Autonomie et liberté

Ce qu’il y a peut-être de plus pernicieux de la part du capitalisme actuel, c’est qu’il fait passer pour des facteurs d’accomplissement de l’être, des promesses de réalisation de l’individu, certains concepts telles la liberté et l’autonomie dont il en modifie profondément la portée et le sens. Ces concepts, de moyens d’auto-réalisation et de socialisation dans les communautés traditionnelles, en sont devenus aujourd’hui des buts suprêmes consacrant l’image illusoire d’une réussite sociale basée sur une atomisation des individus par une séparation d’avec l’ « autre » et ses intérêts contradictoires.

Les rapports sociaux historiquement spécifiques qui se sont élaborés au travers d’une médiation par des fétiches modernes tels la marchandise, le travail et l’argent, exercent sur les individus une nécessité pour ainsi dire normative de séparation, et de distanciation, engendrant une frustration due à la perte de la capacité de concevoir ce que peuvent être des contraintes liées à des relations directes de coopération ou d’échanges qui ne soient pas forcément médiatisés par les fétiches modernes sus-nommés. L’image idéalisée du personnage étant parvenu à un degré élevé d’accession à la « liberté chérie » (jusqu’à se « libérer » de la Sécu, rêve ultime du bon libéral fanatique) et à l’autonomie-isolement (dans ses « choix ») meut, à partir des fantasmes qu’elle génère, des générations de frustrés qui, par la « Sainte Force du Travail et de l’Argent », tâchent de construire naïvement leur monde « bien à eux », tout en s’efforçant de rester en synchronie par rapport aux aléas d’une société « hors-contrôle » ; et il en est ainsi de ceux qui, de moins en moins nombreux, y croient encore, ou ont la possibilité d’y croire encore.

Ces dispositions ainsi portées au pinacle par une humanité étant soi-disant parvenue à l’aune de son accomplissement (la fin de l’Histoire) sont issus d’un « choix » (1) idéologique de la part de ceux qui ont fait du renoncement à toute opposition à l’accroissement sans fin du capital (y compris fictif) la seule voie possible et digne d’entendement, vers une humanité soit-disant libérée. Et c’est justement au sujet de la liberté, et de l’autonomie, que ce texte se propose d’apporter une réflexion et une critique vis à vis du sens que ces catégories de l’étant ont pris dans « notre » société.

Le sens de la liberté

Selon une acception bien connue en usage dans notre monde caractérisé par la toute-puissance de la marchandise et de sa conséquence sociale, l’individualisme, la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre, ou pour le dire autrement : la liberté des autres se limite là où commence la mienne. Dans cette notion même de liberté, se cache une aliénation des individus vis à vis d’une extériorité qui les soumet à une détermination de leurs droits au sein de la société tant il s’avère qu’une telle limite ne pourra jamais être déterminée que par une norme émanant d’un ordre social, celui qui s’est construit autour des possesseurs de marchandises. La détermination de ces droits, et du Droit, est l’apanage des institutions, de l’État démocratique et républicain, dont, on le sait, la raison d’être est principalement celui d’accompagner la « production » dans sa croissance sans fin, mais aussi du capital, dans son accroissement continuel, l’une étant inextricablement liée à l’autre Ces droits sont en phase avec les besoins historiques de la société marchande, et notamment avec l’élaboration des rapports sociaux basés sur l’ « autonomie » du producteur ou du détenteur de marchandise, force de travail incluse. Ils règlent les rapports entre producteurs, consommateurs, et entre capitalistes et salariés. Le Droit public garanti la régulation des rapports sociaux entre sujets juridiques, « libres et égaux », en tant qu’entités économiques « autonomes » et donc détermine la nature de ces relations qui s’opèrent par contrats. De tels rapports sont liés à l’institutionnalisation de la propriété privée des moyens de production et des marchandises. La force de travail étant une marchandise d’un genre particulier, elle est néanmoins soumise comme les autres marchandises à la nécessité d’une équivalence au sein de la sphère marchande dont le Droit garanti les termes fixés par la loi. L’on peut tenter d’ors et déjà de dire que le concept d’ « autonomie » n’a plus grand chose à voir avec ce qui avait cours au sein des anciennes communautés, sa valeur s’individualisant.

