De l’anarchisme


Depuis une dizaine d’année, souvent dans le sillage de l’écologie politique radicale, des éditeurs et des groupes militants, aux marges des grands courants de la politique officielle, redécouvrent la richesse d’une tradition anarchiste que les orthodoxies intellectuelles ont longtemps disqualifié pour délit d’utopisme et d’insoumission. La revue décroissante Entropia, ou le collectif anti-industriel espagnol Los Amigos de Ludd évoquentainsi régulièrement les œuvres de Pierre Kropotkine ou d’Elisée Reclus, et soulignent les convergences historiques du mouvement libertaire – notamment en Espagne et en Russie – avec les réactions populaires contre la société industrielle.

Les éditions de La lenteur, l’offensive libertaire et sociale, le groupe Oblomoff ou le collectif grenoblois et anti-scientiste Pièces et mains d’œuvre donnent, eux aussi, de beaux exemples de ces publications et de ces mouvements d’inspiration libertaire qui ne se résignent pas à jouer les supplétifs de la gauche progressiste et se confrontent sérieusement aux misères et aux enjeux de l’époque. En insistant sur la critique de l’idéologie du progrès et du culte de la croissance et en réagissant aux dangers que font peser les nouvelles technologies de surveillance sur les conditions d’une vie libre et décente, cette nébuleuse encore informelle hérite, à sa manière singulière et critique, de l’anarchisme des siècles derniers.

Les essayistes catholiques Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, ont donné enfin dans un livre récent (1) une relecture très personnelle de l’anarchisme, en montrant que le drapeau noir pouvait cohabiter avec une sensibilité conservatrice voire réactionnaire, et en rappelant les influences de la pensée contre-révolutionnaire sur Pierre-Joseph Proudhon et celles du patriarche bisontin de l’anarchisme français sur le jeune Maurras. Leur ouvrage est aussi un manifeste anarchiste et chrétien qui illustre avec force les nombreux points de rencontre entre l’esprit évangélique et le radicalisme utopique de nombreux penseurs anarchisants. Il est vrai que la violence des diatribes antibourgeoises d’un Léon Bloy rejoint souvent celles de l’anarchiste individualiste Georges Darien et l’on sait que les situationnistes étaient de fervents lecteurs de Bossuet autant que du mendiant ingrat. A la fin de sa vie, Guy Debord avouait d’ailleurs dans une lettre du 12 avril 1993 à son ami Ricardo Paseyro, une sympathie et un intérêt pour « les catholiques extrémistes ». (2)

Plusieurs rééditions récentes – notamment des mémoires d’un révolutionnaire de Pierre Kropotkine et de l’encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure – sont parmi les derniers signes de ce renouveau d’intérêt pour une pensée libertaire qui a inspiré des philosophes et des écrivains aussi différents que Léo Malet, Louis Guilloux, les personnalistes chrétiens Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, et parmi nos contemporains les plus éminents, Jean-Claude Michéa et René Scherer.

Mais, malgré ce regain encore trop timide, la pensée anarchiste reste voilée par les clichés et des slogans: Le ni Dieu ni maître et le drapeau noir ou la sombre légende – propre à épater ou à effrayer le bourgeois – des bandits tragiques et des poseurs de bombes en frac de la Belle Époque, en occultent souvent la force et la complexité. L’anarchisme est aussi parfois confondu avec une révolte infantile et fiévreuse, où le combat pour l’émancipation serait synonyme de toutes les transgressions et d’un libéralisme exacerbé. Aujourd’hui les anarchistes officiels – ceux que l’on croisent en queue de manifestation, encadrés par la police, les syndicats et les partis de gauche – offrent en effet le spectacle affligeant de gauchistes comme les autres, de « mutins de Panurge » qui s’empressent de défendre toutes les bonnes causes de la bien-pensance progressiste. Ces anarchistes spectaculaires et subventionnés s’obstinent, lorsque les élites mondialisées assument fièrement de s’être libérées des derniers vestiges de la morale traditionnelle, à désigner l’ennemi dans le curé en soutane et le père de famille nombreuse ; à dénoncer les figures d’un vieux monde patriarcal que le turbo-capitalisme a déjà liquidées. En d’autres temps, ces anars post-modernes auraient été justement qualifiés d’idiots utiles…

