Le fédéralisme suisse : un modèle qui séduit au-delà des frontières

Au fur et à mesure que se poursuit la lente banqueroute de l’Union européenne, la Suisse semble exercer un attrait grandissant sur de nombreux observateurs européens et notamment français. Le fédéralisme suisse, expression particulièrement bien rodée d’une démocratie populaire qui aime à garder le pouvoir à portée de main, fascine au-delà des frontières. Dans une France jacobine dépossédée de sa souveraineté à la fois par Paris et par Bruxelles, la question d’un nouveau modèle de gouvernement se pose. Article de David L’Epée pour le Rébellion 77 ( décembre 2016 )

Dans son dernier livre, Penser l’Islam, Michel Onfray écrit, au risque de se faire traiter de munichois par les faucons du gouvernement, que la France devrait, par principe ainsi que pour se prémunir du terrorisme sur son sol, renoncer à toute ingérence dans les conflits qui se jouent actuellement dans certains pays arabes. Il écrit : « Le temps est venu, pour un Etat faible comme le nôtre, de renoncer à l’impérialisme planétaire pour construire une neutralité qui obligerait à s’engager militairement seulement quand la sécurité de la nation est menacée et après un référendum. »1 Ce faisant, en se référant de cette manière à la neutralité, au non-interventionnisme, à la pratique référendaire et au rôle bien défini (et limité) de la force armée, il laisse entendre que la France qu’il appelle de ses vœux tiendrait moins d’une France napoléonienne que d’une France… helvétique. En effet, les quatre critères retenus caractérisent à merveille certains aspects fondateurs du système suisse.

Guillaume Tell, symbole des libertés suisses

Marianne face à Dame Helvetia

D’aucuns trouveront la suggestion d’Onfray pleine de sagesse tandis que d’autres, emplis de cette « nostalgie » zemmourienne aujourd’hui largement présente dans l’opinion, y verront un tournant stratégique en rupture avec le destin historique de la France et s’y refuseront, pensant que l’ancien empire mérite mieux que ça et qu’une vraie puissance européenne devrait nourrir d’autres ambitions que de cultiver son jardin. Les Français sont généralement peu disposés à prendre des leçons de l’étranger, à plus forte raison d’un pays voisin sensiblement plus petit que le leur. L’auteur français Georges Pop, Grec de naissance et Suisse d’adoption, a examiné les rapports subtils qu’entretiennent ces deux pays dans un essai paru il y a deux ans, Les Français ne sont pas Suisses2. Il y tente d’expliquer aux lecteurs français en quoi consistent les spécificités du modèle suisse et en quoi ces dernières diffèrent, dans le domaine des institutions mais plus encore dans celui des mœurs, de la réalité française. Dans un style emphatique qui ne manque pas d’esprit mais qui frôle parfois le pédantisme, il évoque différents aspects du modèle suisse : la démocratie directe, la conscription militaire, les combats de reines (les vaches donc), le processus de naturalisation, le tri sélectif des ordures ménagères, l’exportation des semences bovines… Il passe en revue quelques héros locaux : le Major Davel, résistant vaudois à l’occupant bernois, le révolutionnaire neuchâtelois Fritz Courvoisier, le séparatiste jurassien Roland Béguelin ou encore la Mère Royaume qui aurait repoussé à elle seule les Savoyards loin de Genève. Pop traque dans le catholicisme et le protestantisme les racines des différences cantonales, entre les Jurassiens, « indestructibles rustauds sevrés à la gentiane » (p.50), les Hauts-Valaisans, qui « débitent un sabir si excentrique qu’il reste imperméable aux assauts des germanistes les plus acharnés » (p.52), les Vaudois et leur « discrète et pudique autophilie » (p.52), les Fribourgeois et leurs « renversantes ribouldingues alimentaires émaillées de beuveries apocalyptiques » (p.180)…

L’auteur cherche à savoir ce qui distingue la Suisse de la France sur des questions comme le rapport à l’entreprise ou le rôle des syndicats, le statut du travail, entre « apologistes de la décroissance hebdomadaire de l’effort » et « intercesseurs dévoués du gaspillage d’huile de coude ou de matière grise » (p.71). Il revient à plusieurs reprises sur la question de l’ingérence française dans les banques suisses et sur celle de l’évasion fiscale. « La Suisse sera-t-elle encore demain un paradis fiscal ? Nul besoin d’être prix Nobel en fonds publics pour certifier que tant qu’il y aura un enfer quelque part, il y aura infailliblement un paradis pas loin. » (p.158) Sur ce dossier, la réaction de dame Helvetia face aux pressions de Marianne s’apparente à « l’aptitude de résistance d’un myrmidon opiniâtre face à un titan trop suffisant » (p.38). Un bémol toutefois : Pop, européiste convaincu, peine à comprendre les raisons profondes de l’euroscepticisme helvétique et n’imagine d’autre avenir pour la Confédération qu’une adhésion à l’Union européenne. Gageons – et espérons – que sur ce point il fasse fausse route.

