Avec le temps… ou la vieillesse cachée…

Qu’ils soient de droite, de gauche, de la société civile, experts ou technocrates, ils veulent tous, depuis des lustres, « réhabiliter la vieillesse », « changer le regard sur la vieillesse », prises de position qui, de déclaration d’intention en rapport officiel, ne dépassent pas le vœu incantatoire. Qu’une certaine évolution ait eu lieu est indubitable : les hospices ont disparu, quoique récemment, et avec eux les salles communes. Les descriptions de Simone de Beauvoir (La vieillesse, 1970) peuvent nous paraître lointaines, les représentations de la vieillessei ont-elles fondamentalement changé ? Encore, convient-il de distinguer deux dimensions : le Français (individu) aime ses vieux, mais la France (société), aime-t-elle les vieux ?

Certes, il n’y a rien de vraiment nouveau. L’âge d’or de la vieillesse (c’était mieux avant !) fait partie de ces mythes développés à l’envi : au temps jadis, la vie était plus heureuse, plus ordonnée, quand on respectait le grand âge et que le problème des parents séniles n’existait pas puisque leurs enfants les vénéraient. L’historien britannique, Theodor Zeldin, fait litière de ce mythe.Pour s’en convaincre, la relecture des auteurs du XIXème siècle (Balzac, Zola, Maupassant parmi d’autres) montre, s’il en était besoin, que la réunion harmonieuse de plusieurs générations sous un même toit fait partie de ces croyances relatives à la solidarité intrafamiliale et à la vieillesse heureuse bien traitée autrefois.

Plus près de nous, c’était à l’été 2003, ce sont 15 000 morts en France (et près de 70 000 en Europe). La canicule de 2003 c’est cinq fois le World Trade Center en 2001. Et il se produit cette chose incroyable : l’absence au sommet de l’Etat, l’impéritie des gouvernants. Le président de la République, J. Chirac, est au Canada mais ne modifie pas son programme, le Premier Ministre, Jean-Pierre Raffarin, également en vacances, « je leur (aux ministres) ai demandé de ne pas participer à la polémique sur la canicule ». 15 000 morts mais le premier ministre parle de « polémique » ! Le ministre de la santé, Jean-François Mattéi, est « préoccupé » et « attentif ». En clair, il ne se passe rien (ou si peu) hormis la démission du directeur général de la santé puis celle du ministre de la santé. Imagine-t-on ce qui se serait passé si ces 15 000 morts avaient été des jeunes ?

La toute puissance du lobbying n’est plus à démontrer et ce, indépendamment du poids réel desdits lobbies. Qu’on songe à ce que représente le lobby LGBT ! Les retraités et personnes âgées, avec 13 millions de personnes, pèsent d’un poids négligeable dans le discours politique. Ils bénéficient au mieux d’un secrétariat d’Etat et rarement d’un ministère de plein exercice.

Comment expliquer cette indifférence à l’égard de nos vieux ? Au mieux, on honore la vieillesse mais en certaines circonstances lorsqu’il s’agit de fêter un centenaire.

Un détour par l’analyse sémantique nous renseigne assez fidèlement sur la tonalité de la société mais aussi sur une ambiance. Le choix des mots n’est pas anodin ainsi que l’abandon ou l’exclusion de certains : Exit les vieux, exit la vieillesse !

L’évolution du vocabulaire est parlante : le mot « vieillard » autrefois connoté positivement (« un beau vieillard ») nous paraît désuet alors qu’il était encore d’usage courant au cours des années 60 ! Les mots « vieux » et « vieillesse » ont disparu du vocabulaire officiel à la suite d’un arrêté de 1985 qui recommande l’emploi de l’expression « personnes âgées » en lieu et place des mots « vieux, vieilles, vieillards. Le mot « vieux » aurait des connotations négatives de déclin, de déchéance, d’obsolescence ou d’incapacité (sic). Il n’est pas jusqu’aux mots « Retraités » et « Personnes âgées » pourtant d’usage assez commun, qui froissaient les oreilles de Jacques Chirac : « Il faut apporter une attention particulière aux mots qui sont accompagnés d’une charge symbolique (…) Au passage, je cherche encore le nom à donner aux retraités et personnes âgées. » (mars 1998). 

Les appellations relatives aux vieux sont diverses et plus ou moins heureuses : les anciens, les vétérans, les papy et les mamies, les têtes blanches. Mais on eut également le 3ème âge puis sont apparus les 4ème et même 5ème âge. L’âge peut se décliner : le « grand âge », un « certain âge » voire le « bel âge ». Ainsi, vont les modes… Actuellement, reflet de la société, les « seniors » ont le vent en poupe !

Le marketing n’est pas en reste avec des appellations fleuries : les « happy-boomers » (50 à 60 ans), les « libérés » (60 à 75 ans), les « paisibles » (75 à 85 ans), les « TGV » (85 ans et +).

