’épargne pas « ses bonzes de la pensée ».

En France, la mentalité de camp avait conduit nombre d’opposants aux guerres coloniales à se bercer d’illusions sur la possibilité de « lendemains qui chantent » dans les sociétés décolonisées. Cela a rendu la culpabilisation d’autant plus efficace que la fin de la guerre du Vietnam coïncida avec le grand tournant de l’intelligentsia française, qui allait amener celle-ci à s’écarter du marxisme et des révolutions du tiers-monde et, peu à peu, avec le mouvement des « nouveaux philosophes » (dont « la grande figure » fut Bernard Henri Levy), à adopter des positions favorables à la politique occidentale au Tchad et au Nicaragua. Une bonne partie des intellectuels français, surtout ceux de la « génération 68 », d’abord passive dans la lutte contre les euro-missiles (1982-1983), devint franchement belliciste au moment de la guerre du Golfe puis lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. N’ayant jamais eu d’illusions à perdre, Noam Chomsky n’avait aucun combat à renier. Il demeura donc à la pointe de la lutte contre les interventions militaires et les embargos qui, de l’Amérique centrale à l’Irak, ont provoqué des centaines de milliers de victimes. Mais pour ceux qui avaient opéré le grand tournant, Chomsky devenait un anachronisme bizarre et dangereux. Comment pouvait-il ne pas avoir compris que le bon camp était devenu celui de l’Occident, des « droits de l’homme » ? Et le mauvais, celui de la « barbarie à visage humain », pays socialistes et dictatures post-coloniales mêlées ? (1)

Des alternatives existent

Noam Chomsky évoque la nouvelle forme de totalitarisme prise par les sociétés libérales. La dictature du TINA (« There is not alternative » – « il n’y a pas d’alternative »). Le pouvoir du TINA est au fondement de l’empire des prédateurs. Pour le linguiste : «  Il n’y a pas d’alternative au système émergeant du mercantilisme mis en place par les entreprises s’appuyant sur l’Etat et décliné à l’aide de différents mantra tels mondialisation et libre-échange ».

« Croire que l’égoïsme est un instinct humain prédominant est très commode pour les riches et les puissants qui espèrent démanteler les institutions sociales qui se sont développées sur la base de la sympathie, de la solidarité et de l’aide mutuelle ». A l’opposé du TINA, existe l’exigence de l’impératif moral sommeillant en chacun de nous. L’homme est le seul sujet de l’histoire. De son histoire propre comme de l’Histoire du monde.

Issu de la tradition anarchiste américaine, Noam Chomsky puise dans le conseillisme et le courant libertaire une vision du monde où la liberté individuelle est un impératif. En dehors de toute forme de manichéisme, il appelle à un réveil des consciences et au développement d’une « autodéfense » intellectuelle face aux attaques de la propagande libérale.

Note :

Voir le site de l’auteur : http://www.chomsky.info/

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