La gauche a-t-elle un sens dans un monde globalisé ? Tentative d’éclaircissement de notre situation politique

 

Mickaël Félicité, diplômé d’un Master de philosophie. Son domaine de spécialité recouvre les questions relatives à la modernité. Ses recherches actuelles portent sur l’anthropologie et l’histoire des idées politiques. Il livre ici son analyse de la rupture idéologique au sein de la Gauche. Le texte est issus du site de l‘Université Réelle .

La montée des contradictions de notre système social devient pour le moins évidente. De la crise grecque qui peut être vue comme l’épiphonème d’un désastre plus global, aux différentes reformes économiques (loi macron), anthropologiques (mariage pour tous, GPA, Gender, pucage RFID), judiciaires (loi sur le renseignement), constantes que nous subissons impassiblement, tout en y rajoutant la renaissance de conflits religieux meurtriers (Djihadisme), il nous est permis de penser que nous sommes à l’aube d’un virage décisif pour notre société.

On constatera alors qu’inévitablement, sous la pression de ces transformations, tout notre système politique va se décomposer de plus en plus. Et on le note, déjà, tous les jours, de l’apparition de l’abstention comme une force politique majeure, aux différentes affaires concernant la liberté d’expression que cela soit autour de Dieudonné, Mermet ou même de Zemmour[1], ou encore aux multiples scandales démocratiques et militaires que nous font subir les institutions Bruxelloises et l’OTAN, nous remarquons qu’il est juste autorisé, actuellement, à notre classe moyenne « boboisée » de penser uniquement aux maintiens de leur petit pouvoir d’achat afin de se masquer le malaise civilisationnel, d’une profondeur abyssale, que notre société traverse. Il sera essentiel de comprendre qu’en ce sens, avec les années qui viennent, les critiques de ce système vont devenir automatiquement, d’un côté, de plus en plus importantes pour chacun, mais – et le problème est là – elles apparaitront aussi, d’un autre côté, autant diverses et variées du fait de la complexité de ces évolutions.

Que faire donc ? Qui peut répondre à nos malheurs ? Le brouillage des repères politiques opéré depuis une trentaine d’années, surtout suite à la fin de la guerre froide et au début de l’intégration européenne, ne facilite pas une prise de conscience. A priori, il est encore admis de voir dans la gauche actuelle une option radicale contre les maux qui nous frappent. Malgré ses récupérations, ses contradictions, on constate qu’elle offre, dit-on, une alternative possible. Mais, soyons lucides et pragmatiques : ne voit-on pas que dans les faits, elle n’est pas du tout unie autour d’une idéologie minimale qui pourrait la structurer, et qu’elle n’offre, de surcroit, aucunement la possibilité de pouvoir espérer répondre à tout ce qui nous touche en même temps ? Dans le contexte actuel, il nous parait prioritaire non pas de penser l’évolution de tel ou tel aspect doctrinal (réflexion déjà menée, par d’autres, depuis longtemps), mais bien avant tout mettre sur pied un état des lieux, c’est-à-dire à une tentative de synthèse des différentes opinions qui animent ces organisations en vue d’en dégager une leçon pour notre avenir. On verra qu’on peut dire qu’il existe trois gauches : une néo-gauchiste, une néo-marxiste, et une néo-stalinienne. Une fois cette analyse établie il nous faudra pousser jusqu’au bout notre logique, pour chercher l’origine de nos problèmes ; ce qui nous conduira à nous demander si les critiques, qui dénoncent une partie de ces courants tout en acceptant l’autre, ne véhiculent pas les mêmes présupposées que ce qu’ils croient invalider ? En dégageant le plus objectivement possible les multiples aspects doctrinaux, notre aspiration consistera à montrer que, quelles que soient ses variantes, la gauche accepte intégralement le fait majeur de notre contemporanéité, c’est-à-dire la mondialisation, véritable danger immédiat pour notre génération.

Le néo-gauchisme

Lénine accusait, déjà en 1920, ceux qui à son époque faisaient entrave à la révolution de ses vœux, en dénonçant leur amateurisme politique. Son texte intitulé « Gauchisme, maladie infantile du communisme »[2] pointait du doigt ces pratiques anti-institutionnelles véhiculées par les mouvements ultra-radicaux qui rejettent toute forme de compromission avec l’autorité en place. Selon lui, de tels moyens ne pouvaient être réellement effectifs, car ils ne passaient pas par la prise du pouvoir de l’État, véritable enjeu structurant d’une révolution digne de ce nom. Ce débat était une véritable question clé de cette période, puisqu’on connait les luttes internes que Lénine et, par ailleurs, Staline avaient menées contre Trotski, leader de ligue de dissidence envers l’hégémonie soviétique. De ce point de vue, ce dernier est peut-être celui qui incarne le mieux cette idéologie (comme le langage commun nous le rappelle, on confond régulièrement le trotskyste et le gauchiste) avec aussi Mao et sa révolution culturelle qui voulait pousser la transformation sociale au maximum, en faisant table rase du passé. L’intention, en général, est de prôner une révolution internationaliste, sans aucun centre précis, allant jusqu’à vouloir la création d’un homme nouveau totalement séparé de toute filiation avec le monde « bourgeois ». Au fond, les convictions se voulaient être anti-Etat, anti-Nation, anti-frontières, anti-bourgeoise, anti-institution. Même si cela peut paraitre exagéré, il n’est pas faux de dire que le gauchiste est contre tout (ou presque), car, dans sa vision, seul le prolétaire exploité pourra faire la révolution sans médiation quelconque, celle-ci étant conçue comme une entrave à la pureté de la lutte contre l’oppresseur.

Cependant, quand aujourd’hui nous parlons du gauchisme, nous ne faisons pas en réalité référence, exactement, à cette conception des choses. Entre-temps des penseurs, dont les plus connus sont Derrida, Bourdieu, Foucault, et Deleuze ont encore modifié cette méthodologie révolutionnaire. Devenus très rapidement des icônes de la contestation au tournant des années 70, il va sans dire que leurs travaux ont imbibé de manière significative les mouvements de luttes sociales. Leur originalité fut d’orienter les questions politiques vers celles des minorités fragiles,  puisque, une grande partie de leurs œuvres, pour la majorité, consiste à interroger les marginalités, les exclus, autrement dit, les fous, les criminels, les homosexuels, les sado-maso etc… Pour la première fois dans l’histoire de la gauche, on déplace la question des structures sociales sur le terrain des problèmes de mœurs. Une des conséquences est qu’on ne critiquera plus fondamentalement le système capitaliste et son exploitation qui en est le fondement, mais avant tout les normes produites par la société. Et ceci va induire tout un nouveau langage dans les milieux de radicalité critique. Des glissements de sens vont s’opérer à n’en plus finir. Rien n’est plus significatif, à cet effet, que la manière dont Foucault va intituler sa préface à l’Anti-Œdipe[3], ouvrage de G.Deleuze et F.Guattari, « Introduction à la vie non fasciste »[4] comme si, à part les lecteurs de ce livre, tous les individus peuplant cette pauvre terre étaient coupables d’une vie, potentiellement, « fasciste ». Là où, auparavant, on dénonçait la bourgeoisie (référence à l’exploitation), on attaquera aujourd’hui le fascisme (référence aux normes). Cela annonce par contraste les nouveaux ennemis des gauchistes et par là même leur nouveau fond doctrinal. À vrai dire, une telle fascination pour ce genre de problème en dit plus long sur leur réelle mentalité que sur la pertinence de leur propos.

A l’heure actuelle Eric Fassin est, sans nul doute, un des plus éminents représentants de ces intellectuels. Introducteur en France de l’essayiste/philosophe Judith Butler, il intervient régulièrement dans les grands medias. A travers son livre « gauche : l’avenir d’une illusion »[5] il propose une synthèse qui pourrait bien servir de bréviaire contemporain de cette doctrine. L’idée est simplement de montrer que la gauche doit abandonner la notion classique peuple issue, selon lui, de la « droite » qui consiste à opposer la nation au xénos (étranger), en somme un dedans à un dehors, un citoyen à un non-citoyen (distinction qui, rappelons le, est juste le présupposé de toute forme de démocratie ; car on imagine mal comment faire pour donner le pouvoir au peuple, si celui-ci est absolument indéterminé, s’il n’y a pas de différence entre un « nous » et un « eux ») et à en reconstruire une définition, prétendument, plus progressiste et démocratique à partir des nouvelles causes peuplant l’espace public (mariage pour tous, lutte contre le racisme), mais aussi des minorités agissantes, et des exclus…. Comme on le voit, on renverse le sens des grandes catégories qui ont marqué l’histoire politique comme l’opposition majorité/minorité, peuple/élites. Il n’est pas anodin que le titre de son dernier chapitre s’intitule « Changer de peuple ». Ce qui nous rappelle, au passage, la fameuse sentence de Berthold Brecht issue de son poème intitulé « La solution » : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut le dissoudre pour en élire un autre » dénonçant les dérives du pouvoir soviétique, lequel voulait changer la société vers « un mieux » tout en se préservant de l’avis des gens concernés. On va ici dans le même sens que le lobby TERRA NOVA, avant garde du PS, qui se propose de manière similaire de ne plus axer son électorat que sur des minorités comme les femmes, les Gays, les jeunes, les immigrés, et non plus sur les prolétaires coupables de voter Front National et donc, selon eux, d’être potentiellement « raciste ».

