Entretien avec l’équipe d’Idiocratie : Les idiots sauveront le monde !

Nous avons rarement de bonnes surprises aussi bonnes que la sortie en format revue d’Idiocratie. Depuis l’origine du site, nous lisons avec passion leurs textes et nous sommes heureux de vous faire découvrir cette équipe. Rencontre donc avec Laurent Cantamessi , journaliste à Causeur et rédacteur en chef d’Idiocratie, et Alexis Michequine , politologue et prince-président à vie d’Idiocratie . Cet entretien devait figurer en bonne place dans la formule papier de Rébellion. Suite à de nombreux retards sur notre maquette, le numéro -1 d’Idiocratie vient juste de sortir et nous ne pouvions plus attendre. Place aux fous et aux idiots qui sauveront le monde donc ! 

Rébellion / Le lancement d’une revue pour poursuivre votre travail éditorial déjà présent sur Internet a été pour nous la bonne surprise de la fin 2017. Pouvez-vous revenir sur l’origine de votre aventure ?

A/ Laurent, je te laisse cette question, c’est toi l’historien après tout.

L/ Fainéant ! L’idée de créer un blog a germé au cours de l’automne 2011, à l’approche des élections présidentielles qui allaient donner la victoire à François Hollande. En pleine déliquescence sarkozienne et alors que le grand cirque médiatico-électoral s’était mis en place, le contexte était particulièrement déprimant et l’impasse politique paraissait totale : un non-choix entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, deux options aussi médiocres que calamiteuses, avec un Front National qui servait toujours utilement d’épouvantail médiatique pour faire en sorte que les gens votent, et votent bien. Le projet initial était donc de créer un blog qui aurait eu pour vocation de commenter cette campagne en se livrant à un jeu de massacre réconfortant. De cette première idée est restée une trace, dans l’adresse même d’Idiocratie : http://idiocratie2012.blogspot.fr/ Cela surprend toujours quelques personnes. Le nom « Idiocratie » est un hommage à la comédie « hénaurme » de Mike Judge, Idiocracy, sortie en 2007, imaginant une dystopie dans laquelle une société toujours plus livrée à la consommation de masse et à l’infantilisation débilitante est devenue complètement idiote. Un américain moyen, cryogénisé pour des raisons farfelues expliquées dans le film, se réveille en 2507, après un sommeil de 500 ans et se découvre l’homme le plus intelligent du monde dans une Amérique dont le président est un rappeur idiot et où les récoltes meurent parce qu’on les arrose avec du soda. L’idée de fonder la revue papier Idiocratie est venue un peu plus tard, quand nous nous sommes dit que le jour où l’on débrancherait la prise d’Internet, il ne resterait rien de notre blog. Nous avions envie que dans la future idiocratie mondiale, dans 500 ans, quelqu’un puisse trouver une vieille revue papier dans une poubelle et que cela lui donnerait peut-être l’idée de faire quelque chose : sauver la civilisation, fonder une secte ou caler un meuble.

R/ Votre démarche se place sous le patronage du Prince Myshkine et de Don Quichotte. La figure, sensible et naïve, de l’Idiot est-elle la seule encore irrécupérable par le monde moderne ?

A/ Oui, sans doute, elle est irrécupérable parce que, justement, il n’y à rien d’utile à récupérer dans l’idiot. Ce n’est pas un rebelle, un révolté, un insoumis, un étranger, etc., il est là, avec son monde, son petit royaume portatif, à regarder l’hébétude généralisée avec l’œil de celui qui s’y connaît. Botho Strauss en a donné une très belle définition : « L’idiot tournoie comme une rose arrachée à son rosier dans le fleuve tourbillonnant des ambitieux – des gens du consensus, incorporés, intégrés à une communauté étrangement anonyme ». Et il poursuit : « Intérieurement, l’idiotie est tendre et transparente comme une aile de libellule, elle chatoie l’intelligence surmontée ».

