Inventaire avant liquidation : Que garder de mai 68 ?

Que conserver de Mai 68 ? Question piège ! La célébration des cinquante ans des événements a montré le fossé générationnel qui n’a cessé de se creuser entre les personnes qui les ont vécus (et qui en ont profité) et ceux qui vivent leurs conséquences les plus néfastes.

Comme souvent dans l’histoire, les faits ont été évacués pour laisser place à la représentation unique qui permettait son intégration dans la « mythologie médiatique » des dominants. La mémoire réécrite de Mai 68 étant à mille lieues de sa réalité, nous allons tenter de mettre en lumière à travers ce modeste article quelques aspects et leçons de ces journées de mai.

Une place centrale ?

Déminons d’abord le terrain ! En premier lieu, il faut bien comprendre que l’histoire de Mai 68 est souvent faite de souvenirs réinventés et de fantasmes. Les décennies suivantes ont d’ailleurs produit tout un discours commémoratif bien utile pour justifier les revirements des acteurs des faits.

Il faut donc faire un inventaire entre le mythe et la réalité. La nature réelle de la révolte des années 1960-1970 a été habilement escamotée pour être remplacer par une « légende dorée » qui résume l’ensemble à une vaste orgie estudiantine peace and love dans le quartier latin. Ce mythe est commode pour légitimiser les anciens leaders du mouvement étudiant recyclés dans le système pour leur plus grand et unique bénéfice. En gommant les aspects radicaux de cette époque, ils peuvent cacher la trahison de leurs aspirations révolutionnaires et expliquer leur passage dans le camp de l’oligarchie.

La trajectoire de deux figures de cette époque, Dany Cohn-Bendit et Romain Goupil, est révélatrice de cette génération. Passés des idées révolutionnaires au macronisme en cinquante ans, ils arrivent toujours à justifier ce renoncement en lui donnant une dimension subversive en carton-pâte. En gros, on résume cela à un drame familial banal entre des parents vieillots et la génération des baby-boomers, sans aucun arrière fond violent ou politique, cette révolte aboutissant à une transformation des mœurs et des valeurs qui contribua à sortir la France des blocages structurels de ses traditions. La nécessaire modernisation culturelle de notre pays aurait débuté avec Mai 68, ouvrant la voie à la libéralisation de la société entière pour le bonheur de tous.

Cette explication devenue officielle, on oublie le reste. Une couche de peinture psychédélique sur les drapeaux rouge et noir cache surtout la volonté d’écarter un spectre qui fut vraiment menaçant : la grève générale. Les commentateurs font comme si le plus grand mouvement de grève ouvrière de l’histoire contemporaine française n’avait tout simplement pas eu lieu. Que la plus radicale contestation du système n’avait été qu’une chienlit juvénile qui s’effaça avec les grandes vacances.

Mai 68, comme la Révolution française ou la Résistance, offre ce cas rare où ceux qui l’ont vraiment vécu et se sont mis en danger (pensons aux ouvriers de Flins ou d’autres grandes usines en état de siège à l’époque) se sont vu confisquer leur histoire. La bourgeoisie française à certes profité de cet épisode pour entamer sa mue de façade, mais aussi compri que son pouvoir devait se renforcer en utilisant et en retournant les idées de mai.

Le « mai évaporé » : la France en grève sauvage et générale

Mai-juin 1968, c’est neuf millions de personnes qui arrêtent ensemble et en même temps le travail dans toute la France. C’est la première grève générale de l’histoire française, elle touche tous les secteurs et toutes les zones géographiques. Privé comme public, des ouvrières à l’artiste de l’Opéra, des vendeuses des grands magasins aux travailleurs agricoles, tous s’arrêtent. La France est paralysée durant cinq à six semaines. Il y a trois fois plus de grévistes qu’au temps du Front populaire. Les événements de Mai 68 entraînent une prise de conscience de la globalité des problèmes liés au système capitaliste en France. Jusqu’alors vécues localement, l’exploitation et l’aliénation sont comprises comme des phénomènes qui touchent toute la production nationale.

Les Trente Glorieuses ne sont pas toutes roses. La reconstruction à marche forcée passe aussi par des années de privation et de rationnement. L’explosion de la société de consommation est encore toute relative et des zones entières du territoire souffrent. Les classes populaires connaissent un monde rural abandonné et miséreux, le déracinement de l’exode rural et des bidonvilles, des conditions de travail très dures dans un cadre strict.

