Mal de vivre et contestation sociale dans les films hollywoodiens…

On pourrait croire que les Etats-Unis sont aujourd’hui le pays où la mystique du progrès est encore le plus solidement enracinée. Le constat n’est sans doute pas faux, mais il mérite d’être nuancé. Leur culture, en effet, manifeste sous certains aspects de nombreux signes de doute et d’inquiétude, particulièrement perceptibles au cours des phases les plus troublées de leur histoire.

Les années 1970, notamment, ont constitué une période de profonde remise en cause des institutions. L’affaire du Watergate a jeté un discrédit radical sur la classe politique, et la révolte de la jeunesse est venue alimenter et amplifier la contestation opérée par les mouvements de défense des minorités (ethniques, sexuelles, etc.). En conséquence, Hollywood a reflété à cette époque un sentiment de méfiance à l’égard des structures étatiques : c’est la grande époque des films « paranoïaques », d’Executive Action (1973) à Les hommes du président (1976), en passant par Conversation secrète (1973) et Les trois jours du condor (1975). Les forces de l’ordre y étaient systématiquement représentées comme corrompues ; on voyait des politiciens comploter avec les consortiums industriels pour assurer leur profit individuel, contre l’intérêt de leurs concitoyens ; la voix des journalistes qui cherchaient à faire éclater les scandales était étouffée.

Cette remise en cause du système en place, initialement marquée « à gauche », a pourtant servi finalement, d’une manière assez paradoxale, à appuyer la montée en puissance du discours ultraconservateur de Reagan. Le leader du parti Républicain va en effet lui aussi exploiter le sentiment de méfiance paranoïaque qui se faisait jour dans la population. Il en appellera à une critique du « Big Government » et du « Big Business », au nom d’une Amérique bafouée qui devrait reprendre ses droits. Sur les écrans, on verra alors émerger la race des surhommes bodybuildés, chargés à eux seuls, face à un monde corrompu, de rétablir l’ordre, redoublant en un sens l’image que Reagan cherchait lui-même à se donner dans l’arène politique. Ce sera l’époque de films comme Rambo (1982) ou Piège de cristal (1989), où la figure du héros sera chaque fois interprétée par un américain issu du peuple et dégoûté par les institutions, et où le méchant sera campé quant à lui par un représentant corrompu du système.

Dans les années 1990, néanmoins, les Etats-Unis sembleront ragaillardis par le retour de la prospérité économique et la victoire écrasante de la guerre du Golfe. Le sentiment d’unité nationale sera rétabli, et l’ennemi, au cinéma, ne sera plus interne au système, mais extérieur à lui : il s’agira par exemple des extra-terrestres d’Independence Day (1996), auxquels ne sera pas confronté un héros isolé et persécuté, comme dans les années 1970 et 1980, mais bien l’ensemble de la nation. On verra à l’écran des hommes et des femmes de toutes origines ethniques (WASP, blacks, latinos, etc.) et sociales (pauvres, riches, civils, militaires, hommes politiques) œuvrer collectivement – et même parfois se sacrifier – pour la grandeur et l’indépendance de leur pays. Le paradoxe est ici encore qu’une idéologie plutôt connotée au départ comme « ouverte » et « tolérante » (la solidarité entre les divers groupes culturels) aboutit au final à un discours franchement nationaliste et belliciste.

Le cinéma de science-fiction : un vecteur de contestation sociale

Mais cela signifie-t-il que l’ensemble de la société américaine se soit rangé à une vision plus optimiste du cours des choses ? Rien n’est moins sûr. Certains genres, comme la science-fiction, jouent aujourd’hui un rôle d’avant-garde dans les milieux contre-culturels, et n’ont jamais cessé de présenter une vision profondément critique du monde actuel, même au cours des années 1990. Ce point est fondamental, car le cinéma d’anticipation touche particulièrement les jeunes générations, qui témoignent ainsi d’une défiance de plus en plus marquée à l’égard de l’idée de progrès. On est loin, désormais, de la science-fiction des pionniers, et du positivisme enthousiaste d’un Jules Verne, par exemple, en France, voire de l’insouciance naïve du space-opera, comme dans le serial Flash Gordon. Même La Guerre des étoiles (1977), qui s’apparente malgré tout dans une large mesure à cette veine enfantine, situe son action dans un passé lointain, et non dans l’avenir ; son univers fabuleux sonne davantage comme un hymne nostalgique à un âge légendaire révolu, inspiré par l’imaginaire de Tolkien et des films de samouraïs japonais, que comme une apologie de la science. Par ailleurs, la technologie telle qu’elle est représentée dans la célèbre trilogie galactique de George Lucas est délibérément « vieillotte », et l’atmosphère des couloirs lugubres qui parsèment les immenses vaisseaux spatiaux se veut résolument claustrophobique : la série ne donne donc pas une image réellement positive de la science.

