Le management, une paradoxale continuité entre nazisme et libéralisme

L’historien du nazisme Johann Chapoutot s’est proposé dans son ouvrage « Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui », paru le 9 janvier 2020, de retracer le parcours de Reinhard Höhn (1904-2000) qui fut juriste, fonctionnaire et intellectuel technocrate du IIIe Reich puis, après la guerre, fondateur d’un institut de formation au management à Bad Harzburg qui a accueilli au fil des décennies l’élite économique et patronale de la République fédérale d’Allemagne.

Si l’auteur critique la radicalité des réflexions de cet intellectuel nazi sur la progressive disparition de l’État au profit de la « communauté » définie par la race et son «espace vital», il décrit par la suite dans son ouvrage les différents aspects du nazisme dans son application managériale et explique et argumente en faveur de l’idée que le nazisme constitue une matrice du management moderne. 

Certains critiques du livre affirment que « notre relation au monde du travail est encore imprégnée de l’idéologie nazie » (Philippe Petit dans Marianne) et que « le règne du management n’est pas neutre » (Marie-Laure Delorme, Le JDD). Johann Chapoutot a expliqué, par la suite dans ses interventions (dans les médias ou via des conférences), que si la gestion des entreprises et des salariés telle qu’elle se pratique aujourd’hui pouvait être parfois apparentée à certains égards au management façon IIIe Reich, elle n’en était en aucun cas le produit direct et le manager qui vous dirige en entreprise n’est pas un officier SS qui s’ignore. Cependant, on retrouve certains aspects à la fois dans la mise en pratique actuelle du management et dans le Menschenführung, les deux étant issus finalement des premières théories de la gestion des hommes. 

Si les différentes interventions filmées de Johann Chapoutot laissent facilement deviner une nette adhésion de ce dernier aux valeurs promues par nos démocraties parlementaires occidentales, la lecture de cet ouvrage jette pourtant une lumière intéressante sur la mise en pratique actuelle du management, notamment aux plus hauts sommets de l’État français. En effet, le lecteur attentif aux différents événements récents qui secouent la société française, peut y voir un portrait de la gouvernance de nos propres États parlementaires libéraux. 

Même si la façon dont le gouvernement préside aux destinées des citoyens français peut s’apparenter à une fascisation de la pratique du pouvoir (à juste titre), l’action du gouvernement français ne peut en aucun cas s’apparenter à une répétition du nazisme. Ainsi le gouvernement français ne procède pas par une guerre d’extermination, ni ne déporte des populations dans des camps de concentration. Cependant, le IIIe Reich et la 5e République, aussi différents soient-ils, n’en restent pas moins animés de la même force motrice incarnée par le management. Remplacez les qualificatifs propres au régime nazi par ceux de la France républicaine et c’est, en fait, un portrait bref mais efficace de notre propre État que Johann Chapoutot esquisse dans son livre.

Et comme toute critique sérieuse, cet ouvrage se livre à une analyse des différentes strates de la société moderne, nous montrant que le libéralisme, loin d’être le pire ennemi du nazisme, serait finalement un parent proche, dont le reflet dans le miroir trahirait des traits très (trop ?) familiers.

L’Etat, outil temporaire de contrôle

Même si l’État est un outil indispensable dans la conception fasciste du pouvoir (« tout est dans l’État, rien d’humain n’existe en dehors de l’État, ni groupements, ni individus », Mussolini, dans un discours au Sénat (1926)), pour les nazis, et plus spécialement pour Reinhard Höhn, l’État doit jouer un rôle différent :

« L’État n’est plus l’entité politique suprême. Il est bien plutôt limité à la réalisation de missions qui lui sont attribués par le pouvoir au service de la communauté du peuple. Dans ce sens, il n’est plus qu’un simple moyen que l’on engage et qui se voit assigner ses objectifs et son action » (Reinhard Höhn, Questions fondamentales sur la conception du droit, 1938). 

En France, le rôle originel de l’État français s’exprimait à travers les quatre pouvoirs (depuis Philippe IV le Bel) : battre monnaie, faire les lois, rendre la justice et décider de la paix et de la guerre. 