Il émane du concept moderne de « liberté », donc dans un tel contexte, des limites inhérentes à la solvabilité de ceux qui y prétendent en tant que résultant logiquement de leur « autonomie » ; et ce, même si le Droit paraît séparé, comme « au-dessus » des antagonismes et contradictions qui structurent au jour le jour la société du Capital. Cette abstraction fonde toute l’illusion d’une « liberté » censée garantie par la démocratie et les « Droits de l’homme ». D’autant que si le Droit s’applique pleinement dans la sphère de l’échange, l’« universalisme abstrait », qui connote l’individu comme citoyen hors de toute détermination sociale, « égal » l’un par rapport à l’autre, et lui donne l’illusion de pouvoir maîtriser le cours de sa vie, ne peut jouer pareillement dans la sphère de la production où règne le rationalisme économique et au sein de laquelle donc se tarit la crédulité en une « liberté » censée donner au « citoyen » une reconnaissance et un rôle social quelque-soit sa condition au sein du cycle de production capitaliste. Si le monde juridique régule les rapports sociaux historiquement spécifiques du capitalisme au sein de la sphère marchande, il n’agit pas « de plein droit » dans l’univers implacable de la production de valeur qui reste peu ou prou celui des rapports « naturels », sauvages, et de concurrence entre les hommes, malgré l’existence du « droit du travail » à l’avenir incertain, d’ailleurs, de nos jours. Malgré tout, l’illusion persiste envers les croyances fétichistes dans les vertus du Droit ainsi que dans l’entité qui en est le garant, l’État-Nation moderne. D’autant que la légitimité des rapports sociaux engendrés par le mode particulier de production et d’échange capitaliste est assuré entre autres par l’octroi de droits sociaux (tant que le capital y trouve un intérêt « stratégique », ce qui n’est plus forcément le cas dans la phase actuelle où le travail devient « de trop ») censés en amoindrir l’âpreté des conditions. Il serait effectivement tout à fait opportun d’analyser à une large échelle le rôle joué par le « social » vis à vis d’une séparation des individus les uns par rapport aux autres (d’une sorte de dé-construction des relations humaines « traditionnelles » et communautaires) et du cloisonnement de chacun dans un espace individuel d’auto-suffisance assistée (et constamment remise en question).

De prime abord, il est possible de constater que les différences entre les individus paraissent niés dans un premier temps afin d’établir une inégalité de traitement social pour un nivellement des singularités (« égalité des chances ») et dans un deuxième temps, faire resurgir ces différences par le biais d’une argumentation en faveur d’un déterminisme « naturel » dans l’optique de légitimer les inégalités sociales et les hiérarchies qui résultent du jeu de la concurrence et des compétences. Où l’on retrouve les conditions d’égalité d’accession à la sphère marchande, et les causes d’une soumission aux règles strictes de la rationalité de la sphère productive. « Comme ils n’existent l’un pour l’autre que comme sujets d’équivalence, du fait qu’ils ont même valeur, [dans l’échange, les sujets] sont du même coup indifférents l’un par rapport à l’autre, […] Leur particularités individuelles n’entrent pas dans le procès. »(2), sauf lorsqu’il s’agit de « socialiser » l’inégalité de traitement envers les capacités des individus et de distribution des richesses produites. « De ce point de vue, la relation de l’étatique au juridique est capital. L’État s’adresse à des sujets de droits auxquels il doit garantir qu’ils pourront exercer ces droits avec un minimum de sécurité et de tranquillité. La paix civile que doit assurer l’État, ce n’est pas seulement empêcher des affrontements destructeurs entre groupes sociaux opposés, c’est aussi permettre des pratiques inégales de disposition et de possession de biens et d’activités dans un cadre formel d’échanges équivalents. L’État sanctionne l’égalité juridique des titulaires de droits pour que soit mise en oeuvre des relations dissymétriques entre ceux qui, comme représentants du Capital, captent les activités des autres et ceux qui, d’autre part, doivent se conditionner comme prestataires de force de travail et accepter que la majeur partie de leurs capacités d’agir leur échappe…. »(3). Malgré tout, le paradigme de l’égalitarisme reste le vecteur des croyances envers la neutralité de l’État et voile, par l’incompréhension des mécanismes de l’accumulation et d’une soumission aux règles prétendument « naturel » de la concurrence et du mérite, les inégalités profondes qui dé-construisent les systèmes de relations humaines susceptibles d’être vouées à la solidarité, l’entre-aide, l’autonomie véritable et surtout, la perdurance des communautés.