Le concept de « seniors », relativement nouveau, est tout aussi vague que les précédents. Quelle est la limite basse ? Quand n’est-on plus senior ?

Un mot remplace un autre et l’optique change. La carte VERMEIL renvoie à une image de vieillissement. Elle devient la carte senior.

Seniorisation de la société et jeunisme

Le terme « senior », repris de l’anglais, en empruntant au vocabulaire sportif renvoie une image dynamique, jeune. En athlétisme, la catégorie « Senior » va, en effet, jusqu’à 39 ans.

Les seniors sont devenus une cible privilégiée pour les agences de marketing, lesquelles visent les « baby-boomers », c’est-à-dire les plus de 55 ans et parmi eux, les 55-65 ans. Il s’agit, on l’aura compris, de la proportion des plus de 55 ans à fort pouvoir d’achat. Certaines agences ont trouvé un filon avec le « marketing senior » et d’aucunes, draguant les forts consommateurs de vacances que sont les seniors, se sont engouffrées dans ce créneau, ô combien juteux !

En termes de marketing, on conçoit que la communication à destination des seniors soit plus « sexy » que la publicité pour des produits identiques mais s’adressant à des vieux ! La terminologie « senior » repose, de toute évidence, sur des critères bassement économiques. Recrues involontaires de la seniorisation chez nos amis à quatre pattes puisque même les spécialistes d’aliments pour animaux surfent sur la vague senior avec des aliments senior pour chats ou pour chiens !

Ces références aux seniors, et il serait facile de multiplier les exemples, créent incontestablement un climat qui s’installe dans l’ensemble de la société. Jeunisme ou société jeuniste sont directement le produit de la seniorisation de la société.

Le jeunisme ne peut être confondu, selon nous, avec le culte de la jeunesse qui a existé à différentes époques, à la Renaissance par exemple, ou plus près de nous, dans les années 30 (Allemagne, Italie, et même en France avec la Ligue française des auberges de jeunesse qui date de 1930).

Ce n’est pas davantage un phénomène opposant jeunes et vieux (les yéyés et les croulants des années 60). Les jeunes (au sens état-civil), outre le fait qu’ils subissent de plein fouet le chômage, sont victimes de préjugés anti-jeunes (casseurs,…).

Le jeunisme est plus subtil en ce sens qu’il imprègne la société dans son ensemble en occultant tout à la fois l’état civil, la mort et la vieillesse. Le jeunisme est multiforme : il faut correspondre à des standards esthétiques. Il importe d’avoir l’air jeune, de se comporter comme un jeune, d’avoir les goûts des jeunes, et encore de penser comme un jeune, ce qui revient à ne plus penser du tout (Claude Javeau).

La société « jeuniste » érige la jeunesse en valeur de référence quasi-absolue depuis plusieurs décennies : il faut être jeune, penser jeune, parler jeune, agir jeune, faire jeune. Tels sont les nouveaux canons de la société. Le jeunisme, plus qu’un état civil, repose sur des valeurs collectives. Il est devenu une culture qui a partie liée avec des valeurs consuméristes.

La presse, à commencer par la presse féminine, entretient le jeunisme en s’interdisant de parler de vieillesse à ses lectrices. Des magazines grand public (« Notre Temps » ou « Pleine Vie »), dont le lectorat n’est plus tout jeune, surfent sur la vague jeuniste en consacrant des dossiers à la minceur, à la beauté, aux cinquantenaires qui « se sentent jeunes ».

Les limites de la jeunesse étant de plus en plus reculées, les dossiers abondent sur les jeunes de 60 ans, « les sexygénaires » (et oui, ils ont encore (sic) une vie amoureuse !), de 70 ans ou de 80 ans (des octogénaires en pleine forme !). C’est oublier que la longévité, en bonne santé, n’est pas nouvelle mais qui, autrefois, aurait eu l’idée saugrenue d’évoquer la jeunesse d’écrivains, artistes, acteurs arrivés au faîte de l’âge ?

Le jeunisme a tant et si bien envahi les esprits qu’une expression telle que « Tu ne fais pas ton âge » est reçue comme le plus grand compliment que l’on puisse faire à une personne âgée.

