Spectacularisation républicaine d’une pancarte

Dans les mêmes jours où la République a instauré l’obligation du Pass sanitaire, où le scandale du logiciel Pegasus a éclaté et où l’annonce qu’une nouvelle carte d’identité biométrique remplacera graduellement l’ancienne, la République tremble face à un danger qui nous rappelle les « heures les plus sombres de notre histoire » : une jeune femme de 32 ans, Cassandre Fristot, se balade, seule, avec une pancarte sur laquelle elle a gribouillé un « Mais qui ? » entouré des noms des hérauts de la mondialisation et des responsables de la parfaite gestion de la crise sanitaire que la France et le reste du monde vivent depuis l’hiver 2019. 

Cet épisode aurait pu rester marginal, mais la République en a décidé autrement – l’occasion était trop parfaite pour ne pas s’en saisir. Ainsi la justice, les institutions et leurs médias se sont jetés sur cette affaire montée de toute pièce pour mieux discréditer le mouvement anti-Pass ; ils l’avaient déjà tenté en montrant du doigt les quelques rares étoiles jaunes brandies par certains manifestants lors du premier rassemblement ; mais depuis que des photos et des vidéos de manifestants israéliens utilisant les mêmes codes avaient été diffusées, on n’entendait plus les médias pousser des cris d’orfraie. Maintenant, une ancienne militante du Front national et, juste avant de sortir sa pancarte, enseignante, offre l’occasion à la république pour rabattre à nouveau la (pan)carte de l’antisémitisme sur la table des luttes de classe. 

Depuis déjà longtemps les systèmes capitalistes récupèrent tout épisode à la marge des grands événements historiques pour les restructurer et en faire une composante essentielle de sa structure. Les plus grandes fortunes mondiales se réclament de la démocratie pour mieux la brider, de l’écologie pour mieux la falsifier et du tiers-mondisme pour mieux exploiter les populations pauvres. Michel Clouscard affirmait, lorsqu’il abordait la genèse de la société de consommation post-soixante-huitarde, libidineuse et gourmande de marginalités, que « Une mutation s’est opérée : une dynamique marginale est devenue une fonction et une structure. Un genre est né de la récupération mercantile, une structure d’accueil. » (Le capitalisme de la séduction, p. 92). 

Le capitalisme, et son avorton, le néolibéralisme, est un système économique, métaphysique, anthropologique et politique total, qui couvre tous les interstices du vivant, y compris ceux qui révèlent du biologique. Pour se reproduire, ce système nécessite non seulement d’ouvrir de nouveaux marchés (le corps et sa santé sont la nouvelle frontière), mais également de spectaculariser toute marchandise, tout événement, pour ses propres fins. L’aliénation et la fétichisation sont les produits de ses démarches : tout devient marchandise. 

Une pancarte au milieu de dizaines de milliers d’autres devient soudainement le centre de la narration pro-Pass et vaccinophile. Sa propriétaire a été incarcérée pendant 48 heures, le ministère de l’Education s’est mobilisé à une vitesse démente pour la suspendre, le ministère de l’Intérieur est intervenu aussi par la voix de Gérard Darmanin, le Parquet s’est saisi de l’affaire et son domicile a été perquisitionné par les forces de l’ordre : Cassandre Fristot, danger numéro 1 des valeurs de la République, risque un an de prison ferme et 45.000 euros d’amende au cours d’un procès d’intention, car le jugement se basera sur une interprétation du Tribunal, non pas sur une déclaration. Le CRIF, la LICRA et SOS Racisme en mettront une couche en plus, car ils auraient décidé de porter plainte. On a vu les médias, les associations et l’État beaucoup plus souples et indulgents dans d’autres circonstances, bien plus dramatiques. 

La rapidité avec laquelle la République s’est exécutée pour condamner à la mort sociale une jeune femme qui affiche une pancarte a de quoi étonner, et est révélatrice de la nature même des institutions. Empêtré dans ses contradictions sans fin, le cadavre vivant de la République a prestement récupéré la pancarte et ses supposés sous-entendus pour renverser dialectiquement le message, insinuant ainsi que le mouvement anti-Pass serait l’œuvre d’un « complot antisémite ». Le renversement est magistral et pervers : au « Qui ? » de l’alors inconnue Cassandre a fait écho le « Qui ? » de la République. Ce n’est pas nouveau : les « qui ? qui ? qui ? » républicains avaient déjà été adressés aux Gilets jaunes dès le départ, déconcertant beaucoup d’entre eux, étonnés que l’État et les médias aient pu faire un lien entre une protestation pacifique contre l’augmentation du prix de l’essence et l’antisémitisme.  Ils n’avaient manifestement jamais lu Guy Débord : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. » (La société du spectacle, p. 39). 

De quoi le Pass sanitaire est-il le nom ? La pancarte est soudainement devenue, grâce aux médias et à la République, immense et caléidoscopique : elle a subi le processus de spectacularisation. Ses dimensions sont telles qu’elles ont, telle une éclipse solaire, obscurci les trois cent mille manifestants du weekend. Qu’est-ce qu’elles cachent ses dimensions ? Un fait très simple : que le mouvement continu, semaine après semaine, à prendre de l’ampleur, que le nombre de participants a triplé en même pas un mois, qu’il s’organise, se déclinant en une multitude d’initiatives personnelles et locales, et cela au moment où la République voudrait au contraire qu’il se centralise autour de points fixes (places, avenues) à des heures fixes, afin d’être repérable et, donc, surveillé. 

Les institutions nécessitent de ce contrôle, tout comme en ont besoin les thuriféraires de la vaccination obligatoire et du Pass sanitaire. Vaccination et Pass n’ont désormais plus le sens qu’on leur prêtait ; ils sont devenus les symboles d’une lutte de classe qui ne dit pas son nom. D’un côté les « intelligents », qui ont tout gagné du système en place et dont la fonction du Pass n’est rien d’autre que de le maintenir en vie ; leur divinisation du vaccin et du Pass sanitaire montre une fétichisation qui n’a rien à voir avec la question sanitaire. De l’autre, ceux qui subissent ce système. Peu importe qu’ils soient surdiplômés : ils demeurent des charlatans et, pour reprendre les termes utilisés par le triste journaliste Pierre Cormary sur sa page Facebook, des « covidiots » (« Donc, le reconfinement des covidiots commence aujourd’hui. Plus de vie sociale pour les antisociaux. Discrimination des cons. Il faut fêter ça. »). L’injection est, pour les premiers, devenue une marque d’appartenance, un rite de passage qui les inscrit dans une caste dominante, tandis que le Pass, qu’ils brandissent fièrement et avec un plaisir ostentatoire, est devenue une lettre patente qui atteste de leur noblesse caricaturale. 

Voici donc ce que la pancarte de Cassandre Fristot, dûment agrandie par la loupe des médias et par la République, veut occulter. Non pas, comme l’estiment certains, le supposé complot sioniste qui se cacherait derrière le « Qui ? » mais plutôt l’immense complot de l’effondrement social et, désormais, économique qui est en train de se produire sous nos yeux. Nous assistons à la nouvelle et nécessaire phase de décomposition capitaliste, qui sera aussitôt suivie par un nouveau cycle de recomposition : crédit social, dématérialisation monétaire, manipulations biologiques, ubérisation du marché du travail, abolition des frontières physiques et morales. 

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