Globalement, il est indéniable que le genre a adopté, au cours des quarante dernières années au moins, une posture de rejet du monde libéral, dénoncé à travers le prisme d’une société future qui pousse les perversions de notre temps à leur paroxysme. Alien (1979), New York 1997 (1980), Brazil (1985), Batman (1989), L’Armée des douze singes (1995) ou encore Los Angeles 2013 (1996) se font tous l’écho du désarroi des adolescents et des jeunes adultes devant leur époque. Les villes dépeintes dans ces œuvres sont gigantesques, grouillantes de monde et polluées. Une industrialisation agressive a recouvert la surface de la planète d’usines laides et enfumées. Le fossé entre les riches et les pauvres s’est tellement creusé que les nantis vivent dans le confort et le luxe, au sommet de gratte-ciels qui se dressent au-dessus des nuages de pollution, tandis que des hordes de marginaux sont agglutinées au milieu des poubelles, à moins qu’elles ne soient purement et simplement parquées dans des camps. La froideur et l’indifférence des Etats pour la population livrent les individus à une existence autarcique, et les structures administratives, dépersonnalisantes, gèrent les affaires courantes de façon routinière et mécanique. Les hommes politiques se révèlent pour la plupart corrompus, prisonniers qu’ils sont de l’influence des hommes d’affaires et des méga-corpo­rations. Quant aux financiers, ils sont obnubilés par l’argent, et n’hésitent pas à commettre les pires atrocités meurtres, espionnage, vols, machinations afin de s’enrichir.

Ces films traduisent l’extension d’un état d’esprit qu’on pourrait qualifier de dépressif à une part de plus en plus grande de la population. Non pas que la défiance à l’égard de l’avenir soit illégitime ou irrationnelle, mais plutôt qu’elle s’exprime ici sous une forme angoissée, torturée. A dire vrai, il n’y a en fait rien d’étonnant à cela, dès lors que la reconnaissance lucide de l’horreur des modes de vie modernes conduit nécessairement à la manifestation explicite d’une morne fatigue de vivre. Quoi qu’il en soit, la science-fiction a proposé ces derniers temps des visions du monde franchement désespérées, jusqu’à témoigner parfois d’une certaine fragilité des structures mentales collectives. La paranoïa, en particulier, a trouvé dans cette catégorie de productions un terrain d’accueil très favorable. Les héros y sont en permanence persécutés, généralement par des représentants de l’Etat et des forces de l’ordre (policiers, soldats, etc.). Les trahisons se multiplient, contraignant les protagonistes à se méfier de leurs parents et de leurs amis. Personne ne peut faire confiance à personne. La tension qui perce dans ces intrigues est évidemment extrême – jusqu’à rendre dans certains cas le discours final réducteur et manichéen, par excès d’emphase, et par manque de profondeur dans l’analyse… On oppose des ennemis monstrueux et diaboliques, symboles des affres du monde futur ou contemporain, à des victimes révoltées et irréprochables, injustement traquées…

Dans Blade Runner (1982), par exemple, le policier Rick Deckard est chargé par ses supérieurs de traquer des androïdes cachés dans une mégalopole américaine, moins d’ailleurs en raison du danger potentiel qu’ils représentent que pour éliminer purement et simplement un modèle de machines qui a manifesté trop d’indépendance et d’autonomie par le passé. Dans ce monde sans pitié, où l’Etat et les grandes corporations tirent en sous-main les ficelles de l’existence des simples mortels et étouffent les libertés, la moindre forme de contestation de l’autorité provoque les conséquences les plus dramatiques. Le héros trouvera l’amour entre les bras d’un de ces « répliquants » cybernétiques, en tous points semblables aux humains (tant par l’apparence que par les émotions), et décidera de trahir sa hiérarchie pour sauver la vie de celle qu’il aime, et qui était si ignominieusement pourchassée. Son geste sera pour lui une échappatoire devant la froide impassibilité d’une bureaucratie aux allures de Léviathan, et une manière de rompre définitivement avec une civilisation monstrueuse et agressive, qui, à force de se tourner tout entière vers la science, la conquête spatiale et le commerce, en est venue à éradiquer totalement les relations affectives entre les êtres. Comment s’épanouir dans une société où les lumières des villes sont remplacés par des publicités à la gloire de « Coca-cola », où des mégaphones émettent en permanence des odes vantant les mérites de tel ou tel produit commercial, partout dans les rues, et où même les animaux de compagnie se voient supplantés par des robots sans âme ?