L/ La figure de l’idiot est très ambivalente, c’est pour cela qu’elle est intéressante, elle est polymorphe et multiple. L’idiot, c’est le crétin post-moderne qui ne voit pas plus loin que le bout de son smartphone et s’énerve si on lui demande de réfléchir un peu plus. C’est aussi celui qui s’enferme dans sa posture néoromantique et dogmatique. C’est l’universitaire ou l’intellectuel aveuglé par sa suffisance…Il y a en fait autant d’idiots que possible et qu’il y a de types humains. Pour professer un relativisme lénifiant au possible : tout le monde est l’idiot de tout le monde, c’est l’idiocratie pour tous. Mais s’il existe un complot mondial, c’est bien celui de la bêtise. Le film de Mike Judge est passablement idiot mais il décrit une terrible réalité qui est celle du matérialisme marchand dont la logique même enferme les gens dans un horizon si étriqué que ce système produit des armées d’idiots. D’aucun préfèrent évoquer la robotisation ou la déshumanisation de la société, nous préférons parler d’Idiocratie.

Et puis l’idiot a aussi un autre sens, sous le patronage duquel nous nous plaçons : c’est l’idiotès grec, l’inutile qui ne prend pas part à la vie de la cité et se situe de lui-même en marge du corps des citoyens auquel ses devoirs lui enjoignent pourtant de se rattacher. C’est une définition donnée par Thucydide dans le discours prêté à Périclès et elle montre que, non seulement la démocratie athénienne est une démocratie qui exclut les trois-quarts du corps social du champ politique (30 000 citoyens sur 200 à 250 000 habitants) mais qu’au sein même du demos, la majorité ne prend pas part à la vie politique parce que ce sont des paysans accaparés par leurs tâches et qui résident trop loin de la cité elle-même. Cela relativise énormément la notion historique de « démocratie directe ». L’avènement de la démocratie représentative au XVIIIe siècle accrédite cyniquement le fait que dans les systèmes démocratiques, la loi de la majorité est en réalité toujours exercée par la minorité et c’est plus que jamais le cas à notre époque. Nos sociétés démocratiques sont bourrées d’idiotes et pourtant la participation au processus électoral, même si l’on brandit toujours le spectre de l’abstention, est historiquement bien plus importante qu’elle ne l’a jamais été dans l’histoire de la démocratie.

Et puis il y a une autre figure de l’idiot à laquelle nous nous attachons qui est l’idiot mystique, le fou béni, celui que Dostoïevski dépeint dans le personnage de Mychkhine. L’égaré, l’en-dehors, l’en-marge, celui qui fait systématiquement un pas de côté par rapport au monde.

Et enfin, il y a l’idiot potache et mal élevé, un caractère que nous ne voulons pas oublier dans Idiocratie et que nous cherchons toujours à rappeler, dans le blog comme dans la revue, à l’aide de certains articles plus ou moins fantaisistes.

R/ Votre premier dossier évoque les « perdants ». Dans le domaine de la « loose », vous évoquez les trajectoires similaires de M. Merah et d’Anders Breivik. L’islamiste salafiste 2.0 et le geek croisé de l’Occident sont les derniers produits de la société du Spectacle pour vous ?

A/ Malheureusement, non, il y en aura bien d’autres. Nous sommes comme des entomologistes, à chaque fois surpris de découvrir de nouvelles espèces qui fleurissent dans les serres climatisées du laboratoire de la société moderne. Gageons que la révolution numérique en cours sera riche en perdants hargneux, désireux de prendre leur revanche sur eux-mêmes et la société qui les a créés.