Le modèle suisse sous la loupe française

Un autre observateur français, François Garçon, jette sur la Suisse un regard un peu différent dans son récent ouvrage La Suisse, pays le plus heureux du monde3. Louable intention que celle de ce bon connaisseur des subtilités du système suisse, qui se propose de les exposer à ses compatriotes, profitant au passage de démonter quelques idées fausses et quelques préjugés infondés. Gestion de l’immigration, rationalité des votes populaires, esprit de milice, tensions entre régions linguistiques, politique du consensus, refus de la désindustrialisation et de la tertiarisation de l’économie : autant de spécificités helvétiques face auxquelles le lecteur français se trouve tout à fait dépaysé. « Existe-t-il un seul espace géographique stable et pacifié où se concentrent davantage de forces centrifuges ? » (p.203) se demande Garçon. Il s’égare toutefois un peu lui aussi, notamment lorsque, sous l’inspiration de sa sensibilité libérale, il tend à idéaliser le relatif désengagement de l’Etat sur certains sujets et ce qu’il appelle la réduction de la voilure régalienne. « Le ressentiment, cette rumination de masse qui tétanise les démocraties représentatives, n’a pas lieu d’être ici, les Suisses étant eux-mêmes aux manettes de leur territoire. » (p.104)

S’il a bien raison de relever les mérites de la subsidiarité, la qualité du système suisse d’apprentissage et la bonne santé d’un tissu économique porté par des PME nombreuses et innovantes ou de se réjouir du bas niveau de la dette publique et d’un certain contrôle démocratique des impôts et des dépenses, il va un peu vite en besogne lorsqu’il célèbre ce qu’il pense être un système égalitaire et qui, dans les faits, est loin d’en être un. On aura un peu de peine à le suivre dans son éloge des forfaits fiscaux, qui ne profitent jamais qu’à une minorité de contribuables très fortunés, ou dans sa manière un peu béate de faire l’éloge de la « paix du travail », pacte social qui n’a rien d’une panacée et qui a toujours mieux protégé les entrepreneurs que les salariés, au sein d’un « capitalisme participatif aux antipodes de la guerre de classes qui, en France, voit un patronat de combat s’opposer en termes martiaux à des syndicats sans troupes pour qui la notion de compromis est sacrilège » (p.69). Toutefois, en dehors de ces quelques points litigieux, il faut reconnaître à l’auteur une connaissance pointue et documentée de son sujet et une honnêteté bienveillante qui détonne d’avec le ton réprobateur de nombreux commentateurs français, souvent peu amènes à l’encontre de la démocratie directe, du secret bancaire, de l’euroscepticisme ou de l’irrédentisme helvétiques.

Armée de milice et démocratie directe

Ces deux exemples récents d’auteurs français ayant fait l’effort de comprendre les particularités du système suisse sont encourageants car ils révèlent que malgré des désaccords et malgré le désir légitime des Français de conserver celles de leurs spécificités dont ils ont le plus à se féliciter et qui ont le mieux fonctionné jusqu’ici, beaucoup n’en sont pas moins disposés à s’inspirer éventuellement des réussites de leurs voisins helvètes pour trouver de nouvelles pistes pour l’avenir. Cet intérêt ne date d’ailleurs pas d’hier. Lorsque Jaurès écrivait L’Armée nouvelle, son projet de réforme militaire pour la France, c’est de la Suisse et de son système de milice qu’il s’inspirait. Il le disait sans fard : « De tous les systèmes militaires pratiqués dans le monde, c’est à coup sûr le système suisse qui se rapproche le plus de l’idéal d’une armée démocratique et populaire. »4 Il ne faisait en cela que réitérer l’éloge du système militaire suisse fait antérieurement par d’autres Français, déjà au XVIIIème siècle, à la suite de Rousseau : le chevalier de Joncourt, collaborateur de Diderot et auteur de l’article Suisse dans l’Encyclopédie, compare la vaillance des combattants des trois premiers cantons suisses à celle des Lacédémoniens aux Thermopyles, présentant la Suisse comme « un gouvernement pacifique [dont] tout le peuple est guerrier » ; Jean-Paul Marat, dans Les Chaînes de l’esclavage, prend pour modèles militaires les systèmes suisse et américain et écrit qu’à cette exception près, « les princes […] ont si bien machiné […] qu’il ne se trouve aujourd’hui nulle part des soldats citoyens, partout des mercenaires armés par la tyrannie contre la liberté »5 ; Saint-Just, dans L’Esprit de la Révolution, appelle à remplacer l’armée professionnelle par la conscription obligatoire. Je renvoie les lecteurs qui s’intéresseraient à cette question du système suisse de l’armée de milice à l’article que j’y ai consacré dans le n°149 de la revue Eléments6.

