Friedrich Nietzsche et le problème du Nihilisme

Qu’est ce que le nihilisme? Le dictionnaire usuel désigne le nihilisme comme étant une doctrine d’après laquelle rien n’existe d’absolu – acception partiellement fondée puisque sa racine latine nihil signifie « rien », néant. Or à regarder de plus près l’histoire du mot; on constate que ce terme a pu être utilisé pour désigner des réalités extrêmement diverses, en fonction des époques et des aires culturelles. 

Mais c’est toutefois au XIXème siècle que cette notion se développe en tant que telle, mais dans une extension si importante qu’elle en arrive à désigner le tout et son contraire: idéalisme caractéristique des philosophies post-kantiennes pour les uns, (dans la manière de faire émaner le monde et les absolus du sujet); positivisme pour d’autres (dans son procédé de réduction du supérieur à l’inférieur et d’usage de la méthode scientifique à tout niveau); athéisme de par la négation de Dieu et de toutes les valeurs qui en découlent; il est employé aussi pour désigner une tendance psychologique (« une mortelle fatigue de vivre » comme la désigne le psychologue Paul Bourget), une doctrine révolutionnaire proche de l’anarchisme usant du terrorisme pour détruire l’ordre existant (le mouvement nihiliste russe), ou encore des tendances artistiques contemporaines tendant à produire des œuvres rompant avec la traditionnelle recherche du Beau. Ses domaines d’applications sont donc variés: philosophique, religieux, politique, artistique…Or une telle polysémie n’invalide t-elle pas l’usage même de cette notion?

En réalité, cette pluralité de sens n’est qu’anarchique en apparence et masque une unité originaire. Car si ce terme désigne des réalités si variées, c’est que peut-être ces réalités présentent des caractéristiques communes. Autrement dit, elles ne sont peut-être que l’expression d’une réalité plus profonde que le langage peine à signifier parce que encore trop dissimulée pour être exprimée. Une telle approche dynamique a été développée de façon approfondie par Nietzsche. Voyons la définition qu’il donne du nihilisme: Que signifie le nihilisme? Que les valeurs supérieures se dévaluent. Il manque le but; il manque la réponse à la question pourquoi1.

En quoi cette dévaluation de suprêmes valeurs constituent-elles le foyer originaire de cette « mortelle fatigue de vivre », du positivisme, ou encore du terrorisme anarchiste? Et comment comprendre une telle destitution?

Nihilisme et mort de Dieu

Le nihilisme est lié nous dit Nietzsche à un événement dont la connaissance n’a pas encore été portée à toutes les oreilles: la mort de Dieu. N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua un grand rire. S’est-il perdu comme un enfant ? dit l’un. Se cache-t-il ? A t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A t-il émigré ? Ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard. « Ou est allé Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons tué, … vous et moi ! C’est nous, nous tous, qui sommes ses assassins  Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? Ou va t-elle maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? loin de tous les soleils ? Ne tombons nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de coté, de tous côtés ? Est-il encore un en-haut, un en-bas ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas allumer dès le matin allumer des lanternes 2

De quoi s’agit-il? Nietzsche ne fait-il ici qu’imager le processus de désenchantement du monde lié au progrès de la science et se traduisant par le développement de l’athéisme dans les sociétés européennes sécularisées? Si tel est le cas, en quoi cette mort est-elle un si terrible événement? N’avions nous pas besoin d’en finir avec ce que les Lumières jugeaient des « superstitions » pour que l’humanité accède à une autonomie plus grande?

En réalité, cette mort de Dieu n’est pas une simple déclaration d’athéisme, mais bien l’écho d’un événement universel et radical qui affecte profondément le rapport de l’homme au monde. La mort de Dieu n’est pas seulement à entendre ici comme la faillite du christianisme; comme l’effondrement des dogmes qui lui étaient associés et à partir desquels procédaient une ontologie et une morale particulière ayant régi l’Occident depuis presque deux millénaires. Bien plus largement, la mort de Dieu signifie que notre monde sensible ne peut plus être compris à l’aune d’un monde supra-sensible (dont le christianisme n’a fait qu’ajouter une coloration il est vrai décisive) à partir duquel il trouvait justification; que les valeurs, les normes, et les fins qui se trouvaient en lui ont perdu le droit de régenter l’existence humaine… La mort de Dieu signifie la perte du fondement suprême de ce monde; cette cause ultime à partir de laquelle était justifié non seulement le fait que le réalité soit ( qu’il y ait quelque chose plutôt que rien), mais aussi que la réalité soit telle qu’elle est ( si un Dieu bon et miséricordieux l’a voulu, le Mal peut apparaître comme acceptable d’autant plus que des récompenses sont octroyées ultérieurement pour les souffrances vécues…) Autrement dit, cet étalon ultime sur lequel reposaient la connaissance de la réalité, comme notre pratique en son sein, n’est plus.

