Entretien avec Clément Nguyen : La lutte d’influence entre la Chine et les Etats-Unis passe aussi par l’Afrique

Clément NGUYEN est consultant en stratégie internationale et risque-pays, auteur de l’ouvrage Le Dragon et l’Aigle. Lutte d’influence en Afrique subsaharienne paru à l’automne 2019 aux éditions Bernard Giovanangeli.

R/ La République Populaire de Chine s’est attelée depuis les années 1960 à tisser des liens avec les pays africains. Quel était le but de cette stratégie durant la période de la Guerre Froide ? L’expansion de l’influence chinoise actuelle a-t-elle une continuité avec cette période ?

La République populaire au début des années19 60 devait satisfaire plusieurs objectifs politiques pour conforter sa position sur la scène internationale. Bénéficier du soutien diplomatique des jeunes pays africains pour évincer Taïwan du Conseil de sécurité de l’ONU et obtenir leur reconnaissance diplomatique était en tête de liste : Pékin y parviendra en octobre 1971 et aujourd’hui seul l’eSwatini résiste encore aux sirènes chinoises (les deux derniers pays africains à « tomber » furent le Burkina Faso et Sao-Tomé y Principe en 2018).

Adossée aux principes de coexistence pacifique et de solidarité Sud-Sud issus de la conférence de Bandung de 1955, l’offensive chinoise prit forme avec les « safaris » diplomatiques de Zhou Enlai en 1964-1965 qui le menèrent dans une dizaine de pays de africains, les principaux principes de la coopération sino-africaine étant énoncés lors des visites au Ghana de Kwame Nkrumah et au Mali de Modibo Keïta. En second lieu, il s’agissait de contrecarrer l’URSS dans sa voie vers le communisme après la rupture sino-soviétique de 1960 : la promotion du savoir-faire chinois dans la construction (le chemin de fer TAZARA reliant Dar es-Salaam à Kapiri Moshi en Zambie sera construit entre 1968 et 1976 et fut le premier projet ferroviaire transnational africain), la mise en place de manufactures légères (Congo-Brazzaville, Guinée, Zambie, Somalie..), l’envoi d’équipes médicales à travers le continent, l’aide à l’agriculture et le soutien à des mouvements de libération nationale n’ayant pas les faveurs de Moscou (ZANU-PF au Zimbabwe, FNLA en Angola, SWAPO en Namibie) furent les axes de cette stratégie. Alors que Pékin multipliait les programmes de coopération, la réorientation opérée par Deng Xiaoping à partir de 1979 avec une concentration sur le développement économique domestique marqua un relâchement et une relative dépolitisation des liens. Les années 80-90 furent deux décennies perdues pour nombre de pays africains (crise de la dette, péjoration climatique, multiplication des conflits) et le retour amorcé par Jiang Zemin constituait une alternative aux pays occidentaux plus que bienvenue.

L’importance était désormais accordée aux relations économiques et commerciales, les pages de la révolution culturelle et de la voie socialiste étaient définitivement refermées. Plusieurs facteurs ont poussé à ce retour : Pékin avait entamé son virage énergétique en 1993 et son besoin en matières premières pour alimenter ses usines était plus qu’important (convocation à Pékin de tous les diplomates en poste en Afrique pour leur transmettre cette lettre de mission), Taïwan avait profité du retrait chinois pour reprendre l’avantage dans certains pays et les séquelles de la répression de Tiananmen devaient aussi être jugulées auprès de nombreux partenaires africains.

Avec la création en 1994 de structure financières (Exim Bank et China Development Bank) à même de soutenir l’implantation des entreprises chinoises sur les marchés africains, le modèle « Chinafrique » se met en place : reconnaissance diplomatique indispensable à l’obtention de largesses financières, construction d’infrastructures économiques lourdes adossée à des prêts, paquets ressources contre infrastructures, prises de position graduelles dans les licences d’exploitation pétro-gazières et minières, fourniture de biens d’équipement. Aujourd’hui les gains d’influence diplomatique engrangés par cet accroissement des liens économiques sont colossaux.

R/ Au-delà de nombreux fantasmes, quelle est la réelle influence de la Chine en Afrique ?

