Anatomie de Monsieur Moyen

 

En 2006, notre collaborateur Saint Martin faisait le portrait de Monsieur Moyen. Aujourd’hui, Emmanuel Macron est un président à son image… 

Dans l’univers dissident radical, il est un être auquel personne ne pense, alors que pourtant tout dépend de lui : Monsieur Moyen, cette espèce de mammifère apolitique et opportuniste dont nous croisons chaque jour plusieurs centaines de représentants. Constat délicat, la majorité colossale de la littérature politique dissidente s’adresse avant tout aux convaincus. Elle existe pour raffermir leur volonté de se battre, pour structurer leur Weltanschaung politique et philosophique, pour scandaliser l’Ennemi – trop rarement pour mieux le comprendre… Mais elle manque encore et toujours un lecteur de choix, Monsieur Moyen. Pour une raison simple : cette littérature vise à recruter des combattants, pas à sensibiliser une opinion attentiste. Le but des structures qui l’élaborent est toujours de faire grossir les rangs de leurs adhérents, comme si nous étions encore à l’ère des partis de masse. Résultat : le public ne peut être que pour ou contre, « on my side or in my way ». Une attitude pas sans noblesse ni virilité, mais totalement improductive parce qu’elle ignore trois faits centraux :

  • Monsieur Moyen constitue la majorité de notre entourage ; on peut mépriser son esprit moutonnier, mais pas ses effectifs. Aucune Révolution n’aura lieu s’il s’y oppose, même passivement. Faire comme si la masse apolitique n’existait pas, ou parier qu’elle nous suivra quand nous serons assez nombreux, est une attitude encore plus idiote qu’irréaliste.

  • Monsieur Moyen ne veut pas être de notre côté, parce qu’il ne veut pas d’ennuis avec la police ; l’inciter à l’action revient à pisser dans un alto. Sa sécurité immédiate lui importe plus que le bien-être à long terme de sa communauté. Et puis, allez lui expliquer que des groupuscules inconnus ont une chance de réussir là où de puissants partis légalistes ont systématiquement échoué !

  • Monsieur Moyen ne veut pas être dans notre chemin, parce qu’il a assez d’emmerdements comme çà ; tout ce qui est « extrême » le dérange, surtout quand la presse en dit du mal. Or nous avons vu dans notre précédent article l’opinion qu’elle propage de nous autres. Monsieur Moyen la lit distraitement, sans trop lui faire confiance, mais il se méfie des gens qui ne bandent pas en pensant au parlementarisme : ce genre d’impuissance-là, çà fait mauvais genre.

Tout slogan, tract, affiche, brochure ou discours qui le prend à parti, qui exige qu’il prenne position, le fait automatiquement fuir. Il courra encore plus vite si on essaie, comme c’est trop souvent le cas, de lui faire peur : que ce soit « l’invasion islamiste », le retour de la « Peste Brune », le « complot sioniste », « l’impérialisme yankee » ou le rouleau compresseur du « néolibéralisme » – à chaque église son Satan – toutes ces abstractions ne l’effraient pas parce qu’il n’y croit pas. Il n’y croit pas parce que la télé n’en parle pas, parce que ceux qui en parlent ont un comportement étrange, et parce que ni lui ni ses proches ne souffrent directement des horreurs que les militants de telle ou telle Cause agitent sous son nez. Il peut alors se retrancher derrière un jugement simple et solide, à savoir que tout cela ne concerne que les allumés d’un club fermé. Un club auquel il n’adhère pas, parce que son rythme de vie ne lui en laisse ni le temps, ni l’énergie, et parce que ces clubs, malgré leurs hautes aspirations, ne l’aident en rien à améliorer sa vie quotidienne. En général, ils ne peuvent que lui révéler certaines vérités qui provoquent en lui une haine inexprimable, qui mène tôt ou tard à l’exclusion sociale.

Il se trouve que Monsieur Moyen ne veut pas de nos certitudes et n’aime pas trop qu’on bouscule les siennes. En fait, il ne veut pas de certitudes du tout : quand il affirme qu’il « n’a pas d’opinion », ce n’est pas un aveu d’ignorance, pas même d’indifférence. Le flou idéologique et politique ne provoque pas chez lui les mêmes angoisses que chez l’activiste convaincu – au contraire, il est la condition première de son confort moral. Monsieur Moyen  veut rester un spectateur, pas un acteur. Mais ce n’est pas exactement de sa faute.