Dans ces conditions, la liberté peut apparaître effectivement pour chacun telle une bulle au sein de laquelle l’individu isolé peut disposer de la jouissance de ses droits ; la rencontre conflictuelle avec l’autre ne devenant alors bien souvent qu’une affirmation, une défense ou une revendication vis à vis de ces droits, ou l’obtention de nouveaux droits, sans remettre en cause les rapports sociaux qui y sont sous-jacents. Cette praxis s’intègre alors tout à fait dans la dynamique globale du Capital dont les droits concédés aux individus représentent le moyen d’accroître son emprise sur leur vie au-travers d’une promesse perpétuellement irréalisée d’auto-accomplissement illusoire. Ils sont aussi l’expression des limites inhérentes aux luttes entre les classes, la joute politique y figurant leur apogée. En effet, malgré la capacité de la politique d’instituer d’autres rapports sociaux que ceux en usage du fait de sa position supposément « supérieure » par rapport au « monde des institutions et de la violence instituée »(JM Vincent), celle-ci ne peut qu’être placée devant l’obstacle que représentent certains interdits :  « ne pas mettre en danger l’accumulation du capital, ne pas mettre en question les équilibres étatiques, ne pas s’attaquer aux rapports de pouvoir à l’intérieur des rapports sociaux, notamment de l’économie, etc. »(JM Vincent). La politique à cet égard n’a pu que devenir la servante d’une dynamique dont elle accompagne les fluctuations, et dont le rôle est de maintenir les illusions quand à sa possibilité de pouvoir maîtriser des processus pourtant devenus quand à eux quasiment autonomes, ou mieux, automatiques.

Le progrès technologique peut être considéré comme participant à cette dynamique dans le sens où il tend à proposer une autarcie (illusoire) de chacun par rapport aux autres et ainsi accroît un mode de vie au sein duquel seul compte la défense de ses intérêts propres et surtout où s’étend le règne de la séparation. La « liberté » devient ainsi le résultat d’une détermination extérieure aux individus, un élément de notre propre aliénation à la dynamique capitaliste, à la marchandise, au travail et à la techno-science. Elle devient le signe d’une rupture, d’une séparation, de la personne du flux social de la communauté humaine située (la négation de la tension entre l’individu et la communauté), pour devenir « liberté » figée d’une identité abstraite, celle de « l’homme unidimensionnel », celle d’une « valeur d’usage de la liberté ». Rationalisée, la liberté devient fixation, statisme, détermination issue d’une classification liée au besoins impersonnels du Capital. Elle participe au fonctionnement de la sphère de la circulation, de l’échange marchand, en y motivant les conditions forcément inégales des échanges qui y ont cours. Instrumentalisée par les institutions et la « politique », la liberté se vide d’un certain contenu pour les individus, de contenu politique justement, dans le véritable sens du terme politique, dans le sens où ceux-ci n’ont plus de prise sur le sens de leurs vies : « la liberté dans les sociétés industrielles avancées est réduite à ses aspects purement formels : liberté de circuler, de vendre sa force de travail, de consommer des marchandises, etc… »(4). Nous pourrions ajouter : de voter !

Le capitalisme, au travers de son bras armé la technologie, ne nous apporte aucune autonomie, selon le sens initial et réel de ce terme, mais bel et bien de l’autarcie de façade cachant mal une dépendance totale envers le système dominant. Cette enfermement pseudo-autarcique dans une bulle individualiste d’intérêts « privés » nous coupe de nos possibilités de pouvoir être en prise sur le sens de nos vies et du potentiel pour les personnes au sein des communautés de pouvoir s’accomplir au travers de l’assomption de leur responsabilité dans un agir se situant au-delà de leur simple subsistance (l’ « héroïsme quotidien » de chacun à sa juste place). La « liberté » dans ces conditions ne peut avoir que le goût amer de nos impuissances.

Cette « liberté » n’apporte à l’humain que résignation, angoisse et froideur d’esprit. Elle est tel un carcan qui nous enserre et que le calcul constant de nos intérêts particuliers ne rend que plus étouffant au fur et à mesure que passe le temps régulé par l’horloge de notre soumission à la valeur.