L’influence chinoise a connu une courbe ascendante depuis le premier sommet Chine-Afrique (FOCAC) en 2000 et s’est accrue lorsque Pékin est devenu le premier partenaire économique étatique du continent en 2009. D’année en année, les pays africains ont lâché Taïwan, fermé les yeux sur la situation des Droits de l’Homme en Chine, refusé de se positionner sur les questions tibétaines et ouighours et soigneusement évité de commenter la poldérisation des îlots en Mer de Chine méridionale. Alors qu’elle énonçait la non-ingérence dans les affaires intérieures dans son premier Livre Blanc pour l’Afrique de janvier 2006, elle a depuis discrètement montré qu’elle pouvait intervenir lors de crises électorales ou de transition de pouvoir difficiles comme au Zimbabwe, en Angola ou au Soudan. A partir de 2012, elle a quelque peu réorienté son approche des affaires du continent dans un sens plus « politique », répondant par là aux accusations d’égoïsme économique : participation accrue aux opérations de maintien de la paix sous mandat ONU, formation et financement de forces multinationales africaines, tenue d’un premier sino-africain sur la sécurité au printemps 2018. L’attribution de bourses d’études aux étudiants africains pour venir se former en Chine (écoles d’ingénieur et instituts techniques en priorité) est un autre axe privilégié par Pékin : le nombre d’étudiants formés annuellement a dépassé le chiffre américain et dépassera bientôt le chiffre français. Soucieuse également d’exercer un contrôle discursif sur sa présence de plus en plus contestée par les Occidentaux et ses rivaux asiatiques, elle a encouragé ses grands médias (Xinhua, CCTV, CGTN et la semi-privée StarTimes) à ouvrir des agences sur le continent et à racheter des titres de presse locaux.

Une influence diplomatique forte donc, à nuancer selon les pays, mais qui doit cependant apprendre à mieux contrer les récits négatifs à son encontre et faire preuve de transparence lorsque cela est nécessaire.

R/ Des voyages de Zheng He au XXIème siècle, comment l’Afrique et les Africains sont-ils vus par les Chinois ?

Les expéditions de l’amiral de Zheng He au XVème siècle ont été invoquées ad nauseam par la Chine pour démontrer l’ancienneté des relations sino-africaines et servir le discours contemporain du « gagnant-gagnant »… Alors que ces relations ont justement pris fin avec la mort de Zheng He et n’ont été réactivées qu’au début de la Guerre froide ! De plus les chefs africains rencontrés n’étaient pas perçus comme égaux mais bien des tributaires du fils du Ciel. Aujourd’hui les Chinois perçoivent l’Afrique comme un continent d’opportunités : fournisseur de matières premières, débouché pour leurs entreprises et biens et pourvoyeur de votes à l’ONU. Sur le plan humain c’est plus compliqué, il y a toujours une distance empreinte de méfiance entre Chinois et Africains. La partie chinoise essaye de faire un gros travail pour lever les préjugés depuis des années, les parties africaines tentent de tempérer leurs inquiétudes vis-à-vis d’un potentiel néocolonialisme véhiculant ses propres clichés racistes. Les derniers événements de Guangzhou où des immigrants africains ont été molestés par la police chinoise pour non-respect du confinement ont enflammé les opinons publiques africaines qui ont exigé de leurs gouvernements une condamnation claire. Ces pics de tension sont appelés à se reproduire.

R/ Les Etats-Unis et la Chine n’ont pas d’intérêts vitaux en Afrique. Les deux super-puissances cherchent pourtant à renforcer leur influence sur le continent. Comment expliquer ce paradoxe ?

Lorsque vous possédez un réservoir de 54 pays à l’Assemblée générale de l’ONU et que vos eaux et sous-sols regorgent de matières premières stratégiques, il n’est pas étonnant de voir les deux premières puissances mondiales s’y intéresser. Si ce n’est pas pour une stratégie d’approvisionnement classique, c’est au moins pour des intérêts strictement commerciaux et la constitution d’un « butin de guerre » : ce que je parviens à contrôler ne tombera pas dans la besace de mon principal rival. Sur un autre plan, la Chine comprend depuis la guerre de Libye et la chute de Mouammar Khadafi la nécessité d’ajouter un volet sécuritaire à son approche économique et pour objectif principal la capacité à protéger et évacuer ses ressortissants : c’est l’une des raisons d’être de la base militaire inaugurée à Djibouti en 2017 bien que celle-ci gérée par la marine de l’APL soit davantage tournée vers la mer pour la protection des lignes commerciales et la lutte anti-piraterie. Les Etats-Unis n’ont aucun intérêt stratégique sur le continent c’est vrai mais dans leur esprit ils ne peuvent laisser le champ libre à la Chine et la Russie et veulent avoir leur mot à dire dans la gestion des crises que ce soit au niveau infra-étatique ou concernant les réseaux transnationaux (terroristes et criminels).