Ces caricatures et ces malentendus empêchent donc encore les meilleurs esprits d’approcher une tradition critique qui pourrait pourtant inspirer des alternatives, tant au libéralisme mondialisé et aux idéologies du déracinement, qu’aux tentations de repli sur un État providence moribond et aux fantasmes de restauration autoritaire. De nombreux anarchistes ont en effet souvent développé des pensées et des pratiques à rebours des dogmes progressistes modernes. Dans sa classique Histoire de l’Anarchie, (3)publiée en 1949, Claude Harmel écrivait même de la révolte anarchiste qu’elle était « une protestation de l’antique civilisation paysanne contre la domination du droit romain et la tyrannie moderne de l’abstraction ». Cette formule aussi lapidaire soit elle, souligne justement cette relation conflictuelle des anarchismes avec les forces, les autorités et les hiérarchies nées de la modernité politique et économique. Face aux développements conjoints de l’État moderne et du capitalisme industriel, contre les nouvelles disciplines du travail salarié et les « levées en masse » jacobines, les anars eurent souvent l’honneur de la lucidité, et des intuitions sur le devenir carcérale des sociétés « civilisées », qui restent valides, à l’heure de la carte d’identité biométrique, du puçage électronique et des normes européennes. Citons à cet égard une célèbre apostrophe de Proudhon sur le sort du gouverné, qui semble décrire aussi bien la mobilisation totale des masses soumises des régimes totalitaires du vingtième siècle qu’annoncer certains aspects de la vie du citoyen de nos démocraties marchandes et télé-surveillées :

« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu. Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. » (4)

Comme l’a rappelé Jean-Claude Michéa à propos des premiers théoriciens du socialisme, c’est une illusion rétrospective de classer Proudhon, Kropotkine ou même Bakounine parmi les grands ancêtres des gauches contemporaines. Ainsi il n’est pas rare de rencontrer dans leurs œuvres de nombreux textes où sont parfois défendus, contre l’atomisation libérale et les républiques «unes et indivisibles», certains aspects sociaux et économiques des communautés traditionnelles. Comme le notait Maurras dans une préface trop méconnue à ses essais historiques « Il n’y a point de futurisme qu’un passéisme ardent n’ait d’abord animé ». Si les premiers anars sont révolutionnaires et futuristes, c’est en manifestant cet esprit archéo-futuriste. Leur sympathie pour un passé souvent idéalisé est l’instrument d’une critique radicale des nouvelles idoles de la modernité. A la centralisation née de la monarchie absolue et accentuée par la révolution bourgeoise de 1789, les libertaires ont souvent opposé les expériences de la commune médiévale, et à la division du travail et au bagne industriel, l’idéal de solidarité des anciennes corporations d’artisans. C’est donc logiquement qu’ils ont longtemps refusé tout compromis avec la bourgeoisie progressiste de leur époque. Une bourgeoisie qui considérait, au nom de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le droit de grève et l’union du prolétariat comme une entrave insupportable à la liberté d’entreprendre.

Quand la passion dominante de l’étatisme républicain et de l’économisme libéral était une recherche de l’unité abstraite – celle du jacobinisme ou du grand marché indifférencié – les anarchistes ont cherché au contraire à penser la conjugaison des différences, à trouver entre l’action libre des communautés et l’unité nécessaire, un équilibre qui ne trouve pas sa solution dans le recours à la force coercitive ou la transformation de la société en caserne, ni dans une utopie libérale qui ne reconnaît que des monades consuméristes, égoïstes et productives. Kropotkine, «prince noir de l’anarchie», reprochait à l’État moderne d’avoir détruit les liens unissant les hommes des sociétés pré-capitalistes. Et de préciser que les jacobins de 1793 avaient brisé ceux mêmes qui avaient résisté à l’absolutisme royal «afin que la nation devienne une masse incohérente de sujets que rien n’unit, soumis sous tous les rapports à une autorité centrale». Sur ce dernier point la critique anarchiste a su reconnaître dans la modernité l’age des masses et des foules solitaires. Aussi l’un des intérêts du fédéralisme des libertaires – de Proudhon à Murray Brocklin -, est de ne pas sacrifier à ce fétichisme de l’unité qui a souvent caractérisé de nombreux projets révolutionnaires des siècles derniers. Au contraire il cherche les voies d’une autonomie réelle des communautés humaines. Au tout politique ou à l’attente du grand soir, il travaille, hic et nunc, à construire des alternatives . L’histoire du mouvement anarchiste est ainsi jalonné par de multiples tentatives de rompre concrètement avec l’État et de sortir des grands circuits de l’économie capitaliste. Coopératives agricole de la Catalogne insurgé de 1936, école autogérée, mutuelles ouvrières etc.