Mais au fond le problème ne s’arrête pas à cela. Puisque si on écoute jusqu’au bout nos anticonformistes, on se rend compte que tous ces changements en politique ne sont, ni plus ni moins, que la conséquence de la domination l’homme blanc hétéro-catho-bourgeois qui, selon eux, aurait le pouvoir. On remarque, qu’à l’évidence, ce n’est pas le capitaliste en lui-même qu’il vise, qui lui est de toutes les religions, de toutes les cultures et toutes les races, mais un individu majoritairement présent dans le monde européen. Cette nuance est fondamentale, parce qu’on voit apparaitre le cœur et la logique sous-jacente à leurs actions. En effet, c’est à partir de cet ennemi qu’ils vont constamment dénoncer tous ceux qui tapent sur les minorités opprimées, avec leurs constants soutiens indéfectibles aux expulsions des sans-papiers, à la répression des prostituées, à la lutte contre la stigmatisation des trans, bi-e-s, homosexuels, et à l’ostracisme des femmes voilées, musulman-n-e-s, roms etc… On observe souvent, avec du recul, que ce courant – que l’on dénomme dans les milieux intellectuels « différentialistes identitaires », dans la mesure où ils défendent des différences d’identités – ne lutte pas contre l’exploitation salariale, ni contre la société de consommation, ni contre les guerres d’ingérences impériales, ni même contre la misère sociale, mais contre les normes de la majorité, étant toutes arbitrairement désignées comme mauvaise et supposées être incarnées dans l’Etat capitaliste, patriarcal, hétéro-normé et colonial.

Ce qui frustre l’intelligence, c’est l’expression ultra-manichéenne que ces philosophes portent sur la vie politique. Seule la Gauche de la Gauche dit vrai ; les autres sont tous plus ou moins dans la manipulation et dans l’oppression cachée. En somme, ils sont le « Bien », le reste est démoniaque. On peut voir clairement, à cet effet,  leur conception du débat intellectuel, notamment avec ce qui s’est passé pour la personne de M. Gauchet, accusé de faire partie du camp des « réactionnaires » tout en avouant ne pas lire ses textes.[6] A l’origine, une plainte qui en dit long sur les intentions des disciples de la « French theory ». Il se demande en toute honnêteté « contre quoi Gauchet s’est-il rebellé dans sa vie si ce n’est contre les grèves de 1995, contre les mouvements sociaux, contre le PaCS, contre le mariage pour tous, contre l’homoparenté, contre les mouvements féministes, contre Bourdieu,  Foucault et la « pensée 68 », contre les revendications démocratiques ? ». Au-delà du caractère fallacieux et trompeur de ces accusations qui ne sont pour la plupart fondées sur rien, comme l’accusé a su très bien le démontrer, il est frappant de remarquer que tout ce qui est reproché mérite un vrai débat en rapport avec les évolutions du monde du marché contemporain. Et si nous poussons jusqu’au bout notre logique, on peut se dire que s’être révolté contre tout ça fait plutôt preuve, en réalité, d’une véritable résistance à l’ordre capitaliste mutant que nous voyons apparaitre.

Pour comprendre leurs interprétions de la « révolution » on peut lire l’ouvrage d’un des opposants, Édouard Louis, intitulé «Pour en finir avec Eddy bellegueulle»[7]. Il convient de dire, immédiatement, que ce livre représente certainement un sommet artistique dans la haine des milieux prolétaires. Le scenario central raconte les mésaventures – violences, mépris – que subit le personnage principal au vu de sa marginalité sexuelle à l’intérieur de son village natal vieillot, « arriéré ». Ce que l’on voit clairement c’est que l’auteur, tout en voulant dénonçait les prétendus stéréotypes « homophobes », « sexistes », « masculinistes » de ces catégories sociales, ne fait que calquer, sur une réalité qui est totalement étrangère à ce genre de questions, ses préjugés personnels. La manière de mettre en scène la violence qu’il subit dans son village natal au vu de ses « manières efféminées », fait croire, insidieusement, que ce monde est absolument dépourvu de toute forme d’intelligence et qu’il y aurait une généralité possible à établir dans ce genre de dénonciation. En se posant, en outre, comme une figure angélique échouée dans un monde brutal, il occulte le rapport dialectique, c’est-à-dire la violence que lui aussi peut produire en sens inverse. En vérité, son discours en dit plus sur ses fantasmes intimes que sur la simple brutalité du concret. Comme l’a si bien démontré P.Muray, sans cet ennemi imaginaire, leurs discours s’effondreraient de fait. On arrive, exactement, dans la description du mythe du prolétaire, beauf, raciste, violent, homophobe qui vote Front national, fiction nécessaire à la perpétuation de leurs idéologies prônant la transgression de toutes les normes établies. On ne peut avoir le même intérêt, goût, en passant sa vie à l’université ou en travaillant quinze heures par jours à l’usine. Il est vrai que lorsqu’on voit physiquement Édouard Louis, on constate fatalement les stigmates de l’exploitation capitaliste et non pas du tout les névroses d’un bourgeois désorienté !

Si ces individus restaient marginaux, comme ils le souhaitent, cela ne poserait aucun problème. Seulement en réalité les développements de leurs pensées sont nombreux et fleurissent de plus en plus dans les milieux universitaires. A. Negri et M. Hardt, avec leurs deux ouvrages Empire et multitude, offre de véritable clé d’action pour cette perspective. On voit, aussi, des personnalités s’affirmer de plus en plus comme Gilles Silbertin Blanc, grand deleuzien devant l’éternel, allait jusqu’à avouer qu’il voulait quitter le front de gauche parce que Mélenchon utilisait comme slogan « le pouvoir au peuple »[8]. Étant entendu, qu’il fallait comprendre, que la figure même du peuple en tant que majorité dominante ne prend pas en compte la diversité des minorités qui la compose et fait donc partie des concepts de la domination, voire des « réactionnaires d’extrême droite ». D’autres encore vont animer des recherches universitaires, comme Geoffroy Lagasnerie,  pour essayer pousser encore plus loin les analyses de Foucault et Deleuze, allant jusqu’à trouver une vertu positive au néolibéralisme[9]qui serait, selon lui, de permettre de « dédramatiser la réflexion sur le crime ». Dans ce sens, les propos que relève S.Halimi semblent assez significatifs : « Lagasnerie, lui, ne s’intéresse pas à l’histoire politique du néolibéralisme. Il sait bien que Milton Friedman a conseillé Pinochet ; Friedrich Hayek et Becker, Reagan et Thatcher. Mais cela ne l’empêche pas de prétendre que leurs travaux ont « dédramatisé la réflexion sur le crime », l’ont « débarrassée de l’emprise qu’exercent sur elle des catégories morales et moralisantes » : « Avec le néolibéralisme, l’ensemble du système pénal s’écroule et se trouve déstabilisé, puisque ce système repose sur la pathologisation du criminel et le pouvoir psychiatrique »[10]. Ceci étant dit, on peut aller encore plus loin avec R.Ogien qui nous explique, sur France 2 chez Taddéi ou dans son texte intitulé « éthique minimaliste », que l’inceste n’est qu’une norme arbitraire que l’on peut dépasser aisément. Chez ces penseurs, la mise en avant de contradictions permanentes peut paraitre très agaçante : ils dénoncent toujours le manque de moralité des autres (homophobie, xénophobie, etc…) tout en voulant toujours repousser tous les codes moraux établis !