Si Monsieur Moyen est devenu si apolitique, c’est parce que l’essence même de la politique, en démocratie libérale, est d’être un spectacle que l’on consomme passivement, de l’extérieur, assis dans un fauteuil. Bien sûr on a le droit de noter bien ou mal les artistes, mais pas de les renvoyer en coulisses. Les défilés et les actions symboliques ne sont que des passe-temps pendant l’entracte, qui entraînent parfois des réactions « spectaculaires » (voir la fausse reculade gouvernementale concernant le CPE), mais qui ne changent strictement rien aux rapports de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. Potentiel révolutionnaire : zéro.

Si Monsieur Moyen est devenu si aigri, c’est parce qu’il est écoeuré de voir toujours le même film et les mêmes acteurs. A chaque fois, la bande-annonce lui en promet pour son argent, avec des effets spéciaux incroyables et une chute à couper le souffle. Et systématiquement, il est déçu, parce que l’intrigue est nulle, les acteurs affligeants et le dénouement évident dès les premières minutes. Quant à ceux qui dénoncent tout ce cirque, Monsieur Moyen ne les voit jamais rien accomplir de concret, les rares fois où ils sortent de leurs caves. Pourquoi leur accorderait-il une seule minute d’attention ? Il les perçoit, eux comme leurs ennemis, comme des vendeurs de rêves à la fois hors de prix (trop d’engagement pour trop peu de résultats) et hors d’atteinte (la Révolution n’est pas pour demain et Monsieur Moyen n’est pas patient).

Dans cette situation, aucun activisme dissident dans sa conception actuelle n’a la moindre chance de l’atteindre, de le faire cogiter, encore moins de le mobiliser. Il assiste à la bastringue politique comme à un match de catch : il n’y croit absolument pas mais il lui arrive de s’investir émotionnellement, soutenant tel ou tel adversaire, le temps de se payer un bon défoulement. Puis le papillon électeur redevient la larve citoyenne originelle, et rentre au clapier pour ne pas louper le début du Mondial. Monsieur Moyen n’a pas atteint nos pics de saturation, parce qu’il a le « cuir social » plus épais que nous. Son rapport à son entourage social n’est pas aussi impératif que le nôtre, parce que l’atmosphère d’anomie générale où il baigne chaque jour l’a désensibilisé. Quant aux valeurs qu’on lui inculque dans le monde professionnel, elles sont à l’antipode de toute action collective et de tout anticonformisme.

Que peut faire le dissident radical face à cette apathie ? La clé de tout est peut-être de ne pas agir dans l’idée de fourguer une carte d’adhérent, mais pour proposer une vue alternative de l’actualité, en laissant toujours l’interlocuteur libre de la refuser. Ce n’est pas en martelant une idée toute une soirée que l’on convainc de sa justesse, mais en y restant fidèle malgré le temps qui passe. Dans un monde où rien ne dure, la cohérence durable d’un idéal peut forcer des respects inattendus, surtout quand on ne quémande pas l’approbation d’autrui pour se fixer une ligne.

Enfin, une autre piste fondamentale est la capacité de faire preuve d’humour et de détachement, même face à ce qui nous paraît le plus sacré – ou le plus obscène. Trop de militants, croyant exposer calmement leurs idées, ne font qu’exprimer leurs phobies personnelles et leur colère mal contenue, choses qui écartent d’eux leurs semblables. La justesse de nos vues doit avant tout rejaillir sur le comportement quotidien, sur la force manifeste que nous y puisons pour survivre dans un monde déshumanisé, où le bonheur s’achète en leasing. Notre signe de ralliement est moins un poing levé qu’un immense éclat de rire face aux faux dieux et aux fausses valeurs que l’Occident décadent prétend nous faire adorer. A chacun d’entre nous de rendre ce rire contagieux, pour qu’il secoue les fondations délabrées de la Pax Americana.

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