Ce n’est d’ailleurs pas que dans le domaine militaire que des Français lorgnent parfois du côté de la Suisse, mais aussi en matière de fonctionnement démocratique (il faut noter à ce propos que, structurellement, les deux sont liés). Marine Le Pen, par exemple, n’a-t-elle pas plusieurs fois promis à ses électeurs que si elle arrivait au pouvoir, elle instaurerait certains mécanismes de consultation populaire inspirés des instruments de la démocratie directe suisse ? Dans un entretien paru dans un grand hebdomadaire romand au moment de la campagne présidentielle de 2012, elle déclarait : « Alors que, chez nous, le référendum d’initiative populaire reste soumis à l’approbation du Parlement, nous ne pouvons que regarder avec envie la capacité des Suisses à s’exprimer sur des sujets qui touchent leur quotidien, leur avenir et celui de leurs enfants. »7 Et que dire du mouvement de sympathie helvéticophile dans l’opinion française au moment du vote du 9 février 2014 contre l’immigration de masse ? Si la grande presse française n’a pas eu de mots assez durs pour qualifier le choix populaire des Suisses, forcément accusés d’avoir cédé à des sirènes populistes et xénophobes, il n’en a pas été de même du côté des citoyens français ordinaires, lesquels se disaient sans doute que si leur gouvernement leur avait posé la même question, ils auraient certainement donné la même réponse que leurs voisins, ainsi que certains sondages le laissaient entendre.Lorsque le journaliste Yves Calvi avait consacré un épisode de son émission C dans l’air à ce vote, il s’était étonné d’avoir reçu 3000 SMS de téléspectateurs français qui, tous, soutenaient la décision du peuple suisse !

L’utopie d’une Suisse impériale…

Cette helvéticophilie des Français, on le comprend aisément en examinant ces exemples et de nombreux autres, croît à mesure que les Français en question se sentent floués, trahis, dépossédés par le modèle politique qui sert de fil directeur à leur gouvernement. Il n’est dès lors rien d’étonnant à ce qu’on la trouve davantage en province et dans les classes populaires que dans le grande bourgeoisie parisienne proche de la cour présidentielle et de ses prébendes. C’est ce constat qui a poussé, en mars 2010, Dominique Baettig, un conseiller national (équivalent suisse d’un député à l’Assemblée nationale), à proposer une motion parlementaire intitulée Pour une intégration facilitée de régions limitrophes en qualité de nouveaux cantons suisses. Dominique Baettig était alors un des élus les plus atypiques du législatif fédéral : psychiatre bien connu des observateurs de la vie politique pour ses bretelles et sa barbe fleurie, membre d’un parti de droite nationale-libérale (l’UDC) mais en rupture sur de nombreux points avec le programme officiel, fréquemment vilipendé pour son passé nationaliste-révolutionnaire, diabolisé par les médias pour ses contacts avec le Bloc Identitaire et ses affinités avec la Russie de Poutine, militant pro-palestinien et sympathisant de l’Iran où il s’est d’ailleurs rendu en compagnie d’autres parlementaires, dénonciateur de fraudes électorales, principal opposant à la tenue du forum de Bildergerg sur le territoire suisse, anti-impérialiste et anti-atlantiste revendiqué (profil rare dans son parti !), initiateur sans succès de l’établissement d’un indice de bonheur national brut sur le modèle de ce qui se fait au Bhoutan, le personnage, par ailleurs très sympathique et ouvert au dialogue avec tout le monde, apparaît depuis plusieurs années dans le paysage politique suisse comme un ovni.