Cependant, depuis qu’une large partie de ses prérogatives a été transférée à d’autres instances, notamment supra-européennes, l’État n’assure ainsi plus la perpétuation de ces valeurs. Loin d’être devenu inutile ou même obsolète, l’État semble être devenu un outil de transition vers une gouvernance post-nationale. S’il a fait sienne l’assertion de Werner Best « Gouverner à bon coût, c’est administrer en dépensant le moins possible », l’État français assure cette transition de la gestion nationale au post-national en veillant à conformer le peuple français aussi réfractaire qu’il peut être. L’État a donc cessé d’être une fin en lui-même, il est devenu un moyen en vue d’une fin. Tel un cadavre se relevant animé d’un nouveau souffle divin, le corps de l’État bouge encore, en tout cas, suffisamment pour gérer la foule française et ses nombreuses passions. 

Pourtant, l’État est-il l’outil le plus adapté ? Oui en un sens, car il continue de suivre ses propres préceptes si nécessaires à la « bonne » gestion des peuples comme le soulignait déjà à l’époque Pierre-Joseph Proudhon : « Être GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé […] Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! » (Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au dix-neuvième siècle [Garnier frères, 1851, p. 341]).

Pour autant, si ces fonctions continuent d’être assurées, la grande machine étatique ne semble plus se revendiquer de ce progressisme humaniste, estimant, de ce fait, pouvoir sacrifier hommes et femmes si ces derniers rechignent ou prennent trop de temps à se convertir à cette nouvelle idéologie néo-libérale. Le management moderne s’avérera être un outil utile et nécessaire à cette mise en ordre. « Pour faire quelque chose de grand, il faut savoir se moquer des règles, libérer les énergies et aller vite » .

La ressource humaine, coeur et essence du processus managérial

« Seul l’homme germanique est un être d’action, de travail et de performance (Leistungsmensch). Les autres races attendent leur salut et leur pitance d’autrui, d’une transcendance illusoire » (in « La Race et l’Âme ») selon le professeur Ludwig-Ferdinand Clauss, psychologue et théoricien des races du IIIe Reich.

Comme l’explique Johann Chapoutot, « L’individu doit produire des objets (armes, nutriments,…) et des enfants pour rendre à la communauté du peuple ce qu’elle lui a donné (les soins du nourrisson, l’éducation à l’enfant…) et le rendre au centuple en étant performant. Cette vision de l’individu est à la fois utilitariste et réifiante. Elle transforme chacun en chose, en objet, qui doit être utile pour avoir le droit de vivre et d’exister. L’individu devient un outil, un matériau et un facteur : de production, de croissance, de prospérité. » 

Ces propos résonnent curieusement dans notre for intérieur si on se rappelle l’intervention d’Emmanuel Macron lors d’une rencontre avec des entrepreneurs à l’inauguration de Station F à Paris, « les gens qui ne sont rien », certains voyant du « mépris » dans cette formule. 

Point de mépris pourtant, il s’agit d’une vision de l’humanité propre au libéralisme du macronisme. « Les gens qui ne sont rien » sont actuellement les mêmes que les nazis désignaient comme Leistungsfähige Wesen, les « être non performants », « non productifs », « non rentables ». De là donc à les considérer plus vulgairement comme des « Gaulois réfractaires » (août 2018), jusqu’à être des « êtres indignes de vivre » (lebensunwürdige Menschen), de simples « enveloppes corporelles humanoïdes vides » (« leere Menschenhülsen ») qui doivent être exclus, il n’y a qu’un pas. Un pas, que le capitalisme s’empressera de franchir dès lors que ses crises insurmontables l’y pousseront.

Toutes proportions gardées, ces propos tenues à notre époque et ceux dans les années 1930 trahissent, à des degrés divers, la considération portée par les élites aux individus non-performants. Bien évidemment, aucune mesure de la même ampleur ne sera infligée au peuple français et en particulier à celui de la France périphérique. Aucune éradication, il est cependant condamné à péricliter dans les lointaines provinces. Ce n’est pas leur origine ethnique ou confessionnelle qui les place hors humanité macronienne, mais bien leur utilité vis-à-vis du Capital et leur capacité à générer de la Valeur. Leur manque de connexion et de proximité avec les grandes métropoles françaises les condamne à la disparition dans le silence.  

L’homme nouveau, l’homme en marche, ne doit donc être ni malade, ni oisif, ni, surtout, engagé contre le nouveau pouvoir, ou du moins peut-il l’être spectaculairement, se rassurant dans des postures artificielles (universalisme excessif, sans-frontiérisme, écoblanchiment…).