On ne s’en rend pas compte, mais innombrables sont les tenants de cette idéologie dans les médias mainstream. A l’évidence ce sont les seules personnes qui se réclament de la gauche et à qui on offre une tribune quasi permanente. Ainsi, on ne peut éviter l’inénarrable Rokhaya Diallo qui occupe une place tout à fait capitale dans les débats à gauche, comme en témoignent ses différentes tribunes et interventions télévisées. Son association « Les Indivisibles » organise chaque année un concours nommé les « Y’a Bon Awards » qui se propose pour but de récompenser les propos les plus « racistes » de l’année. Ici, on fait des listes de paroles diverses et cela ne choque personne. Et pire, on réduit le débat politique à de la stigmatisation et de l’opinion divergente. Citons ensuite, C. Fourest, défendant les « femen » à travers un livre sur leur leader, et plus récemment encore un texte sur le « droit au blasphème » du journal Charlie Hebdo soutenant la même vision. Ou encore Jean-Loup Amselle, auteur d’un essai sur les « nouveaux rouges bruns » et Philippe Corcuff, artisan d’un écrit intitulé « les années 30 reviennent et la gauche et dans le brouillard » qui tendent, tous les deux, à caricaturer le débat public pour défendre ces mêmes idées. Dans le même mouvement Yannis Youlountas doit être remarqué en tant que personnage important de cette mouvance. Réalisateur de long métrage diffusé largement comme « Ne vivons plus comme des esclaves » ou encore récemment « je lutte donc je suis », ce dernier à travers son œuvre est une des figures majeures des luttes dites « antifascistes » actuelles. Ajoutons à cette liste, Didier Eribon, grand disciple de Foucault, se faisant remarquer par un texte tout en originalité « Une morale du minoritaire » et Julien Salingue, bourdieusien, fondateur d’ACRIMED passant sa vie à dénoncer la presse non conforme à cette idéologie là. On ne manquera pas de noter Pierre Tevanian animateur d’un blog intitulé « les mots sont importants » défendant, quant à lui, la possibilité de mettre le voile à l’école pour les filles musulmanes, étant convenu que c’est une discrimination insupportable que de leur faire enlever. Et, par ailleurs aussi C.Autain qui reprochait à Syrisa d’avoir trahir la gauche en ne mettant que des hommes dans son gouvernement après sa prise de pouvoir.  Sans oublier N.V Belkacem notre ministre de l’Éducation qui ouvertement répète plus ou moins la même chose sur beaucoup de sujets.

D’un point de vue institutionnel, le journal « Libération » et l’émission télévisuelle du « Petit journal de Canal plus » sont surement les deux médias au sens large qui relaient le mieux toute cette idéologie. On y attaque en permanence, les « racistes »,  « homophobes », « machistes », la « France rance », les « réactionnaires ». On utilise à la perfection la « cage aux phobes »[11] chère à P.Muray. Les LGBT ont ici toutes leurs droits, et la Gay Pride est vue comme une volonté d’émancipation sociale et humaine. On y défend tous les excès comme ceux de cette chroniqueuse régulière qu’est Marcela Iacub[12]qui nous explique sans trembler que l’amour au sein d’un couple amène à des enfants dépressifs et des suicides… sous entendue, bien sûr, que la vie familiale est norme purement arbitraire et contraignante. Cette dernière étant peut-être avec toutes ses aventures – notamment avec Strauss Khan – la caricature absolue et la finalité de toute cette pensée. Derrière tout ca, qui semble anodin ou sans intérêt, il se cache en vérité quelque chose de très grave, puisque c’est une logique ultra communautaire qui tend à prendre le dessus et à diviser la société selon des groupes sexuels ou autres. Et pourquoi pas une Worker Pride ?… Peut-être que cela ne correspond pas au milieu socio-économique de ces gens là. On est triste de voir que la vision de la révolte peut changer autant avec les époques. On est passé des Khmers rouges aux Khmers roses en conservant l’intégrisme de manière identique.

Ce sont les groupes ultra-radicaux qui récupèrent souvent ce discours. Le NPA et toutes les variantes extrémistes, non institutionnelles, de la gauche actuelle ont clairement intégré toutes ces opinions, car ils sont toujours en premières lignes pour lutter contre toutes les « discriminations », des trans, homosexuels etc… (Entrainant autant de confusion dans les luttes prioritaires que dans les causes premières de ces maux). Toutefois, étant donné que c’est de ce côté que sont sorties les questions sur le mariage pour tous, la GPA, ou encore le Gender, le PS est clairement aussi dans cette perspective, de même le Medef ne s’y oppose pas sur tout. Pour les autres tenants de la contestation, cela reste soit secondaire, soit absurde. À vrai dire, il n’est pas faux de constater que cette orientation est peut être un des plus grands drames de toute son histoire de la lutte sociale. Innombrables sont aujourd’hui les dérives des tenants de cette idéologie. On peut pointer par exemple, toutes les violences de ces associations « antifascistes » vandalisant, détruisant, des locaux entiers de personnes totalement dépourvues de capital quelconque, ou en agressant physiquement d’autres, simplement, pour causes de divergences idéologiques. Sans oublier, toutes les conférences interrompues pour cause d’accointances supposées avec telles ou telles idées ou fractions politiques. Mais, le plus grave c’est que personne ne voit que cette vision du monde peut contenir une nouvelle idéologie réellement nauséabonde. Car si on remplace les « blancs cis-hétéro-sexistes masculinistes et puto-phobes de l’état colonial capitaliste » par « ennemi intérieur », on arrive exactement aux conséquences des Etats, mais cette fois, réellement fascistes.

Aujourd’hui, avec de la distance, nous pouvons dire sans problème que la « pensée 68 » a révolutionné la société de marché en la faisant grandir et évoluer, mais pas la civilisation humaine. En cela, elle peut être considérée comme l’idéologie du capitalisme absolu, c’est-à-dire du système sociale intégrant toutes les dimensions de la vie humaine, que cela soit la famille, le vivant, la nature, alors qu’auparavant, les conséquences étaient surtout économiques pour ceux qui le subissaient l’oppression marchande. Il est singulièrement étrange de voir que ces gens qui dénoncent toute forme de moralité ne comprennent le monde qu’à travers des catégories morales. Ils fonctionnent à la terreur qu’ils font ressentir aux autres – le monde est affreux – et peser sur les autres – tu es potentiellement un fasciste. Leur manque de recul, qui n’enlève rien au fait que leur rage soit légitime, rend absolument vide d’effectivité et même nuisible leurs actions. Sur l’échiquier politique, cette pensée peut être vue comme une des idéologies les plus intégristes qu’on ait pu nous donner. En vérité ce n’est plus du gauchisme, c’est du néo-capitalisme sur le plan symbolique. La notion de « minorité opprimée » n’existait pas chez les premiers internationalistes. De même qu’il est difficile de se représenter Trotski défendre la GPA au nom de la liberté individuelle, il est impensable d’envisager que ceux qui s’amusent à défendre cela au nom de la « gauche » ne soient pas vite rattrapés par la réalité. Remarquons pour finir que ces intellectuels rejettent pour la plupart du temps les deux autres visions de la gauche que nous allons présenter, n’y trouvant que des expressions d’« oppresseurs déguisés » et non d’opinions divergentes.

Néo-marxisme

Depuis les années 1980/1990, des analyses marxistes reviennent sur le devant de la scène. Ce retour n’a pu se faire que par une séparation entre les actions commises en son nom (URSS, Chine, Vietnam) et la doctrine en elle-même, ce qui a donné lieu à une nouvelle interprétation qui se prétend débarrassée de ses possibles ambigüités. De cette façon, des études universitaires ont commencé à émerger de manière à retrouver dans les textes de Marx la solution à nos problèmes contemporains. On voit apparaitre un dictionnaire critique du marxisme[13] par G.Labica permettant petit à petit un éclaircissement et un développement progressif des thèses de cet auteur, dans les milieux intellectuels dits « scientifiques » et non plus militant. Il est évident que la fin des 30 années dites « glorieuses » a laissé place à un retour d’un système fonctionnant par crise systémique, notamment avec le choc pétrolier de 1973, qui a marqué ce qu’on a appelé le « tournant de la rigueur » en France sous Mitterrand, et plus récemment encore la crise des Subprimes, des banques américaines. On comprend alors que le phénomène de crise de surproduction inévitable analysé par Marx a pu apparaitre comme une des clés du moment. Dès lors, c’est un Marx universitaire, filtré à partir d’une méthode très précise qui va voir le jour, et qui va nous permettre d’analyser ces nouveautés.

Cette gauche prend réellement ses distances avec notre première comme en témoigne le livre d’Isabelle Garo, « Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : La politique dans la philosophie »[14]. Cet ouvrage, après une relecture des auteurs en questions, en vient à noter l’absence réelle de pensée politique conséquente pour ces derniers. Au sein de la conclusion il pourra en être déduit que c’est par un retour à la pensée de Marx que nous pourrions comprendre les événements qui animent notre actualité, et non en déployant l’appareil conceptuel superflu qui s’est développé après les événements de mai 68. Mais en réalité, en voulant être précis, cette mise à l’écart de ces penseurs s’est faite progressivement par une critique qui est née dans les pays anglophone, en Angleterre et aux Etats unis. C’est de là-bas que nous vient une première prise de distance, peut être parce ce qu’elle y a exercée une très forte influence. Des œuvres comme « Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif »[15] de F.Jameson représentent un tournant de la pensée critique néo-marxiste, de même que, « Les origines de la postmodernité »[16] de P.Anderson. Ces auteurs montrent les liens entre ces pensées et le nouvel ordre capitaliste qui émerge après la deuxieme Guerre mondiale. Il va de soi pour eux que ce monde du flux, des transgressions permanentes, tant prônées par tous ces penseurs « postmodernes », correspond aux évolutions et aux exigences du capitalisme contemporain.