On lui élève des statuts à sa gloire sous lesquelles chacun s’insère, obéissant au rythme imposé, dans le trafic alimentant toujours plus la masse monstrueuse du capital gargantuesque : la « liberté » dont on ne sait que faire.

L’autonomie sans sens

Parallèlement, ce qui a été sacrifié sur l’autel de l’accession à une « liberté » supposée pouvoir donner la possibilité aux instincts naturels des individus pour la concurrence, l’adaptation, la possession de s’épanouir pleinement (l’illusion d’une liberté dans le cadre d’une subsomption progressive de l’ensemble de nos vies – publiques comme privées – sous le Capital et son impératif d’auto-valorisation, réelle ou fictive), c’est bien sûr l’autonomie sous ses différentes formes (ce qui ne peut en démontrer que la supercherie). L’autonomie matérielle (alimentaire, technique, médicale, artistique, etc…) et l’autonomie politique, la première étant bien souvent condition de la seconde, s’amenuisent à mesure que la liberté vide de substance se hisse au sommet de la réalisation idéalisée de nos vies aliénée.

L’autonomie, selon la définition du Robert est :  « Le droit de se gouverner selon ses propres lois. ». Nous pouvons appuyer que c’est bien plus qu’un droit (dont la détermination, tout comme pour la liberté – surveillée – demeure extérieure aux personnes), mais une condition de réalisation de la vie au niveau personnel, et aussi et partant de là sur une vue plus sociale, au niveau collectif ou communautaire. En effet, c’est à ce dernier niveau que la notion d’autonomie prend véritablement tout son sens en lien avec celle d’inter-dépendances particulières : « …le sujet ne peut exister et avoir de permanence que dans la mesure où il est capable de recomposer les liens particuliers grâce auxquels il acquiert son indépendance globale… »(5). L’autonomie est donc bien une catégorie qui s’oppose en tout point à l’autarcie, et donc à une dépendance totale particulière vis à vis de la technologie, qui ne saurait conduire qu’à la prétendue liberté dont se voient affublées nos vies aliénées, une illusion de possibles dans le règne de la séparation et de l’absolue dépendance aux impératifs financiers et capitalistiques.

La perte d’autonomie des individus est directement liée à la dynamique de développement de la société capitaliste et technologique, et sur un plan tant idéologique que pratique ; elle est notamment en lien avec le mode de production historiquement spécifique de ce système. En effet, l’individu, en se spécialisant au sein des unités de production capitalistes, a réduit par-là même ses facultés à un seul aspect qui, en transformant sa vie, a fait de lui, un rouage d’une vaste machine sociale de production, et un individu mutilé (en perdant la pluralité de ses capacités et de ses désirs et pulsions de vie – à ne pas confondre avec les envies consuméristes, les seconds remplaçant les premiers). L’industrie, matérialisation historique du processus de création de valeur du capitalisme, a accru ce phénomène en spécialisant davantage les travailleurs (6), c’est à dire en n’exploitant une capacité de chacun qu’au détriment de toutes les autres, et à un niveau tout juste suffisant afin de pouvoir servir la machinerie productiviste. L’être humain ainsi « chosifié », lui-même transformé en un élément à l’utilité de plus en plus anachronique (7) de la machine (sous ses multiples formes) qu’il sert, voit sa dépendance vis à vis d’un système monstrueux s’accroître en même temps que ce dernier pourrait de plus en plus se passer de lui si ce n’était que sa présence demeure encore quelque peu indispensable à la production de sur-valeur dont se repaît le capital. L’enseignement est donc à l’image de ce schéma de socialisation : minimaliste et incapable d’offrir les bases nécessaires (à part les indispensables comme les apprentissages de la lecture, de l’écriture et du calcul, et encore, à un stade appauvri) à une autonomie matérielle, politique, sociale, mais aussi, et peut-être surtout, spirituelle. Il n’est qu’à considérer la façon dont est perçu l’enseignement de l’histoire par exemple, pourtant fondamentale pour que se réalise l’individu dans son accession à la décision politique comme le faisait remarquer Castoriadis.