L/ Comme il n’existe jamais une seule cause à un phénomène, je dirai que la société du spectacle n’est pas seule en cause. L’islam aussi a enfanté ses monstres et d’ailleurs s’il est un concept que je récuse complètement c’est bien celui d’islamophobie qui est aussi malhonnête qu’il est idéologique et qui tend, dans sa forme absolutiste, à absoudre l’islam de toute responsabilité vis-à-vis de l’islamisme. Toute religion est culturellement et spirituellement responsable des monstres qui se revendiquent d’elle et il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir prétendre que le catholicisme n’a rien à voir avec les guerres de religion. Mais je pense aussi que la société du spectacle et cette forme d’islam « ultraperformatif » et meurtrier qui séduit les djihadistes se sont rencontrés sur le terrain du nihilisme et de l’abolition de toute échelle de valeur. C’est pour cette raison que nous avons placé en vis-à-vis dans le dossier de la revue les figures de Mohamed Merah et d’Anders Breivik, deux « croisés », l’un de l’islam, l’autre de la civilisation européenne, et aussi deux figures parfaitement représentatives de ces anonymes brassés, concassés et façonnés par la modernité que Debord décrit si bien. Breivik mélange tout : Hobbes, les Vikings, les jeux vidéos, les templiers, Churchill…dans une espèce de réécriture romantique du monde. Merah, ou Abdeslam, comme les djihadistes partis en Syrie, semblent avoir une culture qui se situe quelque part entre le Coran pour les nuls, les jeux vidéos et Youporn. Le fatras qui règne dans les références citées dans le pamphlet de Breivik montre à quel point cet arasement des valeurs, et surtout de l’échelle des valeurs, pratiqué par la société moderne offre un terreau favorable au développement d’un nihilisme guerrier et désespéré qui se réclamera pour justifier le meurtre, d’une croisade quelconque, qu’elle s’accomplisse au nom de l’islam ou contre le déclin multikulti. La rencontre entre le sentiment de deux déclins partagés et entremêlés – celui de l’Europe et celui du monde arabo-musulman – et le nihilisme terriblement cynique de la société du spectacle produit ces guerriers du ressentiment qu’Hans Magnus Einzesberger avait déjà décrit dans Le perdant Radical. C’est la « fantômisation du monde » qui fait surgir les spectres les plus terrifiants dans une société qui semble n’être plus quelquefois qu’un hôpital psychiatrique à ciel ouvert, dans lequel errent les fantômes prisonniers du fantasme de la puissance que Nietzsche avait si bien su entrevoir et décrire.

R/ Bien plus sympathiques sont les « Perdants magnifiques » de l’aventure de Fiume. D’Annunzio et ses légionnaires tiennent une place flamboyante dans ce numéro. Qu’évoque pour vous cette expérience radicale ?

A/ La possibilité toujours renouvelée de laisser déborder un peu la liberté de nos têtes lourdes pour que dansent autour du feu, légères, les figures singulières de la nuit enfin retrouvée.

L/ C’est une expérience assez incroyable dans l’histoire contemporaine, qui se situe à la confluence de l’histoire des avant-gardes, des totalitarismes et du naufrage des démocraties. A peine la guerre achevée, dans une Europe encore ravagée, tandis que les Dada berlinois proclament la mort du vieux monde, Fiume accueille des anciens combattants, des nationalistes italiens, des anarchistes, des futuristes, des « Dada de combat », comme ils se proclament eux-mêmes, des aventuriers, des artistes, des criminels qui vont donner vie pendant un an à la seule expérience d’art vraiment total connue à ce jour. L’arraisonnement d’une ville entière livrée à une sorte de théâtre quotidien, oscillant entre politique, révolution et art total. Fiume, c’est la nouvelle apogée du mouvement futuriste, une cité-Etat seulement reconnue par l’URSS de Lénine. C’est aussi l’expérience dont Mussolini tirera quelques utiles leçons sur la manière d’organiser le spectacle du pouvoir. Et enfin ce sont des personnages : D’Annunzio apparaissant chaque jour pour parler à la foule au balcon de sa résidence en uniforme ou en peignoir de soie, Guido Keller, son lieutenant, as de l’aviation, personnage de roman de chevalerie égaré au XXe siècle et fondateur de la mystérieuse société secrète Yoga, Alceste de Ambris, anarcho-syndicaliste, auteur de la seule constitution au monde dont le principe directeur était…la musique. C’est un sujet éminemment romanesque et il existe d’ailleurs deux romans sur le sujet, celui de Tristan Ranx et le Poète à la barre, d’Alessandro Barbero.

R/ Dans vos pages culture, vous revenez sur le courant « musical » de la Power Noise. Au delà de sa provocation et de son bruitisme, que garder de cette avant-garde musicale et totale ?