Il y a, depuis quelques années maintenant, certains chercheurs qui se réunissent autour de la figure centrale de Marx. Ils se retrouvent autour d’un séminaire annuel intitulé « Marx au 21eme siècle »[17] – remarqué, par ailleurs, par un grand succès – organisé par l’université de Paris Sorbonne. Se concentrant autour d’un collectif bien précis, ils mettent à jour les auteurs oubliés ou méconnus, de cette tradition autant que ses grands concepts théoriques, comme les mouvements de masse, le prolétariat, etc… On peut voir l’une de leur dernière publication « Marx politique »[18] comme une œuvre tout à fait représentative de leurs idées. La volonté de cette gauche néo-marxiste est de réactualiser une lecture de l’histoire de l’humanité à travers la lutte des classes qu’elle transpose sur notre modernité proche. Elle met davantage l’accent sur les conditions de production de nos sociétés capitalistes et sur les différentes formes de luttes qu’elles doivent de nouveau engendrer. Un des buts est de réaffirmer l’enjeu central de la dialectique (aufhebung) de l’histoire dans le processus de compréhension de la réalité, dialectique absolument honnie par les tenants de la première gauche. Somme toute, il s’agit pour eux d’établir une stratégie anticapitaliste effective, qui prennent en compte les contradictions actuelles, et non plus les schémas, pour eux anciens, du communisme d’antan. L’intention est de donner aux mouvements sociaux une bonne direction afin de trouver un projet authentiquement internationaliste, ce qui suppose, à cet effet, de mettre en cohérence les formes les plus avancées des forces d’opposition au système[19]. Ceci dit, ces intellectuels conservent tout autant les luttes « sociétales » dites des minorités. Ils réajustent simplement les priorités de combat en englobant celles-ci dans une révolution plus globale.

Les auteurs qui semblent être remis à jour se trouvent être des gens très différents. A. Gramsci (avant dernier colloque) fait figure, par exemple, de nouvelle autorité, surtout pour la redécouverte de ses notions d’hégémonie culturelle (perte des repères de gauche actuellement dans la société), ou encore de « révolution passive » (avec la construction Européenne). Plus récemment, on note un travail sur N. Poulantzas (dernier colloque) philosophe français qui leur permettent de trouver des filiations, entre autres, avec Foucault et Marx. Son maitre livre « L’Etat, le pouvoir et le socialisme » nous dit que « L’État n’est pas un bloc monolithique, mais un champ stratégique ». Cette idée foucaldienne par excellence leur autorise de repenser des stratégies politiques localisées à mettre en place pour agir sur le corps social afin de faire évoluer les cadres objectifs que ce début de siècle (marxisme-leninsime) avait donné à toute perspective de révolution, notamment avec la fonction primordiale de prise de pouvoir par l’Etat. Leur but n’est pas de vouloir, pour être concret, immédiatement la suppression de la propriété privée, mais d’abord d’accepter cette composante pour se battre contre des sujets plus primordiaux dans le contexte présent, comme l’austérité européenne : on juge la radicalité d’une doctrine à sa toile de fond, et non en rapport à des idées préétablies. Ramzig keucheyan est de ce point de vue un illustre interprète de ces penseurs là. Il a écrit une synthèse des mouvements de contestation intitulée, « Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques[20] », dans laquelle il montre l’impasse pratique de certaines conceptions politiques ne prenant pas acte des ces nouvelles réflexions marxistes.

Comme on peur le voir à travers leurs publications, les sujets abordés ici correspondent souvent à de vrai problème politique. On remarquera le texte sous la direction de Cedrid Durand, « en finir avec l’Europe »[21] qui a le mérite de poser des questions brulantes. Dans ces milieux là une figure émerge particulièrement, en la personne de Stathis kouvelakis, rare singularité à mettre en avant des vrais moments de lucidité : « L’UE est une incarnation de cet internationalisme du capital. C’est un espace politique dont les classes populaires sont exclues. Par le passé, des nuances ont pu exister au sein des élites européennes concernant le type de dynamique économique et de régime politique à développer. Depuis, la relance du projet européen, avec l’acte unique de 1986, le néolibéralisme règne sans partage. L’UE tend, depuis ses origines, à échapper au contrôle populaire. »[22]Représentant la perspective la plus cohérente, il est à coup sûr, le plus brillant et le plus engagé, ce qui lui permet de se dégager comme la référence légitime en publiant des tribunes régulièrement dans tous les médias. On notera aussi des personnalités intéressantes comme François Ruffin autant avec son journal FAKIR, rare instrument d’analyse de gauche aujourd’hui, qu’avec son ouvrage intitulé, « Faut-il bruler Bruxelles ? ». C’est ici, avec F.Lordon par ailleurs, que l’on trouve la vision critique la plus radicale contre les institutions européennes, véritables courroies de transmission de la logique néolibérale. Ces deux derniers auteurs n’appartiennent pas directement à ce groupe là, mais le suivent sur bien des points.

Une des personnalités les plus influentes, et surement aussi, une des plus talentueuses, se trouve être un éminent géographe marxiste américain, en l’honneur de D.Harvey. Celui-ci a déployé une approche des plus novatrices en montrant le rapport que la logique du capital entretient avec les différents territoires de la planète, ce qui lui permet de mettre en évidence les transformations des villages, villes, métropoles, au gré des évolutions du monde marchand. Pour une fois, on sort d’une lecture strictement économiste. En plus de cela, il reprend à son compte une lecture de la fonction hégémoniste du capitalisme dans son livre « le nouvel impérialisme »[23] montrant le nécessaire développement du système d’accumulation par dépossession que nous subissons, mécanisme identifiable par le phénomène de la Dette qui thésaurise en dépossédant (logique financière) et non plus en produisant (logique du capitalisme industriel). Des nouveaux éléments, qui correspondent à des évolutions de nos sociétés, sont introduits dans les analyses, ce qui avouons le stimule intellectuellement par rapport aux élucubrations fantasmagoriques de la première gauche dite culturelle – plaçant la lutte au niveau symbolique et non plus politique.

A côté d’eux, remarquons qu’il y a aussi des figures tout à fait intéressantes, mais qui restent un peu comme des poissons volants. Ils ne sont pas immédiatement intégrés à ce vaste mouvement, mais ils le subliment d’une manière différente. En vérité, des personnalités comme A.Badiou, ayant une tribune régulière à Mediapart, et S.Zizek, faisant des conférences devant des salles combles comme une rock star, figurent à eux deux comme des véritables idoles-pop de la contestation. Intellectuellement autant différents qu’intéressants, ils déploient une forte maitrise dialectique. Cependant, on se rend vite compte qu’ils se rejoignent politiquement sur un appel incantatoire à la révolution, sous une forme d’une quête mystique quasi-religieuse, ce qui les rend absolument ridicules d’un point de vue pratique. En définitive, ce sont deux métaphysiciens qui, ayant beau raisonner de manière brillante, n’arrivent pas à toucher la réalité, et à trouver des solutions pertinentes. Ceci dit, là où Badiou reste fermé uniquement dans son système d’ « Idées pures », Zizek quant à lui, offre une vraie critique, des plus pertinentes, de notre postmodernité bien que ses conclusions ne soient pas à la hauteur de ses analyses.

Les gauches institutionnelles et radicales sont issus et se réclament de ces penseurs là. Syriza, contraction de « SynaspismósRizospastikís Aristerás » traduit par Coalition de la gauche radicale, pourrait être le grand représentant de cette nouvel esprit, comme on le voit, depuis sa naissance, à travers les intellectuels qui agissent directement de l’intérieur. La volonté, sous jacente, est de créer une nouvelle force de gauche (comme son nom l’indique) autant capable de réunir toutes les forces contestataires en luttes que de séparer radicalement de la droite. On trouve la même chose au Front de Gauche en france, et Di Linke (la gauche) en Allemagne possède les mêmes arrières pensés. Le programme de lutte contre l’austérité et non de sortie de l’euro, par exemple, est bien le résultat de ces analyses. Et puis, le présupposé internationaliste visible dans l’idée d’un dépassement des frontières, des identités, des nations est présent chez eux. Pour s’informer sur l’avancée de leurs recherches, on pourra fréquenter la revue en ligne Contretemps[24], qui est leur principale porte parole. En Europe seul le parti « Podemos » reste plus nuancé, car il est d’inspiration plus latine comme en témoigne la perte de la référence gauche/droite qu’il met en avant, et qui laisse place à une opposition plus réaliste entre la « caste » et le « peuple ». Là où les gauches européennes prennent leurs racines dans un renouvellement des lectures de Marx, en vérité la protestation espagnole réactive des liens qu’elle possède, de par son histoire, sa culture, avec l’Amérique latine ce qui fait d’elle une des principales introductrices des mouvements bolivariens en Europe.