La pauvreté sociale des travailleurs n’a d’égale que leur dépendance totale à ce système dont le but est d’ôter à ceux-ci toute possibilité de réaliser par eux-même leur propre liens d’inter-dépendance et donc de construire leur autonomie. Le but de la part du système capitaliste est aussi de construire pour chacun une autonomie de pacotille, que j’ai nommé autarcie plus haut en parlant de la « liberté » tout en précisant que celle-là ne peut de toute façon qu’être illusoire dans la mesure où, nous donnant plus ou moins les moyens matériels et financiers de « faire notre vie » confortablement installé au sein de notre bulle individualiste, le capital nous rend en fait de plus en plus dépendant de lui, de l’impératif de son auto-valorisation et de sa structure technico-gestionnaire étatique. Ne reste alors éventuellement que la possibilité du « travail-à-côté »(8) et de la débrouille pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent s’en tenir à cette vassalité.

D’ailleurs, à ce niveau de l’analyse, il peut être utile de mentionner la nécessité d’une ré-appropriation collective des moyens et conditions de l’autonomie dans un mouvement d’insubordination et d’élaboration d’un paradigme post-capitaliste européen et mondial, ce qui passe inévitablement par une ré-acquisition et une adaptation d’un savoir-faire multiforme afin de compenser l’état de dépendance accrue dans laquelle nous a plongé le capital dans sa folle dynamique sans sens. Divers moyens peuvent être mis en œuvre dont l’utilisation d’outils technologiques comme internet qui ne sont pas à négliger, mais qui ne saurait néanmoins remplacer le partage direct de savoirs, ce qui pose la question de la façon dont peut être abordé la notion d’autorité et de son rôle dans des relations humaines débarrassées autant que faire se peut des aliénations fétichistes. Mais ceci nous éloignerait quelque peu du sujet initial de ce texte et, à ce sujet, je renvoie le lecteur à mon texte parut précédemment dans le numéro 74 de la revue Rébellion.

L’autonomie n’est pas la pseudo-autarcie dont nous en vante quotidiennement les mérites la machinerie communicationnelle capitaliste et consumériste (la pub et l’image qu’elle assène d’une plénitude et d’une « liberté » atteinte par l’homme ou la femme qui a eu la sagesse de s’abandonner aux doux conseils des spécialistes en « psychologie » humaine) . Pas plus qu’elle n’a pour signification une autarcie véritable qui impliquerait une rupture brutale avec toute identification et donc toute possibilité de dépasser dialectiquement cette identification ; ce qui veut dire que si l’on s’efforce de ne pas rejeter nos identités mais de les questionner, il devient alors possible de les réintroduire, renouvelée, au sein de notre propre auto-réalisation (le sentiment d’appartenance à une classe sociale par exemple ne doit pas impliquer selon ce raisonnement que cet identification soit une fin en soit dans la mesure où se serait cette classe toute entière qui puisse devenir un jour le sujet révolutionnaire ; le projet de dépasser cette appartenance tout en l’acceptant dans un premier temps en tant que réalité formatrice et moteur de lutte, représente pour la personne un moyen de s’engager sur une voie de l’autonomie politique, celle-ci pouvant passer également par l’identité nationale, régionale, professionnelles, etc. ) (9).

L’autonomie peut-être vue comme une recherche perpétuelle d’indépendance globale au-travers de la création constantes de liens d’inter-dépendances particulières. Le fait de saper ces liens d’inter-dépendances fait que le capital, en détruisant l’autonomie indispensable à la vie des individus et de leurs communautés (« désagrégation sociale  et altération des conditions de la vie » (10)), crée une société d’entités isolées et classifiées dont les énergies et les volontés sont vampirisées par le système pour son auto-accroissement (ce qui permet d’accroître, paradoxalement, l’ « autonomie » de l’économie et de la techno-science). Si la perte d’autonomie a pu être une condition nécessaire à la subsomption du travail vivant sous le Capital en sapant peu à peu les conditions de cette autonomie dans la vie communautaire, elle se trouve être aujourd’hui aussi tout à fait adaptée dans la période post-industrielle qui est la nôtre à une nouvelle re-considération de chaque individu selon son « état social » ou ses tendances, goûts, pseudo-identités de groupes (objets d’une catégorisation superficiel et/ou artificiel mais répondant à une atomisation des membres de la société et parallèlement une mise en réseaux de ces pseudo-catégories sociales via la diffusion du pouvoir de l’État dans le corps social), en tant qu’élément de base d’une capitalisation de la société entière (et selon les besoins de « fictivisation » du capital qui ne trouve plus dans la production de sur-valeur de quoi s’auto-valoriser). La « liberté » individuelle sans autonomie devient l’arme d’une capitalisation de l’ensemble de la vie, de la totalité de l’espace et du temps consacré à nos évolutions dans ce monde et nos relations aux autres où tout devient la proie d’un auto-investissement (s’investir…) pour l’accroissement des aptitudes capitalisables (…afin de devenir ou demeurer employable ou utile dans les sphères réduites qui deviennent celles de communautés virtuelles d’intérêts).