R/ Une concurrence ouverte les opposent-ils sur le terrain ? Comment les Etats africains utilisent cette rivalité ?

Si la concurrence existe dans les faits depuis 2006 et la tenue du 3ème FOCAC, elle n’est ouvertement assumée que depuis l’arrivée de l’administration Trump le tout dans le cadre global de la guerre commerciale sino-américaine. Soyons clairs les Etats-Unis ne peuvent pas concurrencer l’offre chinoise dans plusieurs secteurs et le principal reproche formulée par les Africains est qu’il n’y a pas de stratégie américaine pour l’Afrique mais une stratégie américaine contre la Chine en Afrique ! Le volontarisme américain a toujours été en dent de scie car le continent africain est perçu négativement depuis le début des années 90 (guerres civiles, épidémies, terrorisme). L’administration Obama a beaucoup déçu en dépit d’initiatives emblématiques comme Power Africa et Trump a bénéficié d’une très mauvaise presse dès son entrée en fonction.

Cependant, certains pays africains ont senti qu’ils s’étaient enfermés dans un tête-à-tête pesant avec Pékin et que le besoin de rééquilibrage était urgent. Prenez le Kenya du président Uhuru Kenyatta par exemple : il est l’un des rares pays africains mentionnés sur les cartes officielles de la Belt & Road Initiative, accueille les sièges continentaux de Huawei et Xinhua et s’est jeté dans les bras de la Chine à partir de 2013 car l’administration Obama soutenait le candidat Raila Odinga à la présidence. Le durcissement de la partie chinoise sur le financement de certains projets ferroviaires, ses choix en matière d’investissement portuaire et son poids grandissant dans la dette extérieure du pays ont poussé Nairobi à un rééquilibrage graduel : le Japon qui avait organisé un sommet dans la capitale kenyane en 2016 est ainsi devenu la première source de prêts sur la période 2018-2019 et le président Kenyatta s’est rendu deux fois à Washington (août 2018 et février 2020) pour accroître le volume des échanges bilatéraux et travailler sur un accord commercial bilatéral, le premier avec un pays subsaharien.

La leçon est simple : plus il y a de partenaires dans l’antichambre qui savent se positionner avec une offre intéressante, plus il est possible de faire jouer la concurrence. Maintenant il s’agit de se positionner au-delà de la mise en concurrence des investisseurs étrangers et définir un plan de développement endogène clair…

R/ La crise du COVID-19 sera-t-elle un tournant dans la géopolitique chinoise au niveau mondial ? Comment l’Empire du Milieu se prépare-t-il à affronter les Etats-Unis ?

La crise du COVID-19 a gravement écorné l’image chinoise et Pékin est à l’heure de ces lignes en pleine opération de communication pour contrer la narration inculpatrice impulsée par les Occidentaux : de ses mensonges sur l’ampleur de l’épidémie à Wuhan jusqu’aux risques de propagation du virus le long des corridors terrestres qu’elle déploie en Asie. Il va évidemment falloir repenser quelques points de sa stratégie géoéconomique sur le temps long mais cette crise a également accentué les faiblesses de ses concurrents qu’ils soient européens ou nord-américains. Il n’est donc pas impossible qu’elle marque des points en accélérant certains investissements auprès de pays fragilisés ou en menant des opérations de fusions-acquisitions sur des entreprises financièrement mises à mal.

Il convient ensuite de définir ce que l’on entend par affrontement. Concernant un affrontement direct avec les Etats-Unis, c’est justement la dernière chose souhaitée par l’Empire du Milieu. Pékin s’évertue pour l’instant à stabiliser sa périphérie continentale, gagner en assurance jusqu’à la première chaîne d’îles (dans le paradigme des trois chaînes énoncé par l’amiral Liu Huaqing en 1986), renforcer sa dissuasion nucléaire et conventionnelle et empêcher la constitution d’une version asiatique de l’OTAN. Jusqu’ ici tout se passe relativement bien : les capacités militaires chinoises connaissent un développement exponentiel et la marine de guerre est actuellement au second rang mondial en termes de tonnage. Mais soyons honnêtes : si les capacités chinoises de déni d’accès littoral sont réelles en Mer de Chine face à la projection de puissance américaine, Pékin demeure une puissance militaire partielle pas encore apte à concurrencer les Etats-Unis en haute mer afin de garantir ses indispensables importations énergétiques et alimentaires. Sans une flotte hauturière avec une solide expérience opérationnelle et une sous-marinade nucléaire digne de ce nom (de gros travaux dans les domaines acoustique et systèmes d’armes devront être menés), concurrencer l’U.S. Navy et ses flottes alliées dans l’Océan indien ou le Pacifique n’est pas à l’ordre du jour. Ce dernier point est d’ailleurs l’un des objectifs à atteindre à l’horizon 2049 pour le centenaire de la République populaire.