L’univers de Batman, le défi (1992) est identique, à maints égards (bien que l’intrigue ne soit pas explicitement située dans l’avenir, mais plutôt dans un monde décalé à l’esthétique mi-rétro, mi-futuriste). L’œuvre met cette fois l’accent sur la corruption des hommes politiques, inféodés au grand capital. Max Schreck, un riche industriel, parvient ainsi à promouvoir son projet de centrale électrique, dans une cité dont la production d’énergie dépassait pourtant déjà largement ses besoins. Au motif que le progrès ne doit jamais s’arrêter, et qu’on gagne toujours à mieux se préparer pour l’avenir, l’homme d’affaire parviendra à mettre dans sa poche une opinion publique versatile et crédule, quitte à verser des pots-de-vin aux conseillers municipaux, à manipuler les médias, voire même à perpétrer des meurtres. L’exploitation cynique des travailleurs et des marginaux lui permet d’ériger son empire industriel prométhéen, avec la bénédiction de tous. Seul Batman s’oppose à lui ; mais le super-héros est pourchassé par les forces de l’ordre, qui se laissent berner par les stratagèmes du criminel en col blanc. Ici encore, les villes sont titanesques. La pollution et l’urbanisation ont dévasté les paysages. La télévision sert de relais à un discours officiel aliénant, qui médiatise les bals de charité des sang-bleu pour mieux dissimuler la misère sociale des hommes ordinaires. Le film commence au moment où la fête de Noël bat son plein, donnant superficiellement l’image d’une nation euphorique et comblée ; mais, au milieu des sapins et des paquets cadeaux, on découvre en fait un pays cauchemardesque, rongé par l’escroquerie ultra-libérale, la gangrène industrielle et la délinquance(1).

Le désenchantement des années 2000

On peut donc considérer pour acquis que, même en dehors des périodes où la majeure partie du cinéma américain relaie un discours contestataire ou désabusé, comme dans les années 1970, voire à un moindre niveau dans les années 1980, certains genres plus minoritaires et moins familiaux, tels que la science-fiction, continuent indéfectiblement de traduire une remise en cause massive du système en place.

Une question importante reste toutefois encore en suspens : si les années 1990 marquent un retour en force de l’optimisme, aux Etats-Unis, dans le cinéma mainstream, sous l’effet de la victoire contre l’Irak et de la reprise économique, quel visage le cinéma des années 2000 nous donne-t-il désormais du monde ? Est-il toujours la proie d’une euphorie triomphale, ou a-t-il été gagné par une nouvelle vague de pessimisme ?

En fait, le début des années 2000 a marqué un nouveau tournant. Le cinéma d’action, qui avait exercé une forme d’hégémonie au cours des années 1980 et 1990, cède une nouvelle fois le pas devant des genres plus contre-culturels. L’anticipation sort ainsi de sa relative marginalité et effectue un retour spectaculaire au premier plan, ainsi que le fantastique.

Les films qui ont peut-être le mieux traduit ce nouvel essor du cinéma de science-fiction « rebelle » sont la trilogie Matrix (1999 et 2003) et Dark City (1998). On retrouve ici la paranoïa et la claustrophobie des anciens représentants du genre, amplifiées, même : dans chacun de ces films, le héros se rend compte qu’il est prisonnier d’un univers entièrement contrôlé soit par un ordinateur surpuissant (Matrix), soit par des extra-terrestres (Dark City). Cette situation détermine une angoisse paranoïaque absolue. Les personnages, dont l’univers mental et perceptif est très semblable au nôtre, découvrent qu’ils ne contrôlent strictement rien de leur environnement, et qu’ils sont les jouets d’entités malfaisantes et étrangères. A ce sentiment initial d’absence complète de maîtrise, pourtant, correspondra cette fois une compensation tout aussi radicale au terme du scénario. Les héros parviendront finalement à parasiter les moyens de contrôle et d’oppression utilisés par leurs tyrans, et gagneront ainsi la possibilité de reconfigurer notre vie selon leurs désirs ; ils auront acquis le pouvoir de maîtriser l’ensemble des phénomènes. Les mondes futurs qu’on nous présente dans ces superproductions sont donc horribles, mais le sentiment subsiste qu’on pourrait, par un soulèvement de type révolutionnaire, détruire cet environnement cauchemardesque et lui substituer un environnement paradisiaque, où tous nos désirs seraient satisfaits par la techno­science.