Dès lors le monde apparaît comme dépourvu de sens; l’homme découvre dans la consternation, la crainte et le tremblement que le monde dans lequel il vit est impie, immoral, « inhumain » pourrions-nous dire. Il ne lui reste que le sentiment de l’absurdité de l’existence, à laquelle succèdera rapidement une défiance à l’égard de ce monde sans Dieu devenu proprement invivable. Car avec la mort de Dieu disparaît en même temps l’ultime stratagème permettant à l’homme de se protéger contre les contradictions du devenir et la douleur de l’existence, par le recours à un monde fabulé niant le monde sensible (ce monde n’était pas le vrai monde mais un monde d’apparence). Ainsi toutes les valeurs le Bien, le Beau, le Vrai, qui trouvaient en Dieu leur suprême garant (aussi bien le dieu chrétien que le dieu des philosophes quelles que soient les figures qu’il ait revêtues…) ne peuvent plus se maintenir.

Est-ce à dire qu’il était préférable que Dieu demeure ou qu’il s’agirait de revenir en arrière pour ne plus subir les effets de cette errance? En réalité, la mort de Dieu ne signifie non pas l’apparition du nihilisme, mais bien la prise de conscience de sa présence au fondement même de ces valeurs. Car le nihilisme ne résulte pas directement de la destitution de ces valeurs; ce n’est qu’à l’occasion de celle-ci qu’il révèle sa présence au grand jour. Le nihilisme est déjà présent dans le fait d’ériger un monde supra-sensible. En effet, cet établissement d’un monde supra-sensible, qui trouve son origine dans l’enseignement de Socrate puis dans sa mise en forme dans la philosophie de Platon, constitue la première étape d’une œuvre visant à nier le monde sensible au profit d’un autre monde, plus stable, plus cohérent, plus sécurisant. Cette négation du monde sensible qui se réalise dans le platonisme, point de départ de la métaphysique occidentale qui préside désormais à nos destinées, opère ainsi un dédoublement du réel qui en constitue en même temps sa destitution. C’est la marque nous dit Nietzsche d’une certaine attitude devant la vie, déjà dans une certaine mesure déclinante, signe d’une volonté de puissance réactive ou décadente, tellement incapable de supporter ce monde chaotique soumis à un devenir incessant qu’elle va développer des stratégies visant à nier la vie elle-même pour mieux se maintenir. Le christianisme, « platonisme pour le peuple » nous dit Nietzsche, n’a fait que consolider cette œuvre de négation du monde sensible.

Or par le bais d’une étrange logique, la volonté de vérité, présente au sein du platonisme comme du christianisme, a contribué paradoxalement à destituer ces « arrière-mondes; le développement scientifique qui repose en dernière instance sur les présupposés métaphysiques élaborés dans la philosophie de Platon (préséance de la vérité, ontologie niant le monde sensible, lieu des apparences et du devenir, au nom d’un monde intelligible stable…) ayant invalidé tout un ensemble de préceptes pourtant fondateurs… (D’où l’ambivalence de Nietzsche à l’égard de la science: positive car critique; négative car ne poussant pas la critique à son terme…).