Sa motion de 2010 proposait la chose suivante : « Le Conseil fédéral [pouvoir exécutif national] est chargé de proposer un cadre constitutionnel et légal permettant d’intégrer, en tant que nouveau canton suisse, des régions limitrophes dont une majorité de la population en ferait la demande. »8 Cette proposition concernait donc les pays limitrophes à la Suisse, à savoir la France, l’Allemagne et l’Italie. Pour la France, il était question des départements de l’Alsace, du Jura, de l’Ain et de la Savoie. Le texte de la motion ajoutait : « Il s’agit d’un signe d’ouverture à l’extension d’un modèle de souveraineté suisse, proactif, plutôt que de laisser l’initiative du grignotage d’adhésion à l’Union européenne, dont les institutions centralisatrices sont coupées des aspirations de ses citoyens. » Une présentation du problème qui aurait sonné, aux oreilles de Bruxelles comme à celle des trois gouvernements nationaux sus-cités, comme un camouflet intolérable, raison pour laquelle la motion n’a pas connu de suite. Elle ne demandait rien moins qu’autoriser les régions limitrophes françaises, allemandes et italiennes qui en feraient la demande (au terme d’une consultation démocratique à l’interne) à faire sécession avec leur pays et à demander un rattachement à la Confédération helvétique sous forme de nouveau canton. Ainsi les Savoyards ou les Alsaciens, pour ne prendre que ces exemples, auraient pu, avec la bénédiction de Berne, à la fois sortir de la France jacobine, de l’UE, et de la zone euro, retrouver une relative autonomie régionale (grâce au fédéralisme) et, en sus, voir éventuellement leur régime fiscal s’améliorer. Un bénéfice sur toute la ligne !

La Sardaigne bientôt annexée par la Suisse ?

Utopique, farfelue, diplomatiquement explosive, la motion fut rejetée sans surprise par la majorité des parlementaires. Pourtant quelques mois plus tard, en août de la même année, dans le canton de Genève, un élu cantonal, Eric Bertinat, proposait une résolution parlementaire allant dans le même sens. Elle s’articulait ainsi : « Le Grand Conseil de la République et canton de Genève, considérant que la Suisse s’est construite au fil des siècles par l’adhésion de nouveaux cantons, que les habitants des régions limitrophes à notre pays sont victimes du manque d’intérêt de la classe politique nationale et européenne dont ils dépendent, que les populations des agglomérations transfrontalières, telles qu’imaginées par l’UE, n’ont pas la possibilité de se prononcer démocratiquement sur les propositions dont elles sont l’objet, la volonté de plus d’autonomie des habitants des régions limitrophes vis-à-vis de l’Etat central et de l’UE, l’attrait des populations des régions limitrophes pour notre système de démocratie directe, demande à l’Assemblée fédérale de revoir le cadre institutionnel et légal pour permettre aux régions limitrophes de rejoindre la Confédération helvétique en qualité de nouveaux cantons si une majorité de leur population le demande. » Poussant le bouchon un peu plus loin, M. Bertinat expliquait, dans l’exposé des motifs de sa résolution : « Les habitants des régions limitrophes se sentent délaissés par leur classe politique censée les représenter et aspirent à plus d’autonomie et d’autodétermination. Comme leurs amis et voisins suisses, ils souhaiteraient pouvoir prendre leur destin en main grâce aux instruments de démocratie directe dont nous avons le privilège de bénéficier. » Comme la proposition de M. Baettig, celle de M. Bertinat connut sans surprise le même sort, celui de la corbeille à papier.

Or, il y a environ un an, le président du Grand Conseil vaudois (exécutif du canton de Vaud) recevait une bien étrange délégation, celle du mouvement sarde Canton Marittimo, une organisation militant pour faire sortir la Sardaigne de l’Italie et de l’Union européenne et pour la rattacher à la Suisse à titre de nouveau canton, et ce en dépit de l’absence de toute frontière commune. Les Sardes proposaient à la Suisse, en échange de cette annexion appelée de leurs vœux (désir auquel le taux élevé de chômage de l’île – 20% parmi les jeunes – n’était sans doute pas étranger), de lui offrir ce qui lui avait toujours manqué au cours de son histoire : un accès à la mer. Un des représentants du mouvement expliquait déjà un an auparavant : « Alors que l’Italie nous étouffe avec son inefficacité chronique et nous traite comme la dernière roue du carrosse, un pays comme la Suisse, efficace, solide économiquement, avec un fort sens communautaire et une organisation politique de type fédéral, donc beaucoup plus respectueuse des autonomies territoriales que l’Italie, serait la nation idéale à laquelle appartenir pour une île comme la Sardaigne. »9 Les négociations ne sont, on s’en doute, pas allées jusqu’à présent plus loin que quelques visites de courtoisie des représentants du mouvement sarde auprès de diverses autorités cantonales, mais cette initiative surprenante n’en est pas moins révélatrice de l’attrait que peut avoir le modèle suisse auprès de peuples insatisfaits tant de leurs autorités nationales que de leur embrigadement forcé dans le naufrage européen10.