Il ne faut pas donner trop d’importance à la portée strictement politique de ces films (encore que Matrix entende de toute évidence se situer sur un terrain revendicatif, et cherche clairement à adresser un « message » aux spectateurs) ; mais le schéma narratif qui nous est proposé, en tout cas, véhicule implicitement l’idée qu’un avenir parfait et utopique peut être envisagé, et souscrit à cet égard à l’idée de progrès. A l’inverse, les films de science-fiction que nous avions évoqués précédemment suggéraient qu’on ne pouvait rien faire contre la tournure négative de l’Histoire, qu’il ne nous restait plus qu’à regarder la civilisation dégénérer, résignés. Toutefois et c’est peut-être le plus important, Matrix et Dark City n’en donnent pas moins du futur immédiat auquel nous sommes promis une image terrifiante, preuve qu’ils ne font nullement des temps à venir une marche inévitable et tranquille vers le bonheur ; le renouveau de la civilisation, possible, mais non certain (et, en tout état de cause, plutôt improbable) demeure une simple espérance, voire un vœu pieu…

On peut voir un signe révélateur du pessimisme croissant des films hollywoodiens dans l’esthétique qu’ils adoptent, de plus en plus sombre, violente et angoissante. Daredevil (2003), Le seigneur des anneaux (2001, 2002, 2003), X-Men 1, 2 et 3 (2000, 2003 et 2006), Batman Begins (2005) et Batman : The Dark Knight (2008), par exemple, se déroulent surtout la nuit, dans des rues mal famées ou des souterrains lugubres. Les scènes d’action exaltées se mêlent à des passages plus inquiétants, où des monstres repoussants guettent leurs proies, tels des prédateurs (il peut s’agir d’Orcs, de robots arachnides ou de mutants maléfiques). Les villes redeviennent cauchemardesques, même dans le cinéma grand public.

L’ambiance générale, plus encore, est marquée par l’attente d’une apocalypse prochaine : de même que Matrix annonçait une guerre finale entre les hommes et les machines, X-Men annonce une guerre entre les hommes et les mutants, et Le seigneur des anneaux met en scène un affrontement entre peuples libres et armées sauroniques (à large composante arabe). La saga de La guerre des étoiles nous confronte même à une guerre civile intergalactique, dans La revanche des Sith, en 2005, qui voit l’extermination de tous les Jedi et la transformation de la Vieille République en Empire totalitaire ! Dans Batman Begins et Batman : The Dark Knight, le chevalier noir affronte des super vilains particulièrement nihilistes et déstructurés, qui mettent Gotham à feu et à sang, non pas tant pour leur propre gloire que par simple goût de la destruction. La ville se retrouve alors dévastée et en ruine, et la population est jetée dans le chaos. Ce qu’on remarque avant tout dans ces films, en somme, c’est la représentation récurrente d’un monde au bord de l’implosion.

Conjointement, les dénouements se font parfois tragiques (ce qui était devenu très rare dans les années 1990) : Neo et Trinity meurent à la fin de la trilogie Matrix. Quant au sympathique Anakin Skywalker, il bas­cule peu à peu du côté obscur de la Force, dans La guerre des étoiles (sé­duit par les vues politiques du sombre Palpatine), et se vautre à tel point dans la haine qu’il laisse mourir la femme qu’il aime, Padmé Amidala.