Il faut noter qu’à cette défense et illustration du fédéralisme, de nombreux anarchistes ont très tôt ajouté la critique de l’idéologie de croissance. On peut déjà en trouver la trace dans certains écrits de Proudhon. Le vieux révolutionnaire regrette ainsi que l’ homme moderne « ait foi en ce qu’il appelle fortune » et qu’ « il regarde l’accumulation de richesse et la jouissance qu s’ensuit comme une fin en soi », il flétrit un siècle « pénétré de cette croyance plus folle encore que toutes celles qu’elle à la prétention de remplacer». Une phrase à méditer.

Les anarchistes ont enfin souvent mené une critique radicale des procédures modernes de représentation qui garde aujourd’hui une force et une actualité. A l’heure où la nouvelle classe promeut la gouvernance et que les syndicats et les partis de gauche se sont ralliés « au dialogue social », de nombreux textes anarcho-syndicalistes demeurent des instruments indispensables pour combattre les mystifications politiques de notre temps et éviter les pièges de la politique parlementaire. Attaquant le mythe de la souveraineté populaire, ils rejoignent là le meilleur de la polémique contre-révolutionnaire, mais pour défendre une citoyenneté active contre « le spectacle de la représentation ». Édouard Berth dans son son livre Les Méfaits des intellectuels (1914) résume parfaitement les griefs anarchistes contre la démocratie représentative. Il écrit que cette démocratie ne conçoit « la liberté que comme celle de la monade, ou si l’on préfère la liberté d’Épicure, retirée du monde, dans la paix de son égoïste et solitaire ataraxie. Et voilà comment la démocratie entend le peuple roi : de sa puissance collective, il ne reste plus grâce à elle, qu’une procession d’ombres craintives, qui exercent en tremblant et en se cachant, dans le silence de leur conscience abandonnée à son égoïsme et à sa lâcheté, leur soit-disant souveraineté.» L’urne et l’isoloir sont ici les symboles de l’abdication. Dans un langage plus vert, le pamphlétaire anarchiste Émile Pouget demandait, en 1896, aux lecteurs de son Almanach du père peinard de lui indiquer « une fumisterie plus carabinée, une couleuvre à avaler, plus grosse que le serpent Boa de la souveraineté populaire ». On voit que les anarsavaient peu d’illusions sur les chances d’une révolution par les urnes…

Si l’anarchisme a parfois péché par son aventurisme et son refus de prendre en considération certaines servitudes de l’action politique, il reste une source vive d’inspiration pour ceux qui refusent la fausse alternative entre les révolutions totalitaires et le cauchemar climatisé des démocratie libérales de marché. Mais sans doute faut-il réviser son histoire et relire ces penseurs à la lumière d’une intelligence plus politique. Faire cohabiter dans une nouvelle formule d’action et de critique sociales la colère de Bakounine, les intuitions de Proudhon et les pratiques insurrectionnelles des anarcho-syndicalistes avec la rigueur et la lucidité d’un Machiavel ou d’un Julien Freund.

Olivier François

Texte du numéro 75 de Rébellion déjà paru dans le numéro 147 d’Éléments.

Retour en vidéo sur le livre de Thibault Isabel sur Proudhon

Notes :

  1. L’anarchisme chrétien, L’œuvre édition, 2012.
  2. « Cher Ricardo, J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre de votre ami Georges Laffly ,les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques , Léon Bloy notamment. Cest un livre comme on en rencontre très peu : il a un air de parfaite sincérité ». Extrait d’une lettre de Guy Debord à Ricardo Paseyro, 12 avril 1994.
  1. Ce livre est disponible aux éditions Ivrea.
  2. Idée générale de la révolution au dix neuvième siècle, 1851.

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