Ces quelques tentatives de faire bouger les frontières, aussi incongrues puissent-elles paraître au premier abord (et c’est le propre de la démocratie suisse que de pouvoir donner quelquefois la parole aux initiatives les plus excentriques en apparence), ont le mérite d’alimenter notre réflexion à la fois sur la notion d’impérialisme, évoquée en introduction avec la phrase de Michel Onfray, et sur celle, spécifiquement suisse, de fédéralisme. En effet, la Suisse stable d’aujourd’hui aux frontières bien définies n’est pas l’incarnation d’une essence inaltérable, elle est le fruit d’une histoire qui, au cours des siècles, a vu s’agréger les uns après les autres de nouvelles régions pour former les contours géographiques de la Suisse actuelle, avec ses vingt-six cantons et sa forme caractéristique. Ainsi, tout comme la France et tout comme de nombreux autres pays, elle s’est constituée par affiliations, par agrégats, tout au long d’une histoire tumultueuse faite d’alliances et de guerres. La neutralité d’aujourd’hui est le fruit de l’impérialisme d’hier. Et le crime de Mm Baettig et Bertinat, aux yeux des tenants du pouvoir actuel, est de remettre en question ces frontières historiques, gages de paix et de stabilité, pour se lancer dans des rêves de conquête (momentanément) anachroniques.

Le fédéralisme suisse : un modèle unique en son genre

Indépendamment (et en sus) des questions monétaires et fiscales qui fâchent aujourd’hui de nombreux peuples européens, c’est bien l’idéal fédéraliste qui semble, ainsi qu’en témoigne la déclaration du représentant sarde citée plus haut, rendre la Suisse si attrayante. Un idéal qui articule la double exigence de démocratie et de souveraineté si chère aux Helvètes. Contrairement au fédéralisme états-unien dans lequel l’exécution des lois dans l’ensemble des cinquante Etats relève de la compétence de l’administration fédérale, le fédéralisme suisse voit les cantons exercer eux-mêmes les compétences qui leur reviennent. La Constitution est à cet égard on ne peut plus claire : « Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale et exercent tous les droits qui ne sont pas délégués à la Confédération. »11 Loin de susciter des divisions comme pourraient le faire à l’étranger certaines revendications régionalistes, cette liberté des parties garantit la cohésion de l’ensemble. « On parle toujours de la Suisse comme d’une nation une et diverse, écrivait Denis de Rougemont, mais il faut voir qu’elle est une parce qu’elle est diverse. »12 C’est en effet parce que ce qui revient aux cantons leur est légalement accordé, garanti par la Constitution, que ceux-ci n’ont aucune raison d’entrer en sécession contre la Confédération qui les chapeaute.

Ce modèle fédéraliste, différent de tous les autres, a parfois été mal compris, notamment par des observateurs allemands peu habitués à ces mécanismes de subsidiarité. Il est intéressant par exemple de noter que Karl Kautsky ne pouvait expliquer l’indépendance et l’unité suisses autrement que par le jeu des rivalités des pays frontaliers (la France, l’Allemagne et l’Italie), sources d’un équilibre instable, ce qui laissait entendre que dans une Europe pacifiée, la Suisse aurait fini par se dissoudre d’elle-même. L’avenir lui a bien évidemment donné tort. Dans un article de 1908 où il s’en prenait à l’austromarxiste Karl Renner, chantre de l’Etat multinational, qu’il accusait de vouloir faire de l’Autriche une « Suisse monarchique », il écrivait : « Voudrait-on aussi adopter le principe de la souveraineté des cantons dont chacun avait jusqu’à présent son propre système juridique ? [Il s’agit du] fédéralisme des formes étatiques héritées de l’époque féodale, les royaumes, les duchés et archiduchés, les marches et les comtats princiers ; c’est ce système qui existe à son plus haut point de développement en Suisse, une union d’Etats minuscules presque souverains issus de la féodalité, et en aucun cas une union de nations. La Suisse existe en tant qu’Etat multinational sans conflits internes précisément parce qu’elle n’est pas un Etat moderne et homogène, doté d’une administration homogène. »13 Ce qui échappait à Kautsky, qui ne pouvait se résoudre à voir un cas concret contrecarrer les déterminations de la théorie dans laquelle il aurait voulu l’enfermer, c’est ce qu’avait très bien compris, une fois encore, Denis de Rougemont, commentateur d’autant plus avisé qu’il était un enfant du pays : « Le tour est joué, non dans les mots et les concepts, mais dans les faits. Car, en fait, l’union est réelle et les autonomies le sont aussi. L’union est forte dans la mesure où les autonomies y contribuent, et elles y contribuent pour autant qu’elles y trouvent la garantie de leur existence distincte. C’est donc une pensée réaliste qui anime toute la construction, tandis qu’une logique formaliste l’eût estimée contradictoire, donc impossible. »14