Aujourd’hui pour la première fois, on propose une vision d’un marxisme clairement compris, dégager de ses faiblesses internes et surtout boussoles à venir des luttes anticapitalistes. Paradoxalement, c’est peut-être aussi une époque où le marxiste strict reste muet sur notre réalité immédiate. Car, que peut faire l’homme qui parlait de révolution prolétaire dans un monde où les rapports de classes ne sont plus clairement identifiables comme avant, où l’ouvrier uniquement exploitéstricto sensu n’existe plus, remplacé par un salarié à la fois exploité/exploiteur, où la société de consommation a modifiée le rapport à la plus value, où les nouvelles technologies, les médias de masse, changent constamment notre rapport à l’aliénation… On nous fait croire à la radicalité de cet auteur, mais en masquant souvent qu’il n’y a jamais eu précédemment une doctrine unifiée chez Marx, autant dans ses textes personnels que chez ses lecteurs. Pour finir, de manière générale, on peut dire que ces deux gauches là ont toujours fait le jeu du capitalisme historiquement, comme l’ambigüité des textes de Marx n’a jamais réussi à se séparer définitivement de la logique du capital. Elles ne comprennent le monde qu’à parti d’un prisme uniquement théorique, ce qui leur fait perdre de vue des réalités nouvelles et souvent en contradiction avec la doctrine en elle-même. En soi, le problème n’a jamais été Marx, mais ces prétendus marxistes qui finissent toujours par en faire un évangile et terminent comme des fidèles à réciter des mantras.

Néo-stalinisme

Différents événements ont réduit à néant l’espoir que le monde communiste établi à l’Est donnait au monde. De Soljenitsyne à travers son livre «  l’archipel du goulag »[25], au courant antitotalitaire qui associait facilement le communisme et le fascisme comme deux régimes identiquement totalitaire, en passant par les découvertes établies définitivement après la chute du mur de Berlin (camp de travail, goulag, etc…), tout cela a laissé sans voix les défenseurs de ce socialisme à l’ancienne. De plus, la Guerre Froide, et la lutte culturelle que menaient les Etats-Unis contre leur rival soviétique n’a pas servi à rendre aisé ce sujet. De nos jours, la réouverture de l’historiographie russe reste encore très marginale, mais il est indéniable qu’elle a toute sa légitimité.

L’intellectuel de référence de ce milieu-là demeure certainement Lénine. L’originalité de ses analyses se décompose en deux temps. D’un coté, il y a l’œuvre qui anime de l’intérieur ce mouvement reste sans aucun doute « Impérialisme, stade suprême du capitalisme [26]». Affirmant que le capitalisme parvenu à un certain stade en arrive, nécessairement, à créer des monopoles, ces derniers en viennent, par la suite, à se concurrencer, ce qui produit, enfin, des luttes au sein même de l’oligarchie dans le but de conquérir des territoires et encore plus de pouvoir exclusif. Cette grille d’analyse explique remarquablement, avouons-le, les différentes conquêtes coloniales qui eurent lieu au 19eme siècle. Notamment, le partage de l’Afrique entre les pays européens. D’un autre coté, en complément à cet ouvrage fondateur, la solution qu’il apporte est développée dans son texte « Que faire ? »[27], dans lequel il explique que pour lutter contre cet empire qui est censé structurer nos vies, seule la prise de pouvoir par l’Etat est légitime. Cet ajout marque un réel apport à la conception orthodoxe du marxisme, qui par sa vision purement mécaniste de l’histoire, se dispense de vouloir d’intervenir particulièrement dans celle-ci. Ici, on remet en question l’idée selon laquelle il faut absolument que les conditions objectives soient favorables pour faire la révolution. C’est en ce sens que l’on parlera de « marxisme-léninisme » : on récupère la théorie matérialiste de l’histoire, des rapports de production de Marx, et on ajoute la logique impérialiste et en plus l’intérêt de l’intervention de l’État pour modifier ces structures.

Encore très peu de gens savent que Lénine n’était pas juste un homme politique, mais aussi un grand théoricien, comme le prouve son immense œuvre et ses filiations notamment avec sa disciple R. Luxembourg. Son ouvrage, par exemple, comme « Matérialisme et empirico-criticisme » s’inscrit au cœur de controverses philosophiques qui anime encore la scène intellectuelle contemporaine. Ce texte réfute, à lui tout seul, tous les traditions empiristes, pragmatiques et analytiques et leurs variantes qui tendent à devenir la pensée officielle de nos universités. En montrant qu’on ne peut concevoir la réalité qu’à partir de l’expérience, puisque celle-ci est toujours déjà construite par des rapports de classes, ce dernier entendait montrer que l’empirisme était la pensée adéquate à la pensée bourgeoise. De Bergson à W. James on discute ce que nous prenons, aujourd’hui, pour une évidence. On peut voir aussi chez Staline l’auteur d’un corpus théorique non négligeable. Au début du siècle, il n’y avait pas de distinction entre un homme de terrain et un homme d’idée, séparation qui marque, au passage, un tournant radical dans notre vision de la politique.

Cette gauche que l’on pourrait qualifier de néo-stalinienne, en supposant que Staline a accompli un travail déjà commencé par Lénine, se démarque assez radicalement des autres, en ancrant son discours dans une réalité historique précise. Elle affirme l’Etat, l’anti-impérialisme, mais refuse les États-nations afin de se fixer comme but la sortie définitive de la logique du marché. Elle considère la suppression de la propriété privée comme un élément central, ce qui fait que la défense de la nation et la régulation de l’économie par une autorité législative restent, selon elle, des caractéristiques du capitalisme à l’ancienne. Au même titre que Lénine dénonçait déjà la défense de la nation comme un « chauvinisme bourgeois », pour elle, les questions culturelles sont mises totalement de côté, refus qui provient d’une lecture purement matérialiste de l’histoire, et jamais à la fois spirituelle et matérielle, symbolique et physique. Politiquement, aujourd’hui, un parti représente ces intérêts-là, le PRCF, parti de refondation du communiste français. Il est présidé par G.Gastaud, auteur de différents ouvrages, dont Marxisme et universalisme, tout à fait stimulant. Ce rassemblement se propose de sortir de l’Europe, de l’euro, de l’OTAN et eux en plus, du capitalisme ce qui, en face du programme de nos autres camarades, parait pour une fois radical. Ici, G.Marchais fait figure de grand homme politique, alors qu’il est absolument honni par les autres. Détail qui en dit long sur l’inconscient des autres gauches.

Se réunissant souvent à la Libraire des Tropiques à Paris, on peut voir émerger différentes figures. Tout particulièrement, Annie Lacroix Riz, qui avec ses études sur l’oligarchie de l’entre-deux-guerres, ses différentes préfaces, est devenue à elle seule la grande représentante de ce milieu. Historienne de formation, elle s’efforce à remettre sur pied l’histoire réelle de l’expérience du communiste en Russie. Elle dénonce, entre autres, l’implication de la Synarchie, élite bourgeoise composée d’industriels et des banquiers, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle critique très rigoureusement les bases de la construction européenne qu’elle met en relation avec la volonté américaine de nuire à la menace soviétique. Ses interventions sont capitales pour les tenants de cette ligne politique. De même, une personnalité importante en tant que directeur et fondateur des éditions Delga, Aymeric Monville s’est fait remarquer par quelques essais pertinents sur l’évolution de la gauche. Disciple de M.Clouscard, il continue cette même critique en dénonçant la dérive « libertaire » via le prisme de l’évolution de la société industrielle vers une société permissive pour consommation, répressive pour la production.  Tout est permis (d’un point du vue de mœurs, des idées), mais rien n’est possible (du point des améliorations pour les travailleurs/producteurs). Cet auteur, trop injustement méconnu, est un des premiers à parler de conception « libéral-libertaire » du capitalisme contemporain et même à être allé jusqu’à développer la nouvelle manière dont le désir et la séduction se déploient dans notre nouvelle vie quotidienne. Tous ces thèmes sont déjà à l’opposé de nos deux premières conceptions de la gauche contemporaine, lesquelles demeurent aveugles au mécanisme de récupération du désir qui, pour eux, est fondamentale dans la contestation. On trouvera à la suite des auteurs comme D. Pagani et F.Negroni, autres disciples de Clouscard, qui animent des conférences dans le but faire connaitre sa pensée.

Les Editions Delga représentent leur plus grand moyen diffusion. Elles éditent toute une série de texte en sécession avec les deux autres versants de la gauche contemporaine et représentent à chaque fois un intérêt réel pour les questions brulantes. On note ainsi celui de Geoffrey Roberts « les guerres de Staline » qui est certainement une des références les plus importantes actuellement dans ce paysage. Il entend rétablir une lecture de l’histoire soviétique indépendante de l’historiographie classique, à propos d’un sujet éminemment capital que sont les différentes guerres qu’y opposèrent l’Allemagne et la Russie. Ce dernier étant tellement à contre-courant qu’il y a même eu une polémique[28] autour de question de censure à l’université Paris 1. Dans le même sens, une œuvre capitale intitulée, « Khrouchtchev a menti »[29] de Grover Furr pointe du doigt le fait que le procès qui a été fait à Staline et tous les crimes qui lui ont été imputés étaient en réalité basés sur de faux témoignages. Ou encore deux ouvrages plus contemporains qui osent aborder des sujets que les deux autres camps n’osent pas entrevoir, à savoir l’instrumentalisation américaine à des fins géopolitiques. A cet effet, « Tuer une nation. L’assassinat de la Yougoslavie »[30] de Michael Parenti et « Ukraine, le coup d’Etat »[31] de Stephen Lendman marquent un réel effort d’élargissement de la perspective dominante chez les autres représentants de gauches. Il va de même pour les livres de D.Losurdo, grand marxiste italien, rare représentant de la ligne marxiste-léniniste en Europe ; ses ouvrages sur le libéralisme, la novlangue américaine, demeurent des livres tout à fait passionnants.