La paranoïa n’est plus majoritairement extérieure (communistes, extra-terrestres, etc.) : les ennemis, à nouveau, viennent de l’intérieur du corps social, ils émanent directement de l’administration du pays ou de ses autorités. Bienvenue à Gattaca (1997) et Minority Report (2001) décrivent un futur terrifiant où l’Etat s’est institué en Big Brother envahissant. De la même manière, Hulk et les X-Men sont pris en chasse par l’armée des Etats-Unis ; les Jedi combattent un complot Sith qui a infiltré le pouvoir fédéral galactique ; etc. (2)

L’environnement familial, sur les écrans, est toujours apparemment absent ou oppressant. A cause de leur différence, les X-Men avaient été rejetés par leurs familles respectives avant d’être recueillis par le professeur Charles Xavier (lui-même mutant) ; le colonel Stryker, anti-mutant fanatique, a réduit son propre fils en esclavage pour le punir d’être né avec un patrimoine génétique déviant. Même dans Harry Potter (2001), pourtant destiné à un large public, le jeune sorcier, orphelin, est d’abord élevé par un oncle et une tante détestables. Quant à Peter Parker, dans Spider-Man (2002), il décide de devenir un super héros après le meurtre de son oncle Ben, tué par un gangster (il ne restera plus que la charmante tante May pour veiller sur lui).

Comble de la paranoïa, les esprits sont fréquemment manipulés, dans ces films : des êtres maléfiques s’insinuent en nous, et gagnent un contrôle total sur notre comportement. Dans Les deux tours (2002), le roi Theoden n’est qu’un pantin entre les mains de Grima-langue-de-ser­pent, qui le force à ingurgiter une drogue incapacitante. Dans X-Men (3), le colonel Stryker aliène les mutants en mettant leur peau en contact avec une substance qui parasite leurs neurones. Les lavages de cerveau peuvent aussi prendre une forme plus brutale : Wol­verine, dans la même production, est torturé afin d’être transformé en arme absolue dénuée de conscience.

Pour compléter ce bref tableau du cinéma du début des années 2000, ajoutons que nombre de ses caractéristiques le rapprochent beaucoup du cinéma des années 1970. Les héros, dans les productions de la période, sont en effet de jeunes intellectuels opposés à des brutes de l’armée ou de la police, et haïs par des paysans incultes tout droit sortis de leur Middle West natal. Cependant, les personnages persécutés ne s’identifient pas à un pays réel tenu en joug par le pays légal (auquel cas le discours promouvrait une remise en cause du pouvoir en place dans la perspective de la défense d’une norme nationale bafouée, comme sous Reagan, dans les années 1980) : les protagonistes principaux sont des marginaux qui se battent pour un ordre alternatif. Dans X-Men, les membres de l’équipe de super héros sont des professeurs qui enseignent à d’autres mutants comment utiliser leurs pouvoirs. Bru­ce Banner, dans Hulk (2003), est un brillant scientifique. Et les combattants de Matrix sont des as de l’informatique, adeptes des boîtes de nuit, des blousons de cuir et de la culture « jeune » (exécrée par l’Amérique profonde). Même dans des films moins subversifs comme Spider-Man et Harry Potter, on prend la défense des bons élèves contre les cancres et les masses ignorantes (les héros sont des premiers de la classe à lunettes et ceux qui les méprisent des ringards intolérants).

On n’a généralement pas affaire dans ces productions à des personnages isolés, mais à des groupes très soudés, organisés quasi-militairement (X-Men, Matrix, La guerre des étoiles, Le seigneur des anneaux). Les appels à la révolution sont parfois explicites (dans The Matrix, notamment), ou apparaissent comme une tentation : les X-Men s’allient un moment au terroriste Magnéto, et le comte Dooku, dans La guerre des étoiles, exploite savamment le ressentiment éprouvé par les populations de la galaxie contre un pouvoir central indéniablement corrompu. En somme, le cinéma que nous voyons émerger est bel et bien contre-culturel, comme nous l’avions déjà annoncé. A première vue, cela semble assez naturel, puisque les films que nous mentionnons sont surtout destinés à un public d’adolescents et de jeunes adultes. Mais Conan le Barbare (1981) et Terminator (1984) étaient eux aussi destinés à ce type de spectateurs, dans les années 1980, et ces films n’adhéraient pas du tout à une telle idéologie. On peut donc en conclure qu’une transformation très importante est en train de se produire chez les moins de trente ans. Quelles que soient précisément les couches de population concernées, ces productions sont incontestablement les plus prisées actuellement : elles témoignent d’un mouvement majeur dans l’histoire des mentalités.