Les événements de mai 68 ont des racines et ne sont pas un « coup de tonnerre dans un ciel calme ». Les grèves sauvages et spontanées fleurissent dans les années 1960. « Nous voulons du temps pour vivre ! » est un des slogans qui revient partout.

La classe ouvrière a fait des efforts immenses pour la reprise économique du pays, dans tous les secteurs. Au milieu des années 1960, c’est une multitude de conflits sociaux qui traverse toute la France. Nantes, Besançon, les usines parisiennes d’automobiles connaissent des conflits longs et violents qui font régner un climat de répression intense. Les milices patronales de vigiles et de syndicats « jaunes » d’entreprises sont une réalité. La maîtrise fiche dans des listes noires les syndicalistes et les têtes dures. Quand le conflit déborde, l’Etat intervient immédiatement au côté des patrons pour rétablir l’ordre. Le slogan « CRS=SS » n’est pas un slogan estudiantin à l’origine par exemple. C’est une reprise de la grande grève des mineurs de 1947-1948. Les CRS fraichement créés étant appelés en renfort pour endiguer un des conflits les plus violent de l’après-guerre, les ouvriers vont les assimiler à la répression féroce du gouvernement.

Comme les conflits qui l’ont précédé, Mai 68 fut un mouvement violent, autant dans sa répression par l’État que dans les réactions populaires à celle-ci. L’impressionnant dispositif policier opposé aux étudiants du Quartier latin (retransmis en direct par la radio) les rendit sympathiques aux ouvriers. « Tout le monde déteste la police » n’est pas une formule creuse de pseudo black block à l’époque. Le prolétariat vit cette brutalité depuis des années dans son quotidien, expression d’une violence politique héritière de l’Occupation, de l’Épuration et des guerres coloniales, et qui n’est pas que verbale. Certes le nombre de morts est inférieur à une dizaine pour les deux mois du conflit, mais ils sont concentrés dans le monde ouvrier. Deux grévistes sont tués par la police à l’usine de Flin et plusieurs sont sérieusement blessés. Un lycéen meurt noyé à la suite d’une charge de la police aux abords de l’usine.

Fait le plus significatif, les plus importants affrontements ne sont pas parisiens. Dans plusieurs villes de province, c’est une situation quasiment insurrectionnelle qui amène étudiants, ouvriers et paysans à mener des actions violentes. Les syndicats et les services de l’État sont débordés. La crainte est de voir dans les zones rurales les armes de la résistance cachées depuis longtemps ressortir des granges des maquis. La situation ne se calme que très tardivement, et on verra d’autres affrontements dans les années qui suivent 1968.

L’extrême gauche entretient d’ailleurs un discours ambigu sur ce point, soufflant sur les braises comme le firent les maoïstes pour ensuite tenter d’éviter les débordements, par exemple en protégeant les armureries du pillage en marge des manifestations. La CGT débordée tenta elle aussi de contrôler cette révolte qui mettait à mal son rôle de partenaire social.
Le patronat, les syndicats et l’État firent tout pour empêcher le glissement vers autre chose que leur jeu classique. Le maigre résultat des accords de Grenelle pour les travailleurs (10% d’augmentation vite rattrapés par la hausse des prix) cache surtout un pacte entre eux. Il faudra les Trente Calamiteuses qui suivront pour le faire comprendre au peuple français.

L’héritage ambigu de Mai 68

Mai 1968 est une remise en cause, une rupture qui n’a pourtant pas abouti à une véritable révolution sociale. C’est justement cette impression en demi-teinte qui donne à penser qu’il ne s’agissait que d’une étape.

La spécificité de la France, dans l’ébullition mondiale de cette période, est la rencontre entre les étudiants et les travailleurs. À l’époque c’est un cas presque unique (avec l’Italie dans une certaine mesure). C’est aussi un moment où la théorie veut s’incarner dans la pratique, et il ne s’agit pas que d’un slogan. Les étudiants se mettent à l’école des ouvriers et des paysans, il y a une prise de conscience de la réalité populaire. Les maoïstes français de la Gauche prolétarienne avec leur « populisme » musclé mais aussi les situs avec les comités d’occupations vont tenter la jonction des idées révolutionnaires avec les aspirations populaires. On a du mal à imaginer cette découverte d’un autre monde pour les étudiants issus des classes bourgeoises. Le mouvement des établis va faire naitre des réactions très différentes et extrêmes dans cette catégorie, mais il sera aussi une révélation pour beaucoup. C’est souvent un ébranlement de leurs convictions et une remise ne cause de leur statut. Si les témoignages abondent de la part des étudiants, on ne trouve que rarement l’avis des ouvriers sur les « nouveaux » arrivants dans leurs usines. Mais les réactions montrent la même incompréhension de leurs démarches (« tu as fait des études et tu te retrouves à l’usine ? » déclare médusée une ouvrière à une cadre mao de l’époque).