Mais parmi les forces que la morale développait était la véracité : celle-ci se tourne finalement contre la morale, découvre sa téléologie, son point de vue intéressé ; et maintenant agit tout comme un stimulant, l’évidence de ce long mensonge incarné que l’on désespère d’extraire de soi

Ainsi, la disparition de ce monde de fables rend donc le monde ici bas encore bien plus invivable, dans la mesure où désormais les réconforts sont perdus et les espoirs à jamais déçus … La perte de l’idéal nous met face à face avec un monde hostile et proprement intolérable, d’où ce sentiment diffus de mal-être, de nausées, de spleen, que les consciences romantiques vont si bien exprimer sans pour autant en expliquer la source profonde… Sentiments qui ne peuvent aller qu’en s’amplifiant avec le temps tant que les hommes n’auront pas accompli une véritable révolution existentielle. Cette mort de Dieu apparaît donc ambivalente en elle-même: elle peut être source de grands lendemains, puisque une interprétation négatrice de la vie s’est écroulée, comme de terribles tragédies selon la façon dont les hommes peuvent réagir à celle-là….

Nous devons désormais nous attendre à une longue suite, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruines et de bouleversements : qui pourrait en deviner assez dès aujourd’hui pour enseigner cette énorme logique, devenir le prophète de ces immenses terreurs, de ces ténèbres, de cette éclipse de soleil que la terre n’a sans doute encore jamais connue…3

Une révélation progressive

Or étrangement les hommes n’ont pas encore compris en quoi cet événement était inaugural de la période troublée dans laquelle entrait l’Europe.

Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir autrement : l’achèvement du nihilisme. Cette histoire peut être déjà contée : car la nécessité même est à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par cent signes, ce destin s’annonce partout ; pour cette musique de l’avenir touts les oreilles se sont déjà préparées. Notre civilisation européenne toute entière se meut déjà depuis longtemps sous la tension torturante qui croît de décade en décade, comme pour finir en catastrophe : inquiète, violente, précipitée : comme un courant qui veut en finir, qui ne réfléchit plus, qui craint de réfléchir4.

Les implications de la mort de Dieu n’ont donc pas été saisies pleinement. C’est au contraire à travers un ensemble de symptômes de plus en plus manifestes, se révélant à travers le temps, que les hommes vont saisir de façon existentielle ce que des visionnaires n’ont qu’imparfaitement évoqués… Car cette conscience du nihilisme ne peut émerger au grand jour qu’au fur et à mesure que celui-ci déploie sa logique ; à condition bien sûr de savoir déchiffrer les signes qui se présentent à un regard perspicace. Ces signes se manifestent dans l’espace et le temps particuliers sous des formes variées: sociales, politiques, psychologiques – ce qui se passe dans le monde n’étant que l’objectivation de l’esprit particulier régissant une collectivité humaine. Nietzsche relève à cet effet plusieurs étapes. Il a été le contemporain de quatre d’entre elles; la dernière n’étant que de l’ordre de la prophétie et donc de l’évocation…

Celui qui prend ici la parole n’a, au contraire, rien fait jusqu’à présent que de réfléchir : comme un philosophe et un ermite d’instinct qui trouva son avantage à l’écart, en marge, dans la patience, dans la temporisation, dans la retraite ; comme un esprit qui ose et qui cherche et qui s’est une fois déjà égaré à chaque labyrinthe du futur ; comme un oiseau prophète qui regarde en arrière quand il raconte ce qui viendra ; comme le premier nihiliste accompli d’Europe, mais qui, en lui-même, a déjà vécu jusqu’au bout le nihilisme même, qui l’a derrière lui, au-dessous de lui, hors de lui5

En réalité ces différents types ne sont absolument pas purs; bien au contraire ils s’interpénètrent les uns les autres et peuvent cohabiter ensemble, même si une logique de succession préside à leur apparition.

Evoquons brièvement ceux-ci. La première forme est ce que Nietzsche appelle pessimisme. Il correspond à ce sentiment si particulier d’absurdité de la vie, de malaise qu’on trouve présent dans les complaintes des poètes, écrivains, artistes romantiques et qui manifeste sa pleine expression conceptuelle dans l’œuvre de Schopenhauer.

On n’a pas compris ce qui pourtant doit être concrètement saisi : que le pessimisme n’est pas un problème mais un symptôme ; que son nom devrait être remplacé par celui de nihilisme ; que la question de savoir si le non-être est meilleur que l’être, est déjà elle-même une maladie, un signe de déclin, une idiosyncrasie. Le mouvement nihiliste n’est que l’expression d’une décadence physiologique6.