Pourquoi une telle évolution ? D’abord, la conjoncture est effectivement plus morose que dans les années 1990. Au niveau géopolitique, les attentats du 11 septembre 2001 ont montré que, dans un monde réticulaire, les menaces étaient à la fois plus directes et plus incontrôlables que par le passé. La guerre en Irak n’a pas connu une issue très glorieuse et la contestation internationale a miné le sentiment de confiance des Américains à l’égard de l’ONU et de leurs alliés traditionnels, renforçant leur isolement à un moment où le spectre d’un « choc des civilisations » commençait à planer et qu’on se mettait à nouveau à craindre des conflits de longue haleine, un peu partout dans le monde. Au plan intérieur, la crise économique a frappé de nouveau, à l’amorce de la décennie, et le scandale Enron a jeté le discrédit sur le monde des finances. Les élections présidentielles très disputées de 2000, entre Al Gore et George W. Bush, suivies de discussions interminables sur le décompte des voix, ont elles aussi divisé le pays. Enfin, la montée des cours du pétrole, puis le krach financier de 2008, ont achevé de semer l’inquiétude au sein de la population.

Le passage de l’optimisme vers la dépression, pourtant, avait déjà commencé dès la fin des années 1990, comme on l’a vu avec Dark City et Matrix. Si la situation économique et politique a joué un rôle considérable dans l’intensification de la tendance, elle ne l’a donc pas amorcée. D’ailleurs, la majeure partie des blockbusters sortis dans la foulée du 11 septembre sont des trilogies, dont la production avait été entamée bien avant 2001 : tout au plus la frilosité ambiante aura-t-elle pu contribuer à assurer un plus grand succès à ceux de ces films qui mettaient davantage l’accent sur l’angoisse.

La véritable racine de ce courant contre-culturel est à chercher du côté de ceux qui l’animent : les jeunes. Leurs principales préoccupations ne sont sans doute pas liées à la conjoncture, aujourd’hui, encore que celle-ci ait évidemment un rôle à jouer ; le germe de leur mal-être est plus certainement d’ordre « moral ». Depuis quelques années, arrive à l’âge adulte une génération désenchantée en mal de repères et d’idéaux (peinte avec lucidité dans Fight Club, en 1999). Ces jeunes avaient moins de dix ans quand Blade Runner (1982), Double détente (1988) ou Piège de cristal (1988) sont sortis sur les écrans. Ils sont maintenant confrontés à un marché du travail précaire (ne serait-ce qu’en raison de l’accentuation de la mobilité professionnelle), qui ne leur propose surtout que des emplois dont ils ne voient guère l’utilité intrinsèque, du point de vue de la collectivité(4). De manière plus diffuse, c’est tout l’environnement idéologique qui s’est délité. L’ère des grandes mobilisations semble révolue, la politique ne consiste plus qu’à gérer et administrer l’Etat, sans projet à long terme. Dans ces conditions, la participation au débat public devient vaine. Cette situation favorise conséquemment la naissance d’une nouvelle crise de génération, comme l’Occident en connaît à intervalles réguliers depuis deux siècles.

En outre, la génération née entre 1970 et 1980 a sans conteste été davantage privée de valeurs que toutes les générations qui l’ont précédée. Dans les années 1960 et 1970, par exemple, les mobilisations étudiantes pouvaient susciter de nombreux idéaux chez les jeunes de 15-30 ans. Et, dans les années 2000, l’engouement pour la mode, le maquillage, les styles vestimentaires ou la chanson restitue même en un sens aux adolescents une nouvelle forme d’« ancrage » communautaire, voire un nouveau socle de « convictions » partagées – quoique sur un mode indéniablement superficiel et typiquement postmoderne(5). La génération intermédiaire, en revanche, n’a pas eu le moindre point de repère culturel auquel se raccrocher, et le terme de « génération X » la définit à cet égard très bien : elle s’est trouvée jetée dans un monde ultralibéral, sans croire à la possibilité ou au bien-fondé d’une véritable alternative politique, mais sans adhérer tout à fait activement non plus au monde dans lequel elle a été comme condamnée à vivre. D’une certaine manière, les générations suivantes seront probablement davantage capables de s’enthousiasmer pour l’univers de la consommation généralisée, y ayant pour ainsi dire été préprogrammées dès l’enfance, notamment sous l’influence de la publicité. La génération X n’aura pas eu cette « chance » paradoxale, étant apparue quant à elle entre deux époques : cela pourrait expliquer en partie la relative noirceur des films hollywoodiens actuels…