A/ Avec un regard extérieur, on peut effectivement penser qu’il s’agit d’un énième mouvement surgi des marges du punk pour défier la société tout en indignant le bourgeois. Ce serait se tromper. Ce courant musical qui existe depuis la fin des années 1970 n’a jamais été récupéré et poursuit aujourd’hui son chemin semé de bruits, sans concession aucune. Il ne s’agit pas de provoquer, de dénoncer, de choquer, etc. mais tout simplement de témoigner musicalement de ce qu’est devenue la société : une ordurerie. D’où une musique aux multiples couches sonores qui finissent par créer un magma assourdissant duquel s’échappent quelques cris stridents ou fantomatiques.

L/ La scène power noise et par extension ce qu’on nomme la scène industrielle est si ancienne que l’on pourrait faire remonter son apparition aux expérimentations sonores de Luigi Russelo dont L’Art des Bruits, paru en 1913, vient d’être réédité chez Allia. Encore les futuristes ! Le power noise est plus récent, il prend naissance dans les années 80 avec les Anglais de White House ou Suttcliffe Jugend. C’est aujourd’hui une toute petite scène radicale et infréquentable, comme l’étaient les punks des années 70. Mais récupérer commercialement une scène et une musique aussi extrême paraît difficile.

R/ Nous avons découvert dans vos pages le travail graphique de Gabriela Manzoni. Le détournement et la réappropriation des icônes de la société de consommation est toujours révolutionnaire pour vous ?

A/ Non, comme le dit Gabriela Manzoni elle-même, il s’agit plutôt d’un jeu. De toute façon, le mot « révolutionnaire » ne signifie plus rien aujourd’hui. Emmanuel Macron n’a-t-il pas publié un ouvrage qui s’intitule Révolution ? On croit rêver.

B/ Si on considère que le sens premier du mot « révolution » désigne le retour d’un astre à son point de départ après une circonvolution plus ou moins longue, notre société est constamment révolutionnaire puisqu’elle passe son temps à recycler perpétuellement ses propres icônes pour toujours revenir à son point de départ. Rien n’y échappe. Le fait même qu’un type comme Che Guevara qui se décrivait lui- comme un révolutionnaire « assoiffé de sang » puisse se retrouver sur les milliers de T-Shirt arborés par des « rebellocrates » et dans une expo hagiographique organisée par la mairie de Paris en dit long sur la capacité vraiment révolutionnaire de notre société à tout assimiler et à tout recycler. Le détournement prend son sens dans ce contexte parce qu’il représente le grain de sable qui vient s’immiscer dans les rouages de cette machine. Ce grain de sable s’appelle l’humour.

R/ Grande question : A quand le numéro 1 d’Idiocratie ?

A/ Laurent, je te laisse répondre à cette question car je sais que tu as une théorie très étrange en la matière. Si j’ai bien compris il n’y aura jamais de numéro 1 puisque nous partons en arrière, c’est bien ça. Donc, peut-être un « moins 1 », « – 1 » ? Ou alors un « moins 10 », un moins 9, etc. qui finirait par revenir à zéro. Ainsi, tout cela n’aura jamais existé.

B/ Idiocratie est une entreprise qui doit tout au système D et au soutien des lecteurs et des contributeurs qui nous ont confié leurs articles et nous remercions les uns et les autres. C’est un système qui garantit une indépendance parfaite : pas d’éditeur, pas de subventions, pas d’argent, pas de problème ! Mais du coup cela rend les choses plus lentes. Nous sommes donc contraints à un rythme à peu près bi-annuel pour le moment. Le prochain numéro est en préparation mais pour être réalistes, nous préférons dire qu’il sortira à la rentrée de septembre prochain. S’il peut sortir avant, au printemps, ce serait formidable mais on ne peut pas s’avancer. Que celles et ceux qui ont généreusement commandé un, ou même deux, numéros d’avance, se rassurent, il leur sera automatiquement envoyé. Mais nous faisons les choses à notre rythme, c’est la condition de notre existence. Et pour expliquer ma théorie étrange (qui provient en réalité de la suggestion géniale d’un lecteur), en effet, puisque nous avons commencé par le numéro zéro, le prochain sera le numéro « Moins un », le suivant le « Moins deux ». C’est idiot non ?

Entretien de Louis Alexandre 

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