Si pour les nazis, cet Homme nouveau devait suivre le triptyque procréer-combattre-régner, celui du libéralisme macronien, cette nouvelle essence divine, doit poursuivre une nouvelle mission historique : consommer, produire et gérer. 

Aussi bien dans les années 1930 que 2020, les forces productives doivent être soutenues et confortées dans cette destinée et ce nouvel élan. Ceci grâce à la joie, celle produite par le plaisir et le loisir. Ainsi, comme à notre époque, le loisir selon les nazis n’a « de sens que référé au travail : il n’existe que pour délasser, reposer et réarmer l’individu producteur en régénérant sa force de travail ». Dans les années du IIIe Reich, c’était donc au KdF de rendre le lieu de travail beau et heureux, et de permettre la reconstitution de la force productive des ouvriers. 

A partir de 1933, le département de l’organisation KdF, l’Amt Schönheit der Arbeit (Beauté du travail) est chargé de la réflexion portant sur la décoration, l’ergonomie, la sécurité au travail et les loisirs sur le lieu de production. 

Aujourd’hui, c’est au Happiness Manager que revient cette responsabilité. L’aménagement intérieur et la décoration Feng-Shui avec ses baby-foots et autres cours de yoga des bureaux du tertiaire et surtout de la nouvelle économie du numérique reprennent les mêmes principes que ceux du KdF, perpétuant son esprit de la même façon. Ces mesures traduisent la volonté des gouvernants nazis et technocratiques actuels d’accroître et d’améliorer sans cesse la productivité des travailleurs allemands et français. Le bien-être, sinon la joie, étant des facteurs de performance et des conditions d’une productivité optimale, il est indispensable d’y veiller aujourd’hui comme autrefois. 

Le manager, engrenage essentiel de la machine à profit 

Lorsque le Reich débute son extension afin de conquérir son lebensraum, cet espace vital de plus en plus vaste pouvant lui fournir le biotope nécessaire à son autonomie complète, le nombre croissant d’hommes envoyé au front incite les technocrates allemands de cette époque à réorganiser leurs propres capacités afin de continuer à gérer l’appareil étatique et plus encore à améliorer les performances des entités administratives et des entreprises allemandes, en particulier celles engagées pleinement dans l’économie de guerre totale. En bref, il est donc devenu impératif de faire mieux avec moins. 

Johann Chapoutot explique ainsi que :  « Les jeunes cadres doivent être nourris d’histoire militaire et d’études de cas et éviter toute abstraction “étrangère à la guerre”. Les cadres de l’armée ne doivent être ni des singes savants, ni des universitaires gorgés de savoir. Ils ne doivent disposer que du strict nécessaire pour pouvoir et savoir manoeuvrer et vaincre : leur bagage, minimal, ne doit pas s’encombrer des impedimenta d’une scolastique cultivée comme un art pour l’art. Les mathématiques sont réduites au seul apprentissage d’une géométrie indispensable à la lecture des cartes et à la conception des manoeuvres. 

C’est au prix de ces efforts et de cette réforme de l’entendement militaire que l’on disposera d’une “nouvelle génération, sans préjugés, orientée vers la pratique, formée à la réflexion personnelle” ».

Plus de pensée véritable, ou du moins pas de logos, pas de raison ou de participation à la plus haute pensée à proprement parler, ici l’acte de « penser » se limite à la définition donnée par Scharnhorst et Höhn, à savoir très concrètement, la réalisation d’un objectif, d’un but particulier. Qu’importe la manière, même si elle doit être la plus basse et la plus vile, il ne s’agit pas de réfléchir aux objectifs et de les critiquer, mais d‘être en mesure de les atteindre par une adaptation optimale au terrain. La liberté même se restreint à penser de manière autonome la meilleure façon, la moins coûteuse en ressources et en temps ainsi que la plus satisfaisante en termes de résultats. 

« Les décisions ne sont plus prises par un seul homme ou un groupe d’hommes à la tête de l’entreprise mais dans chaque cas par les collaborateurs au niveau qui les caractérise. Les collaborateurs ne sont plus dirigés par des ordres précis donnés par leur supérieur. Au contraire, ils disposent d’un champ d’action bien défini où ils sont libres d’agir et de décider de manière autonome, grâce aux compétences précises qui leur sont dévolues »  (Reinhard Höhn, Das Harzburger Modell in der Praxis).