Aux Etats-Unis, six Américains sur cent de 13 à 19 ans ont un jour tenté de se suicider ; selon un sondage Gallup, 15% disent avoir pensé à le faire. Avec 6000 décès annuels, le suicide est outre-Atlantique la troisième cause de mortalité. Pour commenter ces chiffres, le professeur Stephen Pasternak, de l’université de Georgetown, à Washington, affirme que les jeunes perdent de plus en plus confiance en eux-mêmes, car « ils subissent une quantité d’aliénations. Les changements sociaux, la rupture des liens familiaux, les abus sexuels subis pendant leur enfance, la pression pour le succès scolaire, qui les pousse à considérer tout échec ou toute erreur comme inacceptable, et la possibilité d’avoir accès à des drogues qui les rendent encore plus vulnérables, contribuent à donner aux adolescents le sentiment que leur vie est sans espoir. »(6)

En France, les conclusions des experts ne sont pas moins inquiétantes. En 1989, alors que les perspectives sociales et économiques étaient au plus bas, le ministère de la santé déclarait : « Les décès par suicide ont fortement progressé […] au cours des dix dernières années. Entre 1950 et 1976, le suicide concernait 15 habitants pour 100 000. Il touche désormais 21 habitants pour 100 000. Depuis 1982, le nombre annuel de décès par suicide dépasse celui des accidents de la route. » Certes, la crise économique pouvait contribuer à cette recrudescence alarmante. Mais le pourcentage de personnes qui mettent fin à leurs jours, au sein de la population, n’a pas sensiblement décru au cours des années 1990, bien que l’économie y ait été florissante…

On ne peut pas nier que ces bouleversements soient provoqués, en partie au moins, par nos valeurs et nos modes de vie. Qu’il faille renoncer pour cela à la modernité dans son ensemble ou se contenter de l’aménager est un autre débat. Mais la difficulté à laquelle nous sommes confrontés est majeure et le problème ne doit en aucun cas être négligé : le prendre à la légère serait criminel et inhumain.

Que peut-on attendre d’une analyse de l’époque actuelle, telle que nous l’avons entreprise succinctement dans ces pages ? Jusqu’à présent, les œuvres de la pensée ont rarement exercé une influence déterminante sur la société (et, lors­qu’elles ont malgré tout marqué l’Histoire, les bonnes intentions initiales ont le plus souvent été perverties dans les faits, donnant naissance aux pires aberrations politiques). Selon la formule pénétrante de Rivarol, « les philosophes sont plus anatomistes que médecins : ils dissèquent et ne guérissent pas. »(7)

Encore faut-il cependant que les médecins, pour être en mesure peut-être de pratiquer leur art avec talent, aient lu des manuels d’anatomie ! Aussi les efforts de l’esprit ne sont-ils jamais vains. Philosophes, nous le sommes tous, avec des capacités variables. Et guérisseurs tout autant. Chaque action a son importance, et il se peut qu’un jour, de goutte en goutte, une rivière vienne à se constituer, et se transforme en torrent.

L’espoir ne s’éteint jamais totalement ; et, quand bien même il semblerait disparaître, lutter est une question d’honneur. La résistance, avant de renvoyer à son efficacité pratique, renvoie au caractère de celui qui la vit. Elle témoigne du courage des hommes et de leur ténacité. Henry D. Thoreau, ce grand sage américain, avait raison d’écrire : « Le fait est que vous devez prendre le monde sur vos épaules, comme Atlas, et progresser avec lui. Vous y parviendrez au nom d’une idée et vous y réussirez en proportion de l’attachement que vous portez à celle-ci. Il se peut que de temps à autre votre dos ait à en souffrir, mais vous éprouverez en revanche la satisfaction de suspendre la Terre ou de la faire tourner à votre guise. Les lâches souffrent, les héros ressentent de la joie. Lorsque vous aurez marché avec votre dîner pendant une longue journée, installez-le dans un creux, asseyez-vous à côté et mangez-le. Vous verrez qu’à l’improviste vous serez dédommagé de votre effort par quelques pensées d’un genre immortel.

Le talus sur lequel vous serez assis se couvrira de parfums et de fleurs et, dans ce creux, votre monde deviendra une gazelle légère, au pelage luisant. »(8) <

Thibault ISABEL

Article paru dans le Rébellion 40 – Janvier/Février 2010

NOTES

1>Dick Tomasovic, dans Le Palimpseste noir. Notes sur l’impétigo, la terreur et le cinéma américain contemporain, Crisnée, Yellow Now, 2002, revient très bien sur l’importance de la paranoïa dans les films hollywoodiens modernes.