Quelle liberté ?

Comme il a été mentionné au début de ce texte, la déclaration communément employée afin de définir le concept de liberté dans la société capitaliste est que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », petite phrase assassine bien ancrée dans la tête de tous les petits sujets (dans les deux sens) aux identités factices bien rivée que cette société a fait, ou veut faire de nous tous. Par cette déclaration au caractère axiomatique, et ce qu’elle porte en elle comme déduction profonde de notre soumission au capitalisme et à ses « valeurs », la « liberté » est devenue un concept quantitatif signifiant une détermination extérieure de restrictions calculable au moyen d’une quantité de droits acquis, de limites propres à un système de ruptures de chacun par rapport au flux social qui mesurent un niveau atteint dans l’échelle idéale d’une « autonomie » gagnée. Revendiquer, le plus souvent bien sûr par des moyens « politiques » et syndicaux institutionnels, plus de droits ou l’extension du Droit, est une façon inconsciente d’avaliser, en se soumettant à une médiation structurée par le marché, un système au sein duquel la « liberté » ne signifie plus que l’espace à l’intérieur duquel l’individu peut se mouvoir tout en restant « immobile » et impuissant ; ce qui signifie ne plus avoir prise sur le flux social, et donc ôter la possibilité de lui donner un sens que son action saurait lui imprimer, son action combinée avec celle des autres, puisque les « autres » deviennent des concurrents, parfois associés.

La véritable liberté, liée à une pensée retrouvée et enracinée, une pensée constituante de l’être mouvant mais situé, ne saurait s’exprimer dans un cloisonnement déterminé par des impératifs, économiques et pseudo-politiques. Une réelle liberté s’associe avec l’idée d’autonomie, même si cette dernière, sous sa forme matérielle, peut exister sans la première. L’autonomie est une condition de la liberté, non l’inverse, et la liberté en retour, peut permettre d’accroître l’autonomie. La liberté est cette possibilité de réaliser avec les personnes dont on se sent lié par un destin commun, des actions visant à permettre l’auto-réalisation de chacun, ce qui pose comme condition primordiale l’assouvissement des besoins élémentaires individuels et collectifs. L’acte auto-réalisateur ainsi promulgué par l’idée du Bien commun en partage peut alors être à même de donner un sens à l’existence au sein d’un flux social qui porte l’humain vers un re-positionnement perpétuel vis-à-vis de la vie : l’anti-thèse du statisme prôné par un individualisme « libéré » de la société capitaliste. La liberté de chacun d’entre nous peut alors s’étendre lorsqu’elle rencontre celle de l’autre. Il n’y a plus alors de limitations en une pseudo-autarcie aliénante mais un moyen d’accéder à toujours plus d’autonomie et d’auto-réalisation de sa vie. Nous pourrions parler de mutualité, la liberté des uns enrichissant celle des autres au travers des œuvres communautaires.

La liberté peut aujourd’hui s’imager telle une fleur qui pousse et s’épanouit dans les failles crées par nos actes d’insubordination contre un système dominant destructeur de vie. Elle se montre en exemple dans l’agir expérimental et la résistance en réaction contre la dynamique morbide du capitalisme, et en actions dans ce que la vie peut produire de plus intense pour son auto-réalisation. La liberté est tout d’abord un cri de révolte, et ce cri a d’autant plus de force qu’il est poussé de l’intérieur du système dominant, de la réalité vécue du monde libéral capitaliste, un cri de réaction à ce que l’on comprend, un cri qui force à vouloir se rapprocher des autres dans un désir de révolution « conservatrice », celle-ci se comprenant dans une absolue nécessité de relier le devenir des êtres à ce qui les a fait être tel qu’ils sont déjà, donnés comme tels dans la singularité de leurs appartenances identitaires. C’est une volonté de remise en mouvement. La liberté engage à ce titre comme un besoin, une nécessité vitale, l’expérimentation de relations humaines renoués aux seins de collectifs, coopératives, communautés originelles ou professionnelles, ou simples groupements éphémères de personnes aspirants à briser l’isolement de ce qui se pare des habits de liberté mais qui n’est qu’un carcan détruisant petit à petit notre sociabilité, notre humanité. La liberté c’est aussi l’assomption de la conflictualité dans les rapports entre les individus.