La deuxième est qualifiée de nihilisme incomplet. On prend acte de la mort de Dieu avec une certaine assurance; toutefois cette mort n’est pas complète. C’est la mort d’une figure mais non d’un système. On remplace les anciennes idoles par de nouvelles. Ainsi le positivisme, tel qu’il a été envisagé par Comte, est significatif de ce moment. Il y a conscience de la crise, mais non de l’origine de la crise, dans la mesure où celle-ci ne réside pas seulement dans la faillite de l’ancienne idole, mais dans l’érection même de l’idole. Le culte porté à la science, à l' »humanité », à la nation, est révélateur de ce procédé.

Le nihilisme incomplet, ses formes : nous vivons juste au milieu. Les tentatives pour s’opposer au nihilisme sans renverser les valeurs établies : produisent le contraire, aggravent le problème7

La troisième forme est le nihilisme passif. La « mortelle fatigue de vivre » se fait plus présente. Le besoin de narcotiques spirituels pour soulager le malaise se répand. Au XIXème la vogue du Bouddhisme, ou encore la multiplication de sectes diverses et variées reflètent cette conscience en proie aux malaises et en quête de réconfort…

Sa forme la plus célèbre étant le bouddhisme : comme nihilisme passif, comme signe de faiblesse : la force de l’esprit peut être lassée, épuisée au point que les valeurs actuelles et les buts poursuivis jusqu’à présent soient inappropriés et ne trouvent plus aucun crédit…

La quatrième forme est qualifiée de nihilisme correspond au nihilisme actif. Les narcotiques ne suffisent plus. Le monde si insoutenable doit désormais périr. En ce sens, la vague de terrorisme qui secouent l’Europe à la fin du XIXème, notamment à travers les nihilistes russes, illustre bien ce besoin de détruire l’ordre existant; même si pour certains nihilistes russes la destruction se fait au profit d’un ordre plus radieux. (d’où présence de positivisme chez certains). On pense par exemple Netchaïev qui, dans son catéchisme révolutionnaire énonce : « le but est toujours le même, détruire le plus rapidement et le plus possible cette ignominie qu’est l’ordre universel », sa seule pensée étant la destruction inexorable au moyen de la science qu’il étudie à cette seule fin, le règne du chaos originel. Il s’agit de se faire désormais Dieu à notre tour ; tout est permis et il faut aller jusqu’au bout. Nietzsche a bien saisi les risques d’un tel déploiement de forces incontrôlées, et là encore le danger est grand pour la culture européenne, car  ce type humain le plus malsain en Europe cherchera à : «  non pas s’éteindre passivement, mais faire que tout s’éteigne, tout ce qui est dénué à ce point de sens et de but : même si ce n’est qu’une convulsion, une fureur aveugle dans l’évidence que tout existe de toute éternité, même à ce moment de nihilisme et d’ardeur subversive8. »

Enfin la cinquième forme ultime est qualifiée de nihilisme extatique; forme la plus aboutie consistant à dépasser le nihilisme pour parvenir à une nouvelle forme d’humanité. Ce « surhomme », élite d’une humanité défunte, seul capable au moyen d’une volonté de puissance active de surmonter la mort de Dieu (et de relever le défi de l’éternel retour) en insufflant à ce monde un sens au moyen de nouvelles valeurs affirmatrices de la vie… Les différentes tentatives éprises de volontarisme nietzschéen comme le rappelle Heidegger (fascisme, national-socialisme) ne sont pas parvenues, à accomplir cette phase.

Surmonter le nihilisme aujourd’hui ? 

Par delà les élans prophétiques de Nietzsche, son actualité reste totale, à condition justement de savoir le réactualiser pour mieux le dépasser, car il est fort possible comme le rappelle Heidegger que la philosophie de Nietzsche elle-même constitue un moment clé dans l’approfondissement du nihilisme, mais en rien son remède.

