Entretien avec Anna Gichkina sur l’âme russe: « Nous avons encore cette habitude ancestrale de prioriser l’Eternité et l’Absolu et non pas l’éphémère et le relatif »

Quel est le secret et le mystère de la Russie ? Anna Gichkina, docteur ès lettres (Université Paris-Sorbonne) et auteur de l’essai socio-philosophique « L’Europe face au mystère russe » (Éditions Nouvelle Marge), nous donne sa vison de la renaissance russe.

R/ Quelle est votre définition de l’âme russe ?

La plus belle et la plus juste définition de l’âme russe, selon moi, fut donnée par l’académicien russophile français Eugène-Melchior de Vogüé : « Le Russe est le produit de la soupe qu’il mange. Vous la connaissez, la soupe nationale, vous vous la rappelez avec horreur ; on y trouve de tout, du poisson, des légumes, des herbes, de la bière, de la crème aigre, de la glace, de la moutarde, que sais-je encore ? Des choses excellentes et des choses exécrables, on ne devine jamais ce qu’un coup de sonde va ramener de là. Ainsi de l’âme russe : c’est une chaudière où fermentent des ingrédients confus tristesse, folie, héroïsme, faiblesse, mysticisme et sens pratique vous en retirerez de tout au petit bonheur, et vous en retirerez toujours ce que vous attendiez le moins. Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre ! Si vous saviez jusqu’où elle peut monter ! Et de quels bonds désordonnés !1 »

Sept ans passés en Russie plus des dizaines d’années consacrées à la compréhension du monde russe et à sa réception en France, font de cet étranger un spécialiste très fin de l’âme russe. Son analyse de mon pays a toute ma fascination

R/ La culture russe a été et sera toujours orthodoxe pour vous. En quoi la spiritualité orthodoxe est-elle le remède à la post-modernité pour les Russes ?

Oui. L’existence de la Civilisation russe n’est possible qu’avec le pilier orthodoxe qui la tient. L’identité culturelle de la Russie est profondément orthodoxe. Et je ne parle pas ici de la foi ou des cultes religieux. L’orthodoxie culturelle, c’est plutôt le sang générationnel qui coule en nous depuis des siècles, c’est la mentalité, c’est la vision du monde, c’est la façon d’appréhender notre prochain, la vie, la mort.

Souvenons-nous de l’interview de Zbignev Bzhezinski pour la BBC où il dit clairement qu’après la chute de l’URSS, le seul ennemi des Américains reste l’orthodoxie russe.

Concernant la deuxième partie de votre question, la spiritualité tout court est le remède à la post-modernité de manière générale. Elle permet à l’homme de rester humain. Quant au peuple russe, nous avons encore cette habitude ancestrale de prioriser l’Eternité et l’Absolu et non pas l’éphémère et le relatif. Essayez de discuter avec n’importe quel Russe au hasard et vous verrez que le sentiment chez nous prime systématiquement sur la raison

R/ Votre vision de l’histoire russe est ouvertement messianique. Comment cette conception du destin de la Russie influence les intellectuels et les politiques russes depuis deux siècles ?

Prenons, par exemple, le XXe siècle et les décennies rouges, on peut voir que même dans le système politique qui peut paraître complètement antinomique avec la structure étatique du dirigeant-père du peuple et veilleur spirituel, nous pouvons remarquer la carcasse évangélique, à la seule différence que Dieu alors, c’était le Parti. Les tentatives de supprimer Dieu de la vie des Russes n’ont pas donné les résultats espérés. Les Russes ont continué à s’accrocher à la présence divine mais en cachette. Chasser le naturel et il revient au galop… Ce que nous voyons précisément avec la direction politique conservatrice prise par Vladimir Poutine. C’est comme s’il y avait des forces mystiques intérieures en Russie qui la font revenir à chaque fois, après chaque secousse, sur son chemin historique.

Il vous serait certainement curieux de savoir que toute la philosophie russe depuis sa naissance (années 30-40 du XIXe siècle) a toujours été profondément théocentrique. Cela en dit long sur l’appartenance forte de la Russie à sa tradition et à sa spiritualité.

R/ Retrouvez-vous des liens entre cette conception mystique proprement russe et des auteurs français ?

Côté mystique des Russes peut-être pas sachant que la véritable présence littéraire russe en France (je parle de la présence avec laquelle on compte et qui est considéré par les intellectuels français comme expression du génie nationale de la Russie) ne date que de la fin du XIXe siècle avec Dostoïevski et surtout Tolstoï. Et cette présence fut plutôt psychologique que mystique. Les Français ont exprimé une grande sensibilité envers l’exploration de la psyché humaine à la façon russe. La fin du XIXe siècle en France a connu un très fort penchant pour le tolstoïsme devenu même un phénomène de mode. Il y a de nombreux auteurs français qui furent influencés par le psychologisme russe, par exemple : Paul Bourget, Paul Margueritte, Marcel Proust, André Gide.

R/ Comment jugez-vous les relations franco-russes actuelles ?

Ces relations aujourd’hui sont bien existantes et surtout assez bien entretenues. Mais j’aimerais nuancer tout de suite mes propos : elles sont favorisées quand il s’agit de la promotion de la Russie libérale, « libre », « démocratique », ouverte au monde nouveau et à l’homme nouveau, autrement dit la Russie comme l’Occident rêve la voir. Tandis que la Russie authentique, fidèle à ses traditions et à son histoire, dotée d’une âme, spirituelle, mélancolique, chaotique, tenant trop à la beauté de la souffrance intérieure, autrement dit « la Sainte Russie », cette Russie-là est aujourd’hui persona non grata dans le monde occidentale. Mais la beauté de cette Sainte Russie « interdite » est tellement puissante qu’elle n’arrête pas de séduire les âmes des Français surtout à notre époque trouble et désorientée :

« Les âmes n’appartiennent à personne, elles tournoient, cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l’orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit. Essayez de leur dire qu’il est une retraite où l’on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés, vous les verrez s’assembler, toutes ces âmes, monter, partir à grand vol, par-delà vos déserts arides, vers celui qui les aura appelées d’un cri de son cœur.2 »

La Russie véritable, Grande et Haute, gagne ainsi ici de plus en plus la confiance, parce que fatigués de ce vide spirituel actuel, les Occidentaux commencent à croire de plus en plus en une « Russie-messie ».

R/ Dans un monde au bord du chaos, voyez-vous des raisons d’espérer à une renaissance spirituelle ? »

Justement c’est dans un monde au bord du chaos que l’on a toutes les raisons de vouloir un nouveau souffle spirituel. Les cœurs des gens restent inchangés. Ils demeurent avec leurs besoins éternels d’espérance. Tant que l’on reste humains comme on l’a été tous ces siècles de notre histoire, nous aurons toujours besoin de croire à un mystère et de répondre à la question existentielle : « Où est le sens de la vie ».

Anna Gichkina pour la revue Rébellion, le 7 octobre 2020

A lire :

Anna Gichkina, L’Europe face au mystère russe : transcendance, nation, littérature – Editions Nouvelle Marge, 100 pages, 14 euros . Commande sur http://www.nouvellemarge.fr/

Note :

1 Eugène-Melchior de Vogüé, Cœurs russes, Paris, A. Colin, 1893.

2 Eugène-Melchior de Vogüé, Le Roman russe, Paris, Plon, 1886.

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