Les conditions de l’autonomie et de la liberté

Le désir de liberté pousse vers le désir d’autonomie, vers le désir de s’émanciper d’un système qui nous cloisonne dans des rôles de serviteurs d’une méga-machine planétaire hyper-productrice, mais surtout destructrice de nos aptitudes à aller vers l’autre afin que puisse s’élaborer un monde vraiment humain, sans désir de perfection ni d’utopies (la plus grande et la plus néfaste des utopie n’est-elle pas celle portée par l’idéologie libérale ?), sans prétention d’étouffer la conflictualité sous la masse d’un idéalisme inhibant. La liberté et l’autonomie, nous pouvons les concevoir et les expérimenter de différentes manières, de nos alternatives à la consommation (surtout en grandes surfaces) à la réappropriation de nos identités, originelles et professionnelle par exemple, dans des enjeux qui dépasserons de toute manière nos existences actuelles aliénées aux rêves de la consommation et de la « réussite sociale ». Pour, donc, qu’elles aient un sens politique et social, il faut que ces concepts, ayant repris tout leur sens originel, restent en phase avec la réalité qui est la nôtre dans le non-monde capitaliste (même si une autre réalité doit d’ors et déjà se concevoir, voire se construire peu à peu, au sein même de nos pratiques et rapports sociaux alternatifs aux système dominant). Trop souvent, l’autonomie est vue comme un principe d’autarcie réelle, d’indépendance supposée totale vis à vis du système dominant, au risque de ne se focaliser que sur les aspects techniques et écologiques de l’aventure et donc de se couper du terreau fertile des luttes sociales qui représentent en permanence et en évolution le ferment de théories et pratiques plus radicales encore (en ayant tendance à s’approcher des causes profondes de notre aliénation au Capital). La question est toujours de savoir jusqu’où peut-on « s’arranger » de ce système sans que celui-ci ne puisse représenter un risque soudain de récupérer d’une façon ou d’une autre (par le biais des élections représentatives par exemple) ce qui a pu être construit en tant que base de résistance et d’expérimentations sociales. L’enjeu est bel et bien de nourrir nos théories et pratiques des désirs réactifs de vie et de socialité que le non-monde capitaliste adonné à l’idéologie libérale-libertaire génère en son sein du fait des sentiments ô combien justifiés d’injustices et de dégoût qu’il engendre vis-à-vis d’un idéal toujours néanmoins présent, enfoui, dans la réalité humaine, « populaire », et arrimé à l’idée impérieuse de Bien commun, de Common decency (G. Orwell).

L’idée est que nous devons former société (11). L’autonomie et la liberté que nous devons cultiver, faire croître, dans nos luttes, nos pratiques, nos théories comme autant d’îlots d’élaborations de relations humaines en rupture avec l’ordre dominant, doivent être conquises par les moyens qui nous semblent adéquates, y compris si cela passe par la conquête de nouveaux droits à l’intérieur même du non-monde capitaliste. Mais attention, la « conquête » ou l’extension de droits ne devrait, dans une logique de rupture, ne représenter que des actes conscients de pousser ceux-ci jusque dans d’insolubles contradiction desquels puissent jaillir la vraie nature du Droit moderne, à savoir de nous enfermer dans un cadre juridique en adéquation avec les besoins de la domination du Capital. Il s’agirait donc de pousser une certaine « logique » jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’elle n’ose prétendre ouvertement : l’ « autonomie » est l’aliénation, la « liberté » est la captivité. L’autonomie est aujourd’hui à ce prix qu’elle doit probablement se nourrir d’un état de dépendance négative et de luttes radicales (descendre à la racine même des choses, à ce qui les constitue comme telles) contre les dominations illégitimes parce que basées sur un égalitarisme qui n’est que tromperie et, par extension, rêverie idéaliste. Nous devrons réintroduire dans nos vies une verticalité que les faux princes qui nous gouvernent n’ont fait qu’exclure de nos sociétés occidentalisées en partageant équitablement des rêves à tous, et des bienfaits qu’à certains.