Dès lors s’il faut être jeune ou paraître jeune le plus tard possible, comment s’étonner de la négation de la vieillesse, niée, ou au mieux assimilée à la « vieillesse-dépendance ». La vieillesse, antichambre de la mort, dans une société qui ne la côtoie plus, sauf de façon virtuelle, suscite au mieux l’indifférence. Les maisons de retraite sont, majoritairement, à la campagne, loin de tout. Plus elles sont éloignées, moins on les connaît et plus elles sont discréditées par les media et par le grand public. Mais en niant la vieillesse (ou en la soustrayant de notre vue), le jeunisme marque aussi la fin de la jeunesse, de cette jeunesse autrefois connotée avec l’héroïsme et l’esprit d’aventure. Là où autrefois, il y avait transmission d’un savoir de la part des personnes plus âgées, aujourd’hui, le vieux ne transmet plus étant déconnecté du réel. Nous sommes passés d’une société temporelle à une société spatiale, d’une société du temps long à l’immédiateté, d’une société de transmission à une société de communication.

Là où dans la société traditionnelle, le vieux a sa place, toute sa place, dans la société moderne (ou marchande), on constate que le cercle de l’échange est brisé puisque le vieux reçoit mais il n’a plus la possibilité de rendre et, remarque Bernadette Veysset, « la société met le vieux dans une position d’assujetti, lui qui plus jamais n’aura la possibilité de rendre, de payer sa dette » et B. Veysset de poursuivre : « Pour reconnaître la dette des vieux, cela reviendrait d’abord à renoncer à sa toute-puissance. Cela impliquerait de rétablir avec eux l’échange et donc de recevoir ce qu’ils ont à donner, ce qu’ils ont à rendre. Cela impliquerait que la société s’interroge sur sa vieillesse et lui donne un sens. »

Le jeunisme explique largement les représentations de la vieillesse dans la société contemporaine. Ses ingrédients sont : le règne de l’instantanéité, de la beauté, du corps lisse. La vieillesse est reléguée au profit d’une séniorisation de la société, simple alibi consumériste pour capter le pouvoir d’achat des seniors-consommateurs.

L’une des conséquences du climat jeuniste, en niant la vieillesse, est d’expulser la mort, dont l’image « laide et cachée, et cachée parce que laide et sale » (Philippe Ariès) imprègne la société et influe sur la représentation de la vieillesse. Assimilation de l’une à l’autre. La peur de la mort entraîne la peur de la vieillesse.

De la même manière que Christophe Guilluy a conçu le concept de « France périphérique », on pourrait évoquer une « vieillesse périphérique », celle qu’on ne voit pas, qu’on ne veut (surtout) pas voir et davantage encore que les vieux dans les maisons de retraite (qui ont l’inconvénient de faire la Une des journaux pour des affaires de maltraitance opportunément médiatisées !), il y a surtout l’immense majorité des vieux à domicile dont les conditions de vie préoccupent assez peu la classe politique. Par référence à l’« invisibilité sociale » qu’évoque Christophe Guilluy à propos des classes populaires (Le crépuscule de la France d’en haut), il n’est pas exagéré de pointer une « invisibilité » de la vieillesse ou du moins d’une certaine vieillesse qui n’a plus les faveurs du marketing !

Le jeunisme n’est pas une idéologie en soi mais une résultante de l’idéologie économique (ou idéologie de la modernité) au sens où l’entend Louis Dumont. Comment comprendre la genèse de ce jeunisme ? Une explication plus globale doit être recherchée dans la montée de l’individualisme d’une part et dans la prédominance de l’économie d’autre part, qui sont, l’un et l’autre, les deux traits constitutifs de l’essence de l’ « idéologie économique ». 

Yannick Sauveur

i Les lecteurs désireux d’approfondir les aspects relatifs aux représentations de la vieillesse pourront se reporter utilement à mes ouvrages :

Images de la vieillesse dans la France contemporaine : Ambiguïtés des discours et réalités sociales, Éditions Universitaires de Dijon, 2013.

La maltraitance des personnes âgées. L’envers du décor, L’Harmattan, 2015.

Un commentaire

  • Simplycity

    Bonsoir,

    D’accord sur votre analyse.

    En 3ème cause, je me permets de penser qu’il il y a ces foutus Ehpad.

    La situation serait différente si dans les années 70-75, on n’avait pas crée ces mouroirs généralement lucratifs qui ont fracturé cette société où les vieux mouraient chez eux, ou dans leur jardin, pas loin de leurs amis et proches, et donc là où ils vivaient encore quelques jours avant.

    Aujourd’hui, et 40 ans après, la place des vieux ne serait pas la même, le logement ( sa taille et ses prix) n’aurait pas évolué comme il l’a fait, l’individualisme et la connerie humaine aussi. Bref, notre société entière serait différente, idem pour les handicapés relégués et cachés pendant 40 ans loin de toutes et de tous.

    In fine, au Japon, les vieux qui ne peuvent accéder aux Ehpad nippons commettent des délits pour aller en prison, c’est leur maison de retraite à eux. Triste évolution, triste monde.

    Pour conclure, vous remarquerez que les vieux politiques, hommes ou femmes, quel que soit le pays, ne meurent jamais dans un EHPAD…

    Bonne continuation.

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