Un fédéralisme qui fait peur aux libéraux et aux européistes

Mais si aujourd’hui certains Français jettent un œil du côté de la Suisse dans l’idée d’y chercher une inspiration, il fut un temps où c’est la Suisse qui fut sommée d’adapter son modèle à celui de son grand voisin. En 1798, la France instaurait la République helvétique sous la forme éphémère d’un Etat unitaire centralisé. Cette brève période jacobine ne laissa pas un excellent souvenir dans la mémoire nationale, loin s’en faut, mais elle continue de faire rêver certains libéraux suisses, toujours prêts à accorder leur sympathie à ce qui est susceptible de limiter les prérogatives démocratiques. Ainsi, l’essayiste Johan Rochel, vice-président du think tank libéral Foraus, rappelant que c’est sous la République helvétique qu’avait été accordée la première liberté de circulation et d’établissement entre cantons suisses, s’enthousiasme-t-il dans un livre récemment paru : « C’est un Européen – Napoléon – qui impose la libre circulation des Suisses en Suisse. »15 Il va sans dire que celui qui s’exprime ainsi est par ailleurs un fervent soutien de Bruxelles, immigrationniste convaincu et adepte de l’ouverture des frontières…

Les européistes suisses, partisans d’une adhésion du pays à l’UE, très minoritaires dans la population mais surreprésentés dans les médias et dans les instances dirigeantes, recourent fréquemment au sophisme selon lequel l’Union européenne ne serait, structurellement, qu’une version étendue de la Suisse, répondant au même idéal fédéral, ce qui est bien évidemment faux. Le modèle européiste est aujourd’hui bien plus proche du modèle soviétique que du modèle suisse, et quant au système de l’Europe des régions, s’il devait un jour s’appliquer à la Suisse, il provoquerait très certainement son éclatement entre régions linguistiques. La Suisse aurait tout à perdre à adhérer à l’UE ou à adopter son fonctionnement politique, aussi vrai que l’Europe aurait tout à gagner, si elle voulait un jour fonctionner sur un mode réellement fédéral et démocratique, à s’inspirer du modèle suisse. C’est peut-être ce à quoi pensait Pierre Le Vigan lorsqu’il confiait il y a quelques années dans les pages de cette revue que « le nationalisme européen, ce doit être de tendre vers une Europe confédérale avec droit de sécession. »16 Un idéal fédéral qu’on retrouve d’ailleurs jusque dans le manifeste de la Nouvelle Droite : « La civilisation européenne se fera par l’addition, et non par la négation, de ses cultures historiques, permettant ainsi à tous ses habitants de reprendre pleinement conscience de leurs sources communes. Le principe de subsidiarité doit en être la clef de voûte : à tous les niveaux, l’autorité inférieure ne délègue son pouvoir à l’autorité supérieure que dans les seuls domaines qui échappent à sa compétence. »17