Aux lecteurs de ces lignes de constater par eux-mêmes la pénétration de ces idées du management professé par Reinhard Höhn dans leur propre environnement professionnel.

l’Etat et le monde privé : principaux artisans du management moderne   

Cette répartition des tâches et des responsabilités claire en théorie peut se rendre, en pratique, utilement floue lorsqu’il s’agit de comprendre le rôle joué par chacun des responsables de l’affaiblissement de l’économie française. Ainsi, dans le contexte actuel de mise à sac du système social par répartition ou encore de la dilapidation des capacités productives de la France, la majorité des Français peine à identifier la hiérarchie claire entre les groupes décisionnaires et les exécutants de cette déliquescence programmée. Les Gilets Jaunes, même au plus fort de la contestation sociale, orientaient confusément la critique aussi bien vers l’État français que vers l’Europe bruxelloise, et chacun de ces derniers se renvoyait la balle. La tromperie ultime consistant justement à rendre chacun partiellement responsable de la situation. 

En cela, la Macronie joue cet air à la perfection en se désignant à la fois comme non-responsable de la situation actuelle que vit la France et comme incarnation de la force décisionnaire publique. 

Pourtant, cette confusion des rôles ne doit pas nous éloigner d’une pleine compréhension des mécanismes actuellement à l’oeuvre aux plus hauts sommets de l’État. Que ce soit à Matignon, à l’Élysée, à Strasbourg ou encore à Bruxelles, une chaîne de commandement existe bel et bien. C’est à l’exécutant qu’incombe la responsabilité d’agir et de réussir en choisissant les voies et les moyens les plus adaptés, et au-dessus se trouve une hiérarchie détenant la responsabilité de déléguer, de contrôler et d’évaluer. A tour de rôle, le secteur privé et le secteur public endossent cette responsabilité de destruction qui leur a été donnée, ceci afin de servir les intérêts du Capital.  

Pour reprendre les mots de Guy Debord dans « La société du spectacle » : 

«L’État moderne […] va se révéler ultérieurement doté d’une puissance centrale dans la gestion calculée du processus économique. Marx avait pu cependant décrire, dans le bonapartisme, cette ébauche de la bureaucratie étatique moderne, fusion du capital et de l’État, constitution d’un “pouvoir national du capital sur le travail, d’une force publique organisée pour l’asservissement social” ».

Ainsi, le progrès qu’incarnait le nazisme à partir de 1933 et la macronie toujours en 2020 reste l’indifférenciation croissante entre administration et entreprise, entre secteur public et secteur privé. L’administration publique doit suivre de plus en plus les principes économiques les plus radicaux, les entreprises privées se permettent de déborder de leur cadre traditionnel pour accroître leur emprise sur la société civile et ainsi se rendre de plus en plus indispensables à la bonne marche du pays à la manière d’une mafia assurant la protection au plus offrant et les coups aux plus récalcitrants. 

La défaite du nazisme en 1945 symbolise pour nombre des commentateurs actuels du Système la victoire des valeurs de la République Universelle. L’écroulement à partir des années 1980 du socialisme d’État et la fin de l’URSS en 1991 a pu laisser croire à la victoire éclatante et éternelle du libéralisme pour au moins 1000 ans. 

Pourtant, rappelons-nous les mots d’Héraclite. Pour ce dernier, « tout est et n’est pas, car tout est en mouvement ». Tout change constamment, vient au monde et disparaît. Ainsi en fût il pour le nazisme et le socialisme d’État. Il en sera de même pour le libéralisme et sa modernité destructrice et son ultime avatar que constitue la macronie. 

Message à nos opposants libéraux-libertaires : le parlementarisme libéral néo-occidental s’est posé comme vainqueur autoproclamé des autres régimes de gestion du capital en incarnant par la force de l’impérialisme comme le passage obligé vers le progressisme. Pourtant, il n’en constitue aucunement une fin. 

Qu’on se reporte seulement à la devise républicaine : Liberté, égalité, fraternité pour démontrer l’inanité de la 5e République, tout comme le fut le IIIe Reich.  

Liberté et égalité s’opposent ontologiquement tandis que la fraternité est un palliatif à l’absence de foi en Dieu. Ces valeurs de la République sont, en fait, le fondement premier d’une méthode d’asservissement. Tout comme le fut le management. 

L’émancipation de l’Homme et de la Femme saura se défaire de ces ultimes soubresauts trompeurs du capital. Cependant, il nous appartient à nous seuls de décider de la suite. 

Erwan Kohl

Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Collection NRF Essais, Gallimard, 2020.

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