On peut remarquer à travers cette classification que plus la gauche est connue, moins elle est dérangeante. Cette troisième ligne politique est peut-être de toute la plus intéressante. Mais d’un point de vue politique, elle reste absolument marginale. Le néo-stalinisme consiste à rétablir une lecture alternative de notre conception des phénomènes communistes à l’Est au cours du 20eme siècle. Théoriquement, on peut remarquer aussi que bien que Lénine ait anticipé à travers sa notion d’impérialisme la mondialisation économique, il ne pouvait voir toutes les évolutions culturelles, identitaires, technologiques, géographiques, naturelles que tout cela allait apporter. Il ne pouvait, en plus, prédire internet, qui modifie notre rapport au monde, ni la pollution, ni l’éclatement des tissus culturels. Fils de son époque, il a vu loin, mais pas assez pour anticiper notre devenir. Mais ceci étant dit, ce courant reste affligé de la plus grosse erreur de Marx qui consiste à croire que l’histoire est le résultat de la lutte de classes. En vérité, cette dernière est le produit des cultures, des intérêts différents, des identités hétérogènes. Les rapports marchants n’interviennent que très rarement. On ne peut expliquer les différentes luttes religieuses par de simples conflits économiques, mais par la volonté proprement humaine de s’incarner dans le monde. Au fond, cette gauche ne veut pas dépasser la grille de lecture marxiste ce qui l’a conduit à interpréter des événements actuels avec un schéma obsolète. Notons aussi, que beaucoup des thèmes abordés par ce mouvement sont traités par ce journal capital qu’est le Monde diplomatique. Ce dernier se situerait à mi-chemin entre notre deuxième gauche et celle-ci. Il aborde en plus des thèmes comme ceux de la manipulation de l’information, des médias par S.halimi, objet absolument occulté de tous les autres, comme si cela n’était pas vraiment important.

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Mondialisation et anticapitalisme

Que pouvons-nous tirer, en prenant nos distances, de toutes ces analyses? Qu’à l’évidence, et en dépit de leurs hétérogénéités, ces courants se rejoignent au moins sur des grandes lignes politiques. Ils s’accordent tous sur la lutte contre le système d’économie capitaliste, ou sur certaine défense des avancées sociétales bien que celles-ci ne sont pas mises sur le même plan par toutes ces organisations, ainsi que sur une certaine vision du progrès supposée dépasser les archaïsmes d’antan. De même rejettent-ils tous la religion du côté de la superstition, et les questions culturelles et ethniques comme des invariants de l’épistémê de « droite », celles-ci n’étant pour eux que le reflet de structures économiques plus fondamentales. Ces accords implicites annoncent une vérité qui leur reste inconnue. En toute objectivité, ce qui les structure de manière inconsciente, c’est leur grande incompréhension d’un phénomène que l’on nomme mondialisation, entendue comme ce qui tend à généraliser les échanges entre les différents territoires de la planète[32]. L’erreur de tous ces penseurs est de ne pas n’assimiler pas que toutes les interrogations qu’ils se posent rencontre nécessairement ce processus plus global. Ils ne veulent réfléchir qu’à partir du schéma marxiste qui oppose l’économie aux autres domaines de la vie sociale, sans penser l’intrication plus nuancée que ces sphères effectuent entre elles. Or, aujourd’hui, l’éclatement de cette représentation devient de plus en plus certaine, du moins visible dans le débat public, car les quarante dernières années ont accéléré sa marche. Du plan Marshall au TAFTA qui se négocie en ce moment même, de l’apparition de la société de consommation à l’hégémonie Américaine, du développement des guerres d’ingérences à l’instrumentalisation des droits de l’homme, d’internet à la destruction des environnements et de certaines cultures, et plus encore la financiarisation qui a pris le devant sur l’industrialisation, modifiant de fond en comble notre rapport au capital, tout cela a favorisé l’uniformatisation de la planète.

On peut se rappeler que lorsque qu’un ministre a voulu lancer un débat sur l’ « identité nationale » toute la gauche s’est réunie comme au catéchisme pour nier de manière brutale la controverse. Selon elle, cette question ne pouvait être vue que dans le sens d’une stigmatisation d’une certaine partie de la population qui ne serait pas bien acceptée dans ce pays. Pourtant, c’est certainement le sens inverse de cette réponse qui aurait dû être mis en exergue par les esprits les plus lucides de notre époque. Car, il fallait avant tout replaçait le problème dans son contexte, en montrant qu’à l’heure des villes mondiales, où toutes les cultures se croisent sans se parler, il est peut être important de se demander ce qui fait encore souche, lien, chez les gens qui habitent ce même lieu qu’on appelle la France. Qui sommes-nous ? Où habitons-nous ? Quelles valeurs avons-nous ? Dans un monde où du jour au lendemain tout se modifie, avons le droit d’interroger ce flux perpétuel ? Si ces questions ont toute leur légitimité, ce n’est point pour exclure quiconque, bien au contraire, c’est dans le but d’affirmer la possibilité d’un droit à une différence face à l’indifférence de cette marche en avant de la massification indéterminée de l’humanité – différence qui permet, in fine, de s’ouvrir par la suite au monde. On voudrait nous faire croire que le mouvement permanent est une norme absolue. Or, pour qu’il y ait changement, il faut qu’il y ait fixation à un moment ou un autre, puis dépassement, sinon ce n’est pas une variation, c’est de la destruction réciproque. L’identité, en ce sens, est à la fois ce qui reste après une transformation et ce qui la permet, donc réduire cette question en disant simplement « tout change tout le temps » (hypothèse constructiviste), comme ceux qui veulent s’opposer à cette problématique, ne répond à ses prémisses. Cela consiste ni plus ni moins qu’à la nier. Un arbre, pour prendre une image, qui perd ses feuilles est à la fois le même et l’autre. Le Même puisqu’il conserve son squelette, mais Autre parce qu’il a perdu un partie de lui-même. Ici, à travers le passage d’un état à un autre, nous constatons l’apparition d’un changement. Mais, si on supprime son tronc et ses feuilles totalement alors il est détruit définitivement. Le même schéma peut être appliqué pour les civilisations. Si, du jour au lendemain, des zones urbaines (banlieues françaises) perdent toute référence avec ce qui les précède alors ce n’est plus du mélange, mais de l’annihilation, pure et simple, de coutume, d’altérité. De cette manière si, par exemple, nous considérons que cette globalisation tend à réduire la diversité culturelle, par l’accélération des flux humains, nous aurons tendance à vouloir en préserver sa nature, ce qui ne nous conduira pas à devenir un homme de « droite », mais à simplement prendre en compte une certaine résistance face à un rouleau compresseur qui nivelle tous les êtres humains sur cette terre. Dans la réalité immédiate, on peut dire que défendre la chrétienté de l’Europe, c’est défendre le droit aux Européens d’avoir une singularité qui ne correspond pas à un monde où tout serait identique, uniforme, interchangeable à l’infini et cela n’a rien à voir avec l’idée de rétablir de manière « réactionnaire » un monde ancien.

Rien n’est plus exemplaire que les centres commerciaux, qui envahissent le monde, pour montrer la conséquence immédiate de ce phénomène mondialiste : des bâtiments absolument uniformes pour des activités toutes similaires ne reflétant aucune particularité ni culturelle, ni singulière, ni aucun ancrage historique. Ce sont des lieux en activité permanente, mais où ils ne s’y passent à proprement parlé rien d’humain, de mémorable – aucune inscription, trace, n’en ressortira. Que vous soyez dans une boutique ou un hôtel, en France, en Inde ou en Alaska, vous êtes toujours dans le même milieu, un monde qui se ressemble à l’infini. Cette fonction des grandes surfaces pourrait s’élargir, de nos jours, à tous les éléments qui structurent notre société, que cela soit les lieux de savoirs (université), les lieux politiques (institutions) ou les lieux d’histoires (monuments) qui commencent à entrer dans ce schéma, en ressemblant tous les jours d’avantages à des supermarchés pour touristes ou clients. Il va sans dire qu’il en est de même pour des activités plus spécifiques comme se nourrir avec tous ces différents produits surchauffés consommables n’importe où, avec les rapports entres hommes et toutes ces codifications supranationales qui envahissent nos vies, ou encore la sexualité avec la pornographie qui s’institutionnalise comme norme dans tous les pays, et aussi avec la moralité et les valeurs qui appartiennent à un même moule libéral /libertaire. Tous ces phénomènes tendant à devenir semblables de Paris, à Honk kong en passant de Caracas à New Dehli ou Dakar, ce qui nous fait dire que nous sommes tous désormais des êtres qui vivent à l’intérieur d’une culture mondiale. Mais de la même manière qu’un croyant ne peut pas admettre qu’il a foi en un dieu, puisque pour lui, ces choses sont réellement structurantes, nous avons infiniment de mal à percevoir nos activités à l’échelle du monde. Pour la première fois de l’histoire des institutions, ne véhiculant plus aucune histoire, ni racine, plus aucune différence entre elles, ont commencé à s’implanter autour de nous sans que cela ne pose aucun problème. On ne compte plus aujourd’hui les moyens qui permettent la facilité des échanges (internet, téléphone portable) et des transports qui accélèrent cette globalisation. A l’heure actuelle, en vérité, toutes ces pratiques sont tellement déjà devenues inconscientes que l’on arrive plus à en dégager la signification. Le but, de celles-ci, est de toujours ramener l’autre à soi et jamais de voir dans l’autre un autre soi. Il est bien vu d’avoir des amis chinois non pas pour s’intéresser à la différence qui nous sépare, mais pour asseoir une particularité de notre individualité personnelle.