Première confirmation du diagnostic nietzschéen: le besoin d’instaurer de nouvelles idoles, à la durée de vie toujours plus brève. Le développement de ces « religions séculières », telles que les a qualifiées Raymond Aron, montre bien que la place du Dieu défunt reste bel et bien présente sous le mode d’un manque à combler. Le nationalisme, le communisme, le national-socialisme, la religion actuelle des droits de l’homme apparaissent dès lors bien comme des substituts incapables de se maintenir, formes bâtardes de nihilisme incomplet de par la stratégie de substitution et de nihilisme actif dans le besoin de détruire pour s’implanter. L’échec des totalitarismes et le repli sur une forme douce, incarnée dans nos démocraties actuelles, ne doit pas nous faire oublier que le nihilisme poursuit son œuvre sous des formes constamment renouvelées. La Raison coupée de son suprême garant poursuit sa critique dissolvante, au point même de destituer ses propres œuvres et de s’invalider dans le règne des fins., aboutissant ainsi à ce relativisme ambiant, cette misère de la pensée où tout vaut tout, donc rien ne vaut rien… Elle n’exerce désormais son pouvoir que sous sa forme instrumentale, pur instrument de calcul permettant de parvenir à n’importe quelle fin, pourvu qu’on la reconnaisse comme bonne. Cette rationalité instrumentale qui correspond au règne de la technique comme l’a si bien vu Heidegger, poursuit son œuvre de dévastation de la terre derrière le visage du capitalisme marchand à travers lequel, pour reprendre l’idée du philosophe italien Vattimo, les valeurs d’usage se destituent au profit des valeurs d’échange…

Deuxième pertinence du diagnostic, consécutive à la première: le type de volonté de puissance à l’œuvre. Alors qu’une volonté de puissance active aurait été nécessaire pour surmonter ce défi (et donner un nouveau sens à ce monde désormais interprétable à l’infini…) les forces manquent. Bien plus, les hommes semblent se délecter dans ce monde de ruines, à partir desquelles nous ne pouvons plus rien reconstruire, sinon accroître un peu plus le champ de dévastation. La figure développée par Nietzsche « du dernier homme » conjurant ses angoisses existentielles à travers le consumérisme, illustre bien ce phénomène. La mort de Dieu n’est pour l’homme que l’occasion de s’adonner pleinement au moindre de ses désirs, sans entrave, avec pour finalité de parvenir à un petit bonheur mesquin mesurable à travers la quantité de plaisirs obtenus. Cette forme moderne de divertissement, au sens pascalien du terme, est particulièrement révélatrice du malaise de notre culture, où la quête « du pain et des jeux » constitue désormais notre seul horizon d’attente. Le plus grave est que ces mêmes narcotiques, lorsqu’ils ne suffisent plus, facilitent l’accès voire la conversion des consciences au « charme » de l’exotisme, lequel, dans le cadre de ce relativisme déplorable qui gangrène l’Europe, favorise l’implantation de conceptions extra européennes sur notre sol (comme le salafisme se nourrissant du reste du ressentiment éprouvé à l’encontre de notre propre culture ).

Malgré tout, sans forcément suivre entièrement l’interprétation de Heidegger selon lequel Nietzsche n’aurait fait que prolonger un peu plus le nihilisme, car représentant l’ultime visage de la métaphysique occidentale à travers cet ère de la technique où la puissance est recherchée pour se ressentir elle-même ( Nietzsche restant contrairement à ce qu’il croyait hautement déterminé par Platon, à tel point qu’il serait « le plus effréné des platoniciens »…), il convient de ne pas faire de Nietzsche un maître à penser qui nous dicterait des recettes pour triompher de ce suprême danger ( rappelons cette sentence: « si tu veux aller avec moi, va avec toi »…) En revanche, sa méthode généalogique pour le déchiffrage des symptômes dont souffre notre culture reste d’une grande acuité. Il s’agit ici et maintenant, compte-tenu de notre configuration spirituelle présente, d’évaluer les possibles qui s’ouvrent à nous, alors que le nihilisme n’en finit pas de poursuivre inexorablement sa logique à travers des formes parfois inattendues.

Alors que faire? Revenir en arrière? En appeler à la restauration d’une tradition? Mais laquelle? Comme Heidegger l’a souligné, toutes les tentatives pour restaurer un bon vieux temps, que ce soit à l’identique (délires réactionnaires des contre-révolutionnaires) ou sous un apparat autre tout en conservant le même fond (mythologie des lumières, du progrès etc.) est voué à l’échec. Aller de l’avant, mais où? Le constructivisme purement révolutionnaire ne peut générer que le chaos. Tenter un re-commencement, mais le peut-on, alors qu’un ensemble de déterminants historiques pèsent sur nous?