Les années 1960-1970 sont aussi marquées par une volonté d’expérimentation et de création. C’est un moment d’envie collective de faire communauté, de redécouvrir la nature et les héritages locaux. Le choc culturel est aussi fort qu’avec les ouvriers, mais la greffe semble avoir mieux pris. Des paysans pyrénéens vont découvrir des hippies nus dans leurs ruisseaux avant de les voir se blottir à une trentaine dans une grange abandonnée avec un arbre entier dans la cheminée en plein hiver. Si certains se lassent vite et rentrent en ville, d’autres feront souche dans un monde rural plus ouvert qu’il n’y paraît parfois.

L’écologie fut aussi mise en avant de manière curieuse par Mai 68. Le parcours d’un Pierre Fournier, premier à parler de « révolution écologique » dans Charlie Hebdo et Hara Kiri, est révélateur. Alors que l’équipe de ces deux journaux est une bande de rigolards assoiffés de bonne chère et de cuites monumentales, lui est un ascète végétarien intéressé par le grand air et l’agriculture biologique et dont l’austérité effraie la plupart des lecteurs, qui réclament sa tête à la rédaction. Auteur des premiers papiers écologistes à grande diffusion, il rassemble vite plusieurs fervents lecteurs et fonde la « Gueule Ouverte ». Il sera à l’origine de la première grande mobilisation contre le nucléaire en France. Mort précocement, il est une figure marquante des précurseurs français de la décroissance et de l’écologie radicale.

Cette période riche fut aussi l’occasion de redécouvrir des mouvements marginaux idéologiquement. La critique du capital par l’ultra-gauche par exemple, permet un démontage des mystifications démocratiques toujours d’actualité. Dans le même temps, l’idée d’autonomie et de réappropriation directe de la politique par les classes populaires commence son chemin. Les crises qui ont suivi remettront sur le devant cette idée de lutte contre l’aliénation et l’exploitation. Les écrits de Debord et des situationnistes, de l’Encyclopédie des Nuisances, des éditions Champs libres et Allias vont se diffuser à partir de Mai 68.

L’époque est encore à l’idée que l’homme est maître de son devenir. La volonté d’agir dans l’histoire et de ne pas en être les victimes est présente dans toutes les représentations des contestataires. La figure héroïque est centrale : l’homme dressé face à la répression est aussi bien le guérillero sud-américain, le combattant Viêt-Cong que le résistant. « Oser lutter, oser vaincre » : c’est l’envie de participer à un combat juste qui enflamme l’imaginaire romantique de cette génération. « Nous sommes les nouveaux partisans de la lutte de classe » déclare un chant maoïste. Cet aspect sera peut-être celui chassé avec le plus de véhémence par les renégats du mouvement dans les années 1980.

En effet, le passage dès la fin des années 1970 à la moraline humaniste va interdire toute dimension héroïque pour lui préférer la figure de la victime impuissante face à son bourreau. La surévaluation des droits de l’Homme et de l’humanitarisme moralisateur et béat est déjà dénoncée par Guy Hocquenghem. Les « nouveaux philosophes » vont définir le Mal absolu comme la rencontre du goulag et du camp de concentration pour rendre toute critique du système condamnable comme une apologie de l’horreur totalitaire. Le néo-conservatisme va naitre de ce milieu de soixante-huitards et sera la justification de toute les guerres « humanitaires » des années 1990 à aujourd’hui.

C’est cette partie de l’héritage de Mai 68 qui doit être réinterprété par notre génération. Les soixante huitards peuvent avoir renié leurs rêves, nous voulons au contraire vivre les nôtres ici et maintenant.

Louis Alexandre

A voir :

La vidéo de la conférence « L’autre Mai 68 » de Francis Cousin et James Bryant-Bérard par le groupe Aufhebung ! Sur youtube.

Le film « Après Mai » d’ Olivier Assayas ( 2013)

A lire :

Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, éditions Agone, 194 pages, 15 euros.

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