Un modèle fragile en pleine crise

L’heure n’est pourtant pas au triomphalisme et le Suisse que je suis sait bien qu’il n’y a pas dans cette réussite du modèle fédéraliste matière à débordement chauvin, d’autant que nous ne prétendons donner de leçons à personne et que notre réussite est bien plus fragile qu’elle n’y paraît. Le danger d’un affaiblissement de l’équilibre confédéral, qu’il vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, est malheureusement bien réel, tant il est vrai que certains y trouveraient leur avantage. Nous menons depuis des années avec Bruxelles une guerre d’usure : nos interlocuteurs européistes espèrent que de guerre lasse nous finissions par nous résigner, et de notre côté nous prenons le pari, même si nous ne pouvons le formuler explicitement, d’un effondrement prochain de l’Union. Malheur à celui qui quittera la scène le premier ! Mais d’ici là, les droits propres au fédéralisme, tout comme c’est le cas pour ceux que nous garantit la démocratie directe, sont grignotés à la faveur de crises censées justifier leur limitation. A mesure que les mœurs politiques suisses se durcissent, on remarque, pour ce qui est de l’affaiblissement par le bas, un affaissement des solidarités jusque là solides entre villes et campagnes à l’intérieur des mêmes cantons, ce qui n’augure rien de bon pour l’avenir. Du côté de l’affaiblissement par le haut, plus préoccupant encore, on constate des tendances insistantes à la centralisation, des tensions croissantes entre régions et une volonté clairement exprimée par nos « élites » de reporter certaines prises de décision du bas vers le haut : des cantons vers la Confédération, des citoyens vers les élus, de la démocrate directe vers la concertation parlementaire. Demain peut-être de Berne vers Bruxelles ?

Ceux qui protestent contre cette dérive sont souvent ignorés, quand ils ne sont pas diabolisés ou suspectés de… trahison ! « Si la Suisse a la chance de connaître un système décentralisé avec une démocratie locale forte, déclarait il y trois ans Claudine Esseiva, conseillère aux Etats PLR (droite libérale), elle est menacée par les abus régulièrement attentés à ses instruments démocratiques. Ceux qui abusent du système sont les traîtres de la démocratie ! »18 Cas classique d’inversion accusatoire. Les médias, eux, tentent de tempérer pour faire passer la pilule. « Chaque canton faisait ce qu’il voulait, mais les temps changent et la Confédération tente d’homogénéiser les pratiques » peut-on lire, sur un ton très sibyllin, dans un éditorial du principal titre de la presse dominicale de Suisse romande19. Dans le canton de Vaud, la Ligue vaudoise, une société très attachée aux prérogatives des cantons, monte au créneau dans chacun des numéros de La Nation, la feuille qu’elle édite. Un des animateurs de la Ligue, Olivier Delacrétaz, tirait la sonnette d’alarme l’an passé dans les colonnes de cette publication pour alerter l’opinion sur ce lent mouvement de dépossession à l’œuvre en Suisse : « Le fédéralisme n’est pas qu’un système de décision original et un peu folklorique, acceptable par beau temps mais inutilisable quand la tempête se lève. Il exprime et maintient la réalité profonde, une et composite, de l’alliance fédérale. Priver les cantons, même d’un petit bout de compétence, c’est porter une atteinte irrattrapable à cette réalité. […] Nous croyons que la simple perspective d’une évolution catastrophique n’est pas un critère suffisant pour entrer dans le jeu des pleins pouvoirs, toujours périlleux et parfois mortel pour les souverainetés cantonales, l’autonomie des communautés intermédiaires et les libertés personnelles. »20 Charles Julliard, président du gouvernement jurassien, ne disait pas autre chose en 2010 lorsqu’il s’opposait à la proposition de faire fusionner plusieurs cantons pour créer de grandes structures administratives : « Les cantons doivent se battre tous les jours pour leur souveraineté. Nous craignons une perte de compétences due à une volonté jacobine de centralisation dans la Berne fédérale. »21

Une expression de l’esprit démocratique

Au final, si le fédéralisme est aujourd’hui menacé, avec ses trois niveaux de pouvoir (fédéral, cantonal et communal), cette autonomie partielle qu’il accorde aux cantons, ces termes politiques et administratifs qui varient d’un canton à l’autre au gré des histoires et des us régionaux, c’est parce qu’il est une expression particulièrement belle et efficace de l’esprit démocratique qui préside encore au fonctionnement de certains aspects de la Suisse. S’il est menacé, c’est au même titre que l’armée de milice ou le droit d’initiative, c’est-à-dire au titre d’outil de la souveraineté populaire, laquelle n’a pas l’heur de plaire à ceux qui voudraient reprendre nos affaires en main. Et si je parle d’esprit démocratique plutôt que de démocratie au sens strict, c’est qu’il n’est pas question là que d’un mode de désignation du pouvoir mais bien d’un état d’esprit général. Ainsi par exemple, l’armée ne fonctionne certes pas de manière démocratique, les rapports entre les soldats et leurs supérieurs sont hiérarchiques et se font sur le mode de l’autorité, et les officiers ne sont pas élus par leurs troupes, mais la constitution même de l’armée n’en est pas moins une émanation de la démocratie dans la mesure où les soldats sont issus du peuple et le servent par devoir, par civisme, par patriotisme, et non à titre de mercenaires. Ce faisant, ils exercent par leur simple présence sous les drapeaux un contrôle populaire sur la force militaire, rouage central de l’Etat, empêchant toute dérive autoritaire, rôle que des professionnels salariés sans lien avec la société civile seraient incapables de jouer. Il en allait de même pour les jurys populaires qui officiaient dans les tribunaux de certains cantons.