C’est en méditant à notre sens sur l’essence de notre culture que nous serons à même de comprendre l’évolution spirituelle de celle-ci comme les possibilités d’action qu’elle nous offre compte tenu de son stade de développement. Peut-être, comme l’affirme Spengler, que le nihilisme est simplement le « début de la fin »; notre culture comme bien d’autres avant elle, ayant épuisé ses possibilités de création et sombrant dans la civilisation, vestige inerte se contentant de gérer le legs matériel de l’esprit passé. Pourtant une différence est de taille: l’évolution spirituelle de notre culture européenne nous a permis de développer cette « conscience historique » qui n’a nul pendant ailleurs. Or cette conscience historique constitue pour nous une arme à double tranchant pourrait-on dire. D’une part elle relativise, puisque en contextualisant toute valeur elle les désabsolutise; mais d’un autre côté, en mettant en perspective l’évolution de notre culture avec d’autres, elle peut nous apporter une acuité particulière dans l’action, même si effectivement l’Histoire ne se répète pas deux fois et que des lois ne peuvent y être trouvées (sinon certaines régularités).

Autrement dit, c’est en usant des outils que notre configuration intellectuelle nous offre que nous serons à même de dépasser cette situation. Ainsi une méditation sur l’essence de notre culture, à travers son déploiement historique, est seule capable de nous apporter quelques points de repères dans cette errance sans fin; questionnement devant déboucher sur une prise de conscience de notre identité européenne (qu’est-ce qui fait que nous sommes européens et pas autre chose?), construction dynamique à travers le temps, donc réalité ouverte certes, qu’il s’agira non pas tant de préserver dans ce qu’elle a été, mais de veiller dans ce qu’elle sera. L’idée de surhomme pourrait peut-être être actualisée à ce niveau: une élite d’avant-garde dotée d’un sens historique aigu, capable non seulement de cerner la configuration spirituelle qui est la nôtre, mais aussi d’agir en son sein, s’inspirant et non reproduisant à l’identique les gestes créateurs de ces héros qui ont bâti notre culture.

Frédéric Cincinnatus.

1 Nietzsche, F. Le nihilisme européen, §2, p.33 trad. A. Kremer-Marietti, Paris, Kime, 1997. Cet ouvrage correspond en réalité à la traduction des pages 137-238 du volume XV de l’édition Kröner des Œuvres de Nietzsche, auxquelles est joint l’appareil critique et les variantes : œuvre du Dr Otto Weiss, auquel sont dus le choix des pages (des aphorismes et parfois des alinéas) et les titres selon le plan du 17 mars 1887 prévu par Nietzsche pour la Volonté de puissance ( 1er livre : « le nihilisme européen »). En outre la datation de la plupart des textes a été corrigé, et peuvent être retrouvée dans la traduction française, entre les volumes IX et XIV et tout particulièrement aux volumes XII et XIII de l’édition des œuvres philosophiques complètes de Nietzsche chez Gallimard, textes établis et annotés par G. Colli et M Montinari.

2 Nietzsche, F. Le gai savoir, 1.V, §343, p.173

3 Ibid., l. V, §343 p.285

4 Ibid., préface

5 Ibid., préface, §3

6 Ibid. §38, p.49

7 Ibid. §28, p.45

8 Ibid., §55, P.66

 

2 commentaires

  • donat

    Article absolument excellent qui témoigne d’une compréhension fine et exhaustive d’un des concepts les plus compliqués de Nietzsche.
    Sur quels écrits de Heidegger vous basez-vous ? Merci.

  • HARGOTT

    Tenter une « compréhension fine et exhaustive » de N. n’a aucun sens, et c’est normal: il tient seulement un journal de ses pensées, qui sont à la fois obsessionnelles et fluctuantes. Il évolue sans cesse et se contredit énormément. Ce qui me gêne le plus: son éternel ressassement de quelques thèmes où son « ressentiment » devient réellement névrotique (ex. sa haine quasiment ri-di-cu-le du Christianisme.

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