Entretien avec Arnaud Bordes : aventuriers et dandys

Vrais ou faux, les portraits que brossent Arnaud Bordes sont à son image. Esthète un peu dandy, il est un amateur éclairé de haute littérature. Son roman est un bel hommage aux auteurs décadents et symbolistes du crépuscule du 19éme siècle .

Ton dernier roman est une vaste fresque en forme d’hommage aux aventuriers des lettres et des mers. Cette notion d’aventure – individuelle comme collective – est pour toi à remettre à l’honneur ?

L’aventure n’est belle que dans les livres. La littérature (principalement anglo-saxonne –rapport à l’empire maritime) l’a esthétisée et conventionnée : lanterne sourde, tempête, falaise et naufrageurs, contrebandiers sous la lune, trésor, île… autant de motifs un peu clandestins où se prend, en effet, l’imagination.

Autrement, elle est étroitement liée à l’époque moderne (du 16e siècle au 18e siècle) et au développement du commerce et de la marchandise. Il n’y a eu de circumnavigations et de grandes découvertes qu’autant qu’il y avait de nouveaux impératifs commerciaux. L’aventure n’est jamais que l’expression de la fluidité marchande et capitaliste, de la fluidification qu’elle impose à tout, mœurs, société, économie, géographie (mythe de la frontière) – fluidité, du reste, essentielle ou « élémentale » en tant qu’indissociable des océans et de l’eau (la mer remplace la terre ; thalassocratie contre tellurocratie). Et le pirate est, par définition, « fluide », flexible, de partout et de nulle part, à l’image de la circulation des richesses qu’il convoite ; il est aussi fluctuant que son (ses) écosystème(s) : le cours des marchandises, et le flux et le reflux de l’océan. En outre, il semblerait qu’un certain nombre d’aventuriers (en esprit comme en acte, Walter Raleigh, Thomas Harriot, Christopher Marlowe…) de l’Angleterre élisabéthaine aient appartenu à l’Ecole de la nuit qui, justement, prônait la solution de l’univers. Et plus avant, Daniel Defoe l’avait très bien compris, dont beaucoup des romans – les Newgate novels (du nom de la prison où les criminels étaient enfermés) – sont des portraits de sans aveu, d’individus déclassés et fluidifiés par l’essor du capitalisme.

Le symbolisme fût un retour du Grand Pan avant l’enfer de 1914. Comment expliquer qu’il reste toujours aussi fascinant ?

Le symbolisme fut un courant et une période miraculeusement féconds. On ne redira jamais assez combien il interrogea la langue, les mots, les arts, combien il les scruta, combien il en tenta la transmutation (à telle enseigne que les avant-gardes qui lui succédèrent n’ont finalement pas inventé grand-chose et, qu’avant-gardistes, elles ne le sont que par le tapage qu’elles ont su faire). Le symbolisme, ce fut le monologue intérieur, pensons aux Lauriers sont coupés d’Edouard Dujardin (dont s’inspira James Joyce pour écrire Ulysse);le vers-librisme, avec Gustave Kahn et Marie Krysinska ; une poésie scientifique et expérimentale, l’instrumentisme de René Ghil ; le renouvellement du roman historique et la réécriture de la décadence romaine et byzantine ; le renouveau des étude latines, Le Latin mystique de Remy de Gourmont ; des théories politiques, de singulières utopies, Lettres de Malaisie de Paul Adam, L’Orient vierge de Camille Mauclair, avec Claude Laigle, étonnante figure de dictateur anarchiste…

Ce fut aussi, d’évidence, l’occultisme, qui sera l’art de décrire l’indescriptible, l’art du voile qui révèle ce qu’il dissimule. Les figures en sont nombreuses, de Papus à Stanislas de Guaïta, de Joséphin Péladan à Jules Bois ; ou encore, pour ce qui est de l’alchimie, Julien Champagne, Schwaller de Lubicz, Pierre Dujol, mais également Rosny Ainé et Strindberg (les lettres se mêlèrent souvent de chimie à l’époque). On y voit les premiers pas de René Guénon, autour du Grand Lunaire, groupe assez interlope et très éloigné de la régularité ésotérique qu’il prônera après.

Quant au Grand Pan, c’est la quête d’une extase, l’extase à la fois source et conséquence de tout art supérieur. Et cette extase passera autant par la terreur que par la beauté : visio malefica et visio beatifica. Ce sera précisément, alors, le parcours de Huysmans de Là-bas à En route, qui du reste disait : « du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. » La quintessence en sera Le Grand Dieu Pan d’Arthur Machen. L’extase maléfique y est totale – jusqu’à la dégénérescence, non seulement du corps : décomposition, réversion protoplasmique ; mais aussi du langage : proto-langage inarticulé, sibilant.

La figure du dandy est souvent reprise par n’importe qui de nos jours. Mais qu’elle est, pour toi, sa véritable essence ?

Il n’y a de dandysme que comme discipline, que vécu comme un ordre, monacal, militaire, esthétique. Et de dandys disciplinaires – les seuls – il n’y en eut que trois : Brummell, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire. Et l’habit s’entend comme maintien, non pas comme accessoire de mode. Le dandy, pour aller stoïque et impassible, s’impose la pénitence d’une élégance dure.

L’archétype du héros n’est plus vraiment à la mode. On insiste plus sur les faiblesses et les manques des personnages dans la plupart des œuvres contemporaines. Cela est un signe des temps pour toi ?

Les temps jadis n’étaient pas meilleurs. Banville disait « Tout a toujours très mal marché ». Et tout continue à mal marcher.

La seule différence, c’est qu’avant on vivait (par force, relativement aux conditions de vie) plus intensément (plus durement), et qu’on y mourait aussi davantage. On était héroïque parce que la vie imposait peut-être de l’être. Désormais, elle l’impose moins.

Toutefois, cette dépréciation du héros a sans doute commencé avec les salons, éventuellement précieux, des 16 e et 17e siècles, où on raffinait, où on se piquait d’autant plus de belles lettres qu’on souffrait de moins en moins les manières drues et l’odeur de poudre des grands féodaux. La figure du poète remplaçant celle du guerrier. La publicité de ces salons n’est évidemment pas fortuite. Elle est concomitante d’impératifs politiques : l’absolutisme naissant, la mise en place de l’état moderne, la noblesse de robe, l’embourgeoisement des charges…, qui impliquaient de réduire les grands féodaux, par conséquent l’héroïsme qu’ils pouvaient incarner.

Même si la production « littéraire » est globalement médiocre, trouves-tu encore un intérêt chez certains auteurs contemporains ?

Oui, dans le fantastique et la science-fiction.

Dan Simmons, en particulier son roman Terreur (Drood, L’Echiquier du mal, Hypérion, sont cependant tout aussi remarquables) : où toutes les ombres passent, de Stevenson, Poe, Lovecraft, Hodgson, qui élaborent un stratagème référentiel ; tandis que la terreur y est aussi scripturaire : le texte y est à la fois bête de proie et proie, dévorant et dévoré. Le motif de la « sinistre blancheur » y est aussi présent, renvoyant là à Moby Dick. Philippe Cavalier et sa brillante tétralogie du Siècle des Chimères. Graham Masterton, dont l’œuvre consacre l’épouvante la plus démente. Ou encore Jean-Christophe Chaumette, Robert Silverberg…

Quels sont tes futurs projets ?

Un recueil de nouvelles. Peut-être un court essai sur le roman d’aventures.

Livre disponible pour 16 euros auprès des Éditions Auda Isarn ( CREA – BP 80432, 31004 Toulouse cedex 6 )

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