Mais une fois admis cela, nous observons qu’il est étonnant que les groupes qui animent la contestation d’aujourd’hui conservent en permanence une binarité absolue dans leurs analyses (gauche = bien et droite = mal) suivi autant par un sectarisme et un entre-soi qui en découle. Se voyant comme un bloc uni, ils ne peuvent donc percevoir leur adversaire que de manière homogène, sans différence interne. Leur leitmotiv est : « Nous la gauche, quelque soit nos divergences, nous nous opposons à la droite qui seraient censée être l’exact inverse ». Mélangeant De Gaulle, Bonaparte, Barres, Maurras comme s’il n’y avait des particularités chez chaque auteur, ils amalgament toutes ces idées d’enracinement et de nation, issues de ces penseurs, comme des concepts repoussoirs. C’est un peu comme si on mélangeait Marx, Proudhon, Staline et Mao, pour dire que tout ça est « potentiellement néfaste » seulement en raison des filiations qu’il y a entre eux. Historiquement cette opposition irréductible, qui structure le débat intellectuel présent, est le fruit de la révolution française. Elle a traversé jusqu’à aujourd’hui toutes les époques en séparant le paysage politique selon des idéologies abstraites et non en rapport des actes réels. Combien, par exemple, de catholiques ont passés leur vie à défendre des pauvres et combien de bobos des villes ont-ils juste une seule fois pensé à autre chose qu’à eux-mêmes en insultant des miséreux. Ces deux catégories sont, pour autant, bien stigmatisées dans notre système politique : les organisations catholiques sont, en France, toutes à droite et les bobos des villes absolument tous à gauche. Rattrapés par la réalité, même nos amis sincèrement anticapitalistes préfèrent ne pas lutter contre la Gpa que de s’associer à un mouvement religieux qui tenterait de s’y opposer. Mais poussons l’analyse hors de nos frontières : peut-on imaginer, par exemple, en France un R.Corréa à la tête de notre pays, autrement que comme un terrible homme d’« extrême droite », étant président de l’équateur, anticapitaliste, catholique, patriote, opposé au « mariage pour tous » ? De même, serait-il possible d’entendre un dirigeant de gauche allait l’ONU crier la « patrie ou la mort » comme l’a fait le Che Guevara à propos de l’embargo que les américains voulaient faire subir à Cuba ? Aussi, pourrait-on écouter un discours H. Chavez ou d’E.Morales sans les suspecter d’être des « réactionnaires », privilégiant plus le développement matériel et l’accès au soin pour tous que la parité homme/femme ? En vérité ces différences sont poreuses et l’Amérique Latine a su nous le montrer, vu que son histoire révolutionnaire n’est pas fondée sur les distinctions issues des événements de 1789, ce qui lui a permis de ne pas mettre en opposition des choses qui n’avaient pas lieu de l’être, comme les défenseurs de la religion à droite, et les athées à gauche, séparation factice qui s’inverse très facilement dans nos archives de la protestation. De ce point de vue, il est plus important de savoir contre qui on s’oppose que de se demander comment ou avec qui on lutte. La fin est plus importante que les moyens. Cette confusion est tellement présente dans tous ces milieux de gauche qu’elle empoissonne toutes les initiatives contestataires on mettant plus en avant les « mauvaises fréquentations » et en oubliant les problèmes principaux. On ne reproche pas à E. Chouard par exemple son idée de démocratie par tirage au sort (au demeurant critiquable), mais ses relations intellectuelles. Lui-même refusant d’admettre par principe que la gauche dit toujours la vérité et que la droite est toujours mauvaise, il se rend coupable d’une suite de procès interminables en « mal pensance ».

En vérité le capitalisme, tellement décrié par ces mandarins de la révolte sociale n’est que l’épiphénomène du processus, encore plus dangereux, celui de l’uniformisation complète du monde. Il n’est que l’élément le plus visible d’un problème plus vaste. Pour dépasser cette conception simpliste, on peut dire que la manière la plus précise de définir ce système, pour une doctrine qui tend à tout penser à partir du prisme de l’économie, c’est de le caractériser comme étant celui du règne de la quantité sur la qualité[33]. Soit, l’affrontement du monde de la valeur (marchandisation des tous les domaines de la vie, culturelle, naturelle, sexuelle, biologique) contre le monde des valeurs (humaines, historiques, éthiques, traditionnelles). Autrement dit, de la détermination, limitation (qualitative) contre l’illimitation et l’indétermination (quantitative) ou encore la lutte de l’imaginaire du nombre, de l’abstrait, et du domaine de l’incalculable, de l’inestimable et du concret. En substance, l’effacement de toutes les frontières qu’elles soient symboliques, économiques, anthropologiques (que cela soit celle de la peau avec l’humanité Cyborg aujourd’hui), naturelles, ou géographiques est absolument au cœur de ce monstre froid terrifiant dans la perspective de former un magma informe, prénatal, purement malléable indéfiniment. Une fois que nos élites au grand cœur auront compris que la société de marché n’est pas qu’un phénomène économique (erreur commune aux communistes et aux libéraux), mais que c’est aussi et avant tout un processus qui, intrinsèquement, vise à tout unifier, à rendre toute chose vide, sans qualité, à travers des cadres institutionnelles communs, on pourra avancer en efficacité critique. Tant que cette vision dominera, des questions essentielles resteront à jamais taboues, comme celles des frontières, du protectionnisme étatique, des identités collectives, des migrations incessantes et du déracinement perpétuel qui en découle. Z.Bauman est peut être le sociologue qui à le mieux décrit notre expérience quotidienne de la réalité. Nous sommes contraints de vivre dans un univers où plus rien de stable, de fixe, de durable ne peut s’instituer. Et cela, autant dans nos institutions, que dans nos relations humaines et peut être encore plus au sein de nos représentations. Cette situation est ce qu’il nomme « la vie liquide » qui, de nos jours, à tendance à presque devenir gazeuse. Plus aucune transcendance, non pas conçue au sens d’une vision religieuse, mais juste dans la perspective d’une position de surplomb, d’une verticalité structurante, d’une hiérarchie légitime n’est possible. Comme le dit M.Gauchet, la « norme anti-normative »[34] semble animer tous les domaines de notre vie, que cela soit en art, en société, ou encore dans nos travaux intellectuels. Ce n’est pas un hasard si en face à notre quotidien nous avons le sentiment qu’il n’y a plus de limite à rien, ni en l’homme, ni au monde, ni à la nature, etc.