2>Ces thématiques ne sont pas spécifiques au cinéma hollywoodien ; on les retrouve également, en France, dans Le Cinquième élément, ou, au Japon, dans des films d’animation tels que Akira, Patlabor et Ghost in the Shell. Mais que ces visions dystopiques de l’avenir se soient à tel point implantées dans le pays qui apparaît souvent comme le plus optimiste du monde témoigne du fait que l’humeur du peuple américain n’est pas aussi uniformément rose qu’on le dit parfois ; là-bas comme ailleurs, l’idée de progrès, sans être massivement remise en cause, commence du moins à susciter quelques cris de révolte au sein d’une certaine frange de la population, et à réveiller de vieilles angoisses qu’on croyait définitivement enfouies.

3>Jean-Michel Valentin, dans Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d’une stratégie globale (Paris, Autrement, 2003, pp. 150-153), montre très bien comment le cinéma américain, à partir surtout de La menace fantôme, en 1999, et de L’attaque des clones, en 2002, s’est réorienté vers l’anti-étatisme. « George Lucas reprend à son compte toute la tradition philosophique américaine de méfiance et de pessimisme à l’égard de l’Etat, particulièrement lorsque l’inflation de sa composante sécuritaire fait peser la tentation de dérives tyranniques. Il ouvre ici la reprise d’un cycle de films ouvertement méfiants à l’égard de l’appareil de sécurité nationale, au moment où celui-ci cherche à renouveler sa légitimité afin de se lancer contre l’ »axe du mal ». » « L’Attaque des clones est une fable stratégique et politique qui s’adresse à l’Amérique d’aujourd’hui. La menace réelle ne vient pas de l’extérieur, elle est construite par les plus hauts niveaux du pouvoir, tentés par la tyrannie. L’armée est présentée comme un organisme sans conscience, qui devient l’adversaire de la République quand elle est manipulée par un pouvoir qui ne se sent plus concerné par la régulation démocratique. » « L’évolution vers une déshumanisation technologique toujours plus pénétrante de l’institution militaire [avec la création de soldats-clones conditionnés en laboratoires, de droïdes guerriers, etc.] pose la question de son contrôle par le pouvoir politique et de son rapport à la société civile, non seulement américaine, mais aussi dans les pays où elle sera amenée à intervenir. »

4>Les activités dites « de service » (qui portent en fait très mal leur nom, puisqu’elles regroupent des occupations professionnelles froides et impersonnelles) ont presque totalement remplacé les anciens métiers, créant un ensemble de secteurs dépendants les uns des autres, mais dépourvus de contacts réels avec les populations, et qui ne peuvent donc générer clairement le sentiment de « servir à quelque chose ». On n’est plus boulanger ou maçon, mais secrétaire dans une agence d’assurance ou standar¬diste au sein d’une entreprise de publicité. Ces travaux salariés ne demandent plus le moindre inves¬tissement personnel en termes émotionnels ; les clients sont toujours de pas¬sage : ceux que l’on côtoie autrement que par téléphone ne viennent la plupart du temps nous voir qu’une ou deux fois dans leur vie. Aucune recon¬naissance ne peut être dès lors attendue (alors que les commerces et les artisanats d’antan assuraient au moins la fidélisa¬tion des rela¬tions et inséraient le travail dans un ordre sym¬bolique stable).

5>Un tel socle de convictions doit lui-même trop à l’imaginaire infantile et narcissique pour structurer les esprits ; mais il peut assurer en revanche un certain optimisme aux populations qui en bénéficient, et c’est en cela qu’il détourne du désespoir plus franc qu’on voit souvent se manifester au sein de la génération née entre 1970 et 1980…

6>Le quotidien du médecin, 10 mai 1989. Cité par Tony Anatrella, in Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1995. Sur l’importance de la prise en compte du taux de suicide comme révélateur de l’état d’anomie d’une société, cf. Emile Durkheim, Le Suicide, étude de sociologie, Paris, PUF, 1930.

7>Rivarol, Pensées diverses, Paris, Desjonquères, 1998, p. 87.

8>Henry D. Thoreau, Désobéir, trad. S. Rochefort-Guillouet et A. Suberchicot, Paris, L’Herne, 1994, p.222.

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