R/ Quelles sont les écoles stratégiques qui s’opposent au sein de la Maison Blanche ? Comment s’organise la riposte des Etats-Unis face à la Chine ?

Beaucoup aux Etats-Unis ont pris conscience que nous étions entrés dans une phase de transition de puissance. Et alors que certains (dont Henry Kissinger) avaient appelé à la constitution d’un G2 mondial américano-chinois, la majorité de l’establishment élevé dans la culture de l’exceptionnalisme américain pense qu’il est encore possible de mener une double escalade contre la Chine (principale raison de la sortie américaine du traité FNI) et la Russie et conserver le statut de primus inter pares dans un ordre mondial sous leadership américain. L’officialisation de l’arsenalisation de l’espace extra-atmosphérique (la fameuse Space Force de Trump), la poursuite des projets de défense anti-missiles mondiale, l’objectif quasi-utopique d’une U.S. Navy de 355 bâtiments… tout cela rentre dans ce cas de figure. Et comme armature théorique, il y a le fameux « piège de Thucydide » popularisé par le politologue Graham Allison qui se basant sur les postures d’Athènes et de Sparte avant la Guerre du Péloponnèse tente d’établir des parallèles historiques avec la compétition sino-américaine contemporaine. Outre qu’Allison évacue totalement les conclusions des historiens américains Ernst Badian et Donald Kagan sur le sujet, il semble grossir volontairement le potentiel militaire chinois et vouloir transformer un piège fictif en réalité géostratégique. De là à ce que le « piège de Thucydide » des années 2020 ressemble à la « fin de l’Histoire » des années 1990, un slogan mal compris et mal utilisé, il n’y a qu’un pas.

Sur le plan géoéconomique, Trump semble toujours adhérer à la pensée de l’économiste Peter Navarro développée dans Death By China (2011) et The Crouching Tiger (2015) : la sauvegarde du statut géopolitique américain passe par la reconstitution d’un appareil industriel digne de ce nom et les pertes dans ce secteur sont essentiellement dues à la Chine. En cela, les rapports publiés à l’automne 2018 par plusieurs agences gouvernementales américaines visent juste dans l’identification des problèmes. Sur le théâtre asiatique, on reste dans la continuité d’un endiguement de la puissance chinoise. A la différence de l’ère Obama et de la multilatéralisation permanente des enjeux, l’administration Trump en revient à une gestion bilatérale des sujets et des structures plus flexibles : remise au goût du jour du Quadrilateral Security Dialogue établi en 2007 (QUAD rassemblant Etats-Unis, Japon, Australie et Inde) et mise en valeur de la puissance indienne à travers le concept « Indo-Pacifique » régulièrement repris aux dialogues annuels de Shangri-La (Singapour) et Raisina (New Delhi). L’Inde de Narendra Modi, de plus en plus crispée par les ambitions chinoises, fut régulièrement courtisée par Washington via des préférences tarifaires : alors que le retrait américain du Trans-Pacific Partnership (TPP) en janvier 2017 ouvrait la porte au projet chinois Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), Delhi décida en novembre dernier de rompre les négociations en avançant que ses intérêts n’étaient pas pris en compte et mit un coup d’arrêt temporaire aux ambitions de Pékin pour la sous-région. En Asie orientale, Le Japon de Shinzo Abe joue un rôle moteur dans la stratégie américaine à travers sa remilitarisation croissante sur le plan territorial (envoi de contingents dans l’archipel reliant l’île de Kyushu à Taïwan) et capacitaire (sous-marins d’attaque Soryu, achats de F-35 et de systèmes Aegis Ashore américains, etc.). Après le pic des années 2016-2019, la péninsule coréenne semble elle en voie d’apaisement, Kim Jong-Un ayant obtenu la reconnaissance diplomatique qu’il souhaitait et le gouvernement de Moon Jae-In prônant l’apaisement pour ne pas s’antagoniser irréversiblement la Chine.

Nous sommes dans une partie d’échecs qui durera encore plusieurs années et où il s’agira de ne pas franchir un palier dans les épisodiques coups de chaud.

A lire :

Clément Nguyen, Le dragon et l’Aigle, Lutte d’influence en Afrique, Editions Giovanangeli.

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