Le fédéralisme, en rapprochant des citoyens une part importante du pouvoir, joue la carte de la proximité, donc là aussi d’un contrôle populaire plus direct exercé sur le politique. Si les conseillers fédéraux (représentants de l’exécutif national exerçant à tour de rôle la présidence du pays) apparaissent parfois éloignés et inaccessibles à la plupart des Suisses, il n’en est pas de même des élus cantonaux et communaux, que l’ancrage géographique rend nécessairement proches de leurs administrés, à plus forte raison à l’échelle de cantons qui sont autant de parties constituantes d’un territoire national déjà peu étendu en soi. Il n’est pas rare de pouvoir exprimer directement ses doléances à un élu rencontré par hasard dans la rue et je ne compte plus les fois où il m’est arrivé de débattre, comme citoyen lambda, d’une nouvelle taxe poubelle, de l’aménagement d’un quartier ou de la révision d’une loi quelconque avec un conseiller communal ou un conseiller d’Etat croisé dans un bistrot ou chez l’épicier. Cette proximité du souverain et de ceux qui le représentent est un des atouts essentiels de la Suisse et c’est le fédéralisme qui rend cela possible. Le système a par ailleurs bien des défauts auxquels il conviendrait de s’attaquer, la démocratie pourrait être plus directe, moins faussée, moins dénaturée par certains types de parasitage économique (ce serait le sujet d’un autre article), mais il n’empêche que ce que la Suisse a produit de meilleur doit impérativement être défendu par ses citoyens, et que les étrangers qui voudraient s’en inspirer seraient sans doute bien avisés de le faire. Je conclurai en citant un de mes compatriotes, le brillant historien Jean-Jacques Langendorf, qui remarquait non sans sagesse il y a quelques années : « Que la Suisse demeure indépendante, neutre et fédérale, hors de l’Union européenne et qu’elle continue à pratiquer la démocratie semi-directe ! Tout cela jusqu’à présent ne lui a pas trop mal réussi, surtout si l’on prend en compte l’affaissement du “soufflé européen”. »22 On ne saurait mieux dire.

David L’Epée

1Michel Onfray, Penser l’Islam, Grasset, 2016

2Georges Pop, Les Français ne sont pas Suisses, Cabédita, 2014

3François Garçon, La Suisse, pays le plus heureux du monde, Tallandier, 2015

4Jean Jaurès, L’Armée Nouvelle, 10/18, 1969, p.181

5Jean-Paul Marat, Les Chaînes de l’esclavage, 10/18, 1972, p.123

6David L’Epée, Armée de conscription : la Suisse à l’épreuve, in. Eléments n°149, octobre-décembre 2013

7Marine Le Pen, entretien, L’Illustré, 29 juin 2011

8Le texte complet de la motion est lisible sur le site gouvernemental parlamant.ch.

9La proposta del popolo sardo : “Italia, vendici alla Svizzera !”, in. Mattino online, 17 février 2014

10Pour en savoir plus sur le mouvement sarde Canton Marittimo, cf. leur site : http://www.cantonmarittimo.org

11Constitution suisse, article 3

12Denis de Rougemont, La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, L’Âge d’Homme, 1989, p.181

13Karl Kautsky, Nationalität und Internationalität, supplément à la Neue Zeit, 18 janvier 1908

14Denis de Rougemont, op. cit., p.97

15Johan Rochel, La Suisse et l’autre : plaidoyer pour une Suisse libérale, Slatkine, 2015, p.121

16Pierre Le Vigan, entretien, in. Rébellion n°44, septembre-octobre 2010

17Alain de Benoist & Charles Champetier, Manifeste de la Nouvelle Droite, p.24 – texte disponible également dans le n°94 (février 1999) de la revue Eléments

18Claudine Esseiva, Le Matin, 27 février 2013

19Ariane Dayer, Le Matin Dimanche, 17 janvier 2016

20Olivier Delacrétaz, La Nation, 17 avril 2015

21Charles Julliard, entretien, L’Hebdo, 21 juillet 2010

22Jean-Jacques Langendorf, entretien, Eléments n°142, janvier-mars 2012

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