Un jour verrons-nous éclater ce phénomène ? C’est l’avis d’Hervé Juvin qui note dans son livre « Le renversement du monde: Politique de la crise »[35] que nous assistons actuellement non pas à une simple crise classique de l’économie, mais à une des premières crises de la mondialisation, comme en témoigne les différentes tensions qui apparaissent dans tous les domaines de la vie sociale. Au-delà de cette observation, son œuvre nous offre certainement une des meilleures compréhensions de notre situation mondiale. Ses trois ouvrages fondamentaux, « l’avènement du corps », « produire le monde , et « la grande séparation », analysent en profondeur les grands basculements qui viennent. Il s’efforce de répondre aux grandes problématiques de notre présent immédiat, en interrogeant d’une part la manière dont le corps est apparu dans nos sociétés comme l’unique absolu de nos vies quotidiennes ; ensuite, sa réflexion pointera du doigt le défi actuel de l’épuisement de nos ressources, ce qui, selon lui, nous conduira automatiquement à devoir produire le monde dans lequel nous vivons, jusqu’aux éléments les plus essentiels comme l’air, l’eau, la terre, et qui aboutit à devoir penser dès à présent un changement de paradigme vital ; et enfin et par conséquent aussi, il s’agit finalement de mettre en perspective cette destruction de la diversité humaine qui est en cours et qui, certainement, est l’enjeu le plus crucial de notre époque. Sous l’effet de la pression de cette mobilité permanente d’échange constant, nous assistons en définitive à une remise en compte des fondamentaux anthropologiques qui consiste à faire éclore une société sur la séparation d’un « nous » et d’un « eux » critère de différenciation, de richesse, de complexité du monde. C’est, pour cette raison, que ses recherches aboutiront à son dernier livre «  le mur de l’ouest n’est pas tombé »[36] posant toutes les questions relatives à cette nouvelle condition humaine. Notre dépendance envers le monde de l’Oncle Sam est, de nos jours, surtout culturelle. Contre cela, il faudra, dans le futur, retrouver la force de se dire Français, affirmant notre singularité sur le monde. Il s’agira pour nous d’affronter notre temps qui se représente ses origines, son identité, comme une insulte, une honte, et un tabou, et qui fait rendre préférable, pour l’ensemble de population, autant le déni et l’abandon de soi que la perte de ses gouts singulier dans le but de se noyer dans la culture monde, métissée, pacifié, toute droite sortie du soft power américain. Bientôt, il sera nécessaire, nous mettre à assumer l’idée qui consiste dire que se distinguer, se particulariser, est l’essence même de la vie, condition minimale pour donner aux autres une richesse, une altérité. La contradiction logique entre la défense de la diversité et celle du métissage devra dans l’avenir refaire surface, car il ne peut y avoir de différence entre des individus si ces mêmes personnes sont toutes mélangées indifféremment. Les divisions culturelles devront réapparaitre comme une libération de la surabondance du monde, car être français, anglais, chinois, congolais et non autres choses est avant tout le plus grand don que nous pouvons faire aux autres : voilà la question qui annoncera la révolution des temps prochains face à notre mondialisation.

Somme toute, ce que tous ces intellectuels de « gauche » ne peuvent pas voir, c’est le phénomène d’homogénéisation qui a envahi la terre entière. En le niant, ils refusent de fait toutes les questions qui sont relatives à sa compréhension et à son dépassement. La gauche européenne est née dans un monde fermé, clôturé et oppressé par une classe dominante locale. A l’heure actuelle, moment où la globalisation n’a jamais été aussi forte, elle perd tout son sens puisque les cadres qui structurent nos sociétés ont tous évolués. C’est pour cette raison, qu’un jour il faudra actualiser une critique du système au-delà de ses fondements historiques. Les questions de l’immigration, de l’identité, de la nation, taboues absolues de toutes les variantes de gauche, seront obligées d’être posés un jour où l’autre, non pas pour la survie de la protestation officielle, mais pour celle de l’humanité. C’est un truisme de dire que l’on ne peut lutter que contre ce qu’on croit être notre ennemi. Or aujourd’hui, l’adversaire étant tellement mal identifié, le véritable le problème est que cela rend dans la réalité toutes les luttes disparates, et les résultats quasi nuls. Si la gauche ne modifie pas certaines de ses orientations théoriques, c’est le réel qui sera obligé de le faire pour elle. Notre vision Dé-mondialiste, quant à nous, n’a pas encore de réponse politique précise, mais l’histoire sera surement obligée d’en trouver une.

[1]Voir l’ouvrage de J.Bricmont, la république des censeurs, Herne, 2014

[2] Lénine, Gauchisme, maladie infantile du communisme , Editions Des Langues Etrangers,1970

[3] G.Deleuze et G.Guattari, l’Anti-Œdipe, Editions de Minuit, 1972

[4] Cf. http://1libertaire.free.fr/IntroVieNonfFasciste.html

[5]Eric Fassin, gauche : l’avenir d’une illusion, Textuel, 2014

[6] Aveu de Nicolas Offenstadt  https://www.youtube.com/watch?v=-Eokttsr_jU

[7]  Édouard Louis, Pour en finir avec Eddy bellegueulle, Points, 2015

[8]  Gilles Silbertin Blanc. Conference.https://www.youtube.com/watch?v=JbwGs9YrD9E

[9] Ces penseurs ont toujours assumé une réelle fascination, bizarrement en apparence, pour le néolibéralisme comme en témoignent les derniers textes de Foucault. Mais au delà de cette attirance, il y a aussi un vrai ancrage intellectuel commun, puisqu’ils partagent la négation de toute forme de possibilité de valeur partagée au sein d’une communauté Cf. Hayek (la route de la servitude, PUF, p. 49) « les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus, il n’y a d’échelles de valeurs que partielles, échelles inévitablement diverses et souvent incompatibles »[9]. Citons aussi, du même auteur : « il faut laisser l’individu, à l’intérieur de limites déterminés, libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui, que dans ce domaines les fins de l’individu doivent être toutes puissantes et échapper à al dictature d’autrui. Reconnaitre l’individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l’essence de l’individualisme ». Cette négation de toute forme de lien entre l’individu et la communauté est une thèse aussi défendue par ce courant que nous présentons. La destruction de la famille, par exemple, est d’abord un objectif libéral avant d’être un objectif militant, car celle-ci est conçu une entrave à la circulation permanente des individus qui favorisent le flux des capitaux. En définitive, on ne conçoit ici dans les deux cas, la liberté qu’au sens d’une dé-liaison de, sa famille, son genre, son milieu sociale et non à partir d’une vision de celle-ci, au sens de se relier à, un corps social, famille etc. L’ambition sous jacente, est de prôner un homme détaché de toute ancrage sociale, traditionnelle, afin d’en faire un individu absolument affranchi de contraintes extérieures, un être qui se réinvente en permanence, que cela soit de son genre, son appartenance ethnique ou culturelle etc… ainsi que le prône J.Attali dans son livre « devenir soi ».

[10] Cf.S. Halimi. http://www.monde-diplomatique.fr/2013/06/HALIMI/49177

[11] « Je suis frappé depuis quelques années par l’opération de médicalisation systématique dont sont l’objet tous ceux qui ne pensent pas dans la juste ligne : on les taxe de phobie. Et personne n’ose seulement délégitimer cette expression en la problématisant (c’est-à-dire en disant ce que se devrait de dire à tout propos un intellectuel : qu’est ce que, au fait, ça signifie ?). Il y a maintenant des phobes pour tout, des homophobes, des gynophobes (encore appelés machistes ou sexistes), des europhobes, etc. Une phobie, c’est une névrose : est-ce qu’on va discuter, débattre, avec un névrosé au dernier degré ? Non, on va l’envoyer se faire soigner, on va le fourrer à l’asile, on va le mettre en cage. Dans la cage aux phobes. » Philippe MURAY, Exorcismes spirituels III, Les Belles Lettres 2002, p. 267

[12]http://www.liberation.fr/chroniques/2015/05/22/apprendre-a-separer-le-sexe-de-l-amour_1314754  « Le fait de se montrer incapable de séparer le sexe de l’amour favorise l’idée d’un couple passionnel, principale cause de l’instabilité conjugale que nous subissons. Faut-il rappeler les conséquences néfastes d’une telle conception ? Enfants malheureux, femmes appauvries, hommes suicidés et des océans de solitude. »

[13] G.Labica, Dictionnaire critique du marxisme[13], PUF, 1985

[14] d’Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : La politique dans la philosophie, Editions Demopolis, 2011

[15] F.Jameson, « Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif », ENSBA, 2011

[16]P.Anderson Les origines de la postmodernité », Les Prairies Ordinaires, 2010

[17] http://www.marxau21.fr/

[18] Sous la direction de Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo, Marx politique, La dispute, 2015

[19] Entretien remarquable dans la clarté de l’analyse. http://www.revue-ballast.fr/stathis-kouvelakis/

[20] Ramzig keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques,  Zones, 2013

[21] Cedrid Durand, en finir avec l’Europe, La Fabrique Editions, 2013

[22]CF.http://www.liberation.fr/politiques/2014/04/23/la-vraie-nature-de-l-internationalisme_1003162

[23] D.Harvey, le nouvel impérialisme, Les Prairies Ordinaires, 2010

[24] Cf. www.contretemps.eu/

[25] Soljenitsyne, l’archipel du goulag,  Seuil, 1974

[26] Lénine, « Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Le Temps des cerises, 2001

[27] Lénine, Que faire, Science Marxiste, 2009

[28]http://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/liberte-dexpression-paris-1-censure-un-ouvrage-pour-des-motifs-politiques/

[29] Grover Furr, Khrouchtchev a menti », Editions Delga, 2014

[30]Michael Parenti, « Tuer une nation. L’assassinat de la Yougoslavie », Editions Delga, 2014

[31] Stephen Lendman, Ukraine, le coup d’Etat », Editions Delga, 2014

[32]G.Ardinat, Comprendre la Mondialisation en 10 Leçons, Ellipses, 2014

[33]R.Debray, l’erreur de calcul, Cerf, 2014

[34] M.Gauchet « La démocratie contre elle-même« , Gallimard, 2002

[35] Hervé Juvin, Le renversement du monde: Politique de la crise, Gallimard, 2010

[36] Hervé Juvin, le mur de l’ouest n’est pas tombé, Pierre-Guillaume De roux, 2015

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