Yohann Sparfell

  1. Le fait d’évoquer la notion de choix ici est ambivalent puisqu’il serait plus juste de concevoir que c’est l’ensemble de l’humanité et des classes sociales qui sont pris au piège d’accompagner la nécessité pour le capital de son auto-accroissement sans fin et de ce qu’il en découle, la folie selon Marx, malgré d’évidentes différences de conséquences pour les uns ou pour les autres. Il s’est néanmoins formé une classe opportuniste, la « classe bobo », avatar de la classe bourgeoise du capitalisme industriel, qui pousse la logique de prédation et de destruction pour son avantage matériel ainsi que, afin de poursuivre la fictivisation du capital, la dynamique de connexions des entités individuelles et collectives atomisés vers une société diffuse et hyper-contrôlée.
  2. Karl Marx in «Fragment de la version primitive de la contribution à la critique de l’économie politique » 1858 cité dans Antoine Artous « Marx, l’Etat et la politique » Syllepse 1999
  3. Jean-Marie Vincent in préface à « Marx, l’Etat et la politique » A Artous, Syllepse, 1999
  4. Bertrand Louard in « ITER ou la fabrique d’Absolu », article de Notes & Morceaux choisis n°8 – automne 2008
  5. Bertrand Louard
  6. Le travail est ici considéré comme activité spécifique de production à la société capitaliste et non comme catégorie trans-historique supposée sous la domination du Capital. L’industrie est également considéré comme la résultante moderne du processus d’accumulation capitaliste et ne saurait être considéré donc logiquement comme étant une forme possible de production à l’intérieur d’une société post-capitaliste. Voir à ce sujet : « Temps, travail et domination sociale » de Moishe Postone édition Mille et une Nuit. D’autre part, il faut ici préciser que l’industrie n’apparaît plus désormais comme l’élément primordial de la valorisation capitaliste, celle-ci se trouvant supplantée par des formes plus diffuses correspondant plus exactement à une valorisation fictive du capital. Ces dernières ont engendré un dé-centrage du travail dans la dynamique du capital sans pour autant pouvoir le supprimer totalement.
  7. Voir l’article « Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant » par M Amiech et J. Mattern in Notes et Morceaux Choisis n°8
  8. Florence Weber « Le travail à côté. Etude d’ethnographie ouvrière » dont une critique a été édité dans « Sortir de l’économie » n°3 (http://sortirdeleconomie.ouvaton.org)
  9. « Une lutte qui n’agit pas contre l’identification en tant que telle se mêle facilement aux schémas changeants de la domination capitaliste. Ainsi, la force et la répercussion du mouvement zapatiste ne proviennent pas du fait qu’il s’agit d’un mouvement indigène, mais du fait qu’il va plus que cela pour se présenter comme un mouvement qui lutte pour l’humanité, pour un monde de mondes diverses. » J. Holloway in  « Changer le monde sans prendre le pouvoir » édition Syllepse p152
  10. B. Louard dans sa brochure « L’autonomie du vivant – un nouveau paradigme pour la vie sur Terre » Présentation d’un projet d’ouvrage pour l’année 2009.
  11. « …Traditionnellement, le domaine « social » a été opposé au domaine « communautaire » comme dans la célèbre distinction de Tönnies entre société et communauté, Geselleschaft et Gemein schaft. Cette apparente contradiction interne peut cependant conduire vers une vérité plus profonde. Une écologie sociale est un projet visant à reconquérir les dimensions communautaires du social, et il est donc pertinent qu’elle cherche à récupérer l’héritage linguistique collectif du terme lui-même. « Social » est dérivé de socius, ou compagnon. Une société est donc un ensemble de relations entre compagnons – en un sens, elle est elle-même une demeure, à l’intérieur de la demeure terrestre. » John Clark in « Une écologie sociale » (http://kropot.free.fr/Clark-Ecologiesociale.htm). Il est donc important de considérer ce que l’on